La pandémie du COVID 19 et la guerre russo-ukrainienne ont ramené la question de la souveraineté économique, alimentaire en particulier, au-devant de la scène, d’où le focus de notre chronique sur la priorité à accorder à l’agriculture. Ces chocs économiques liés aux perspectives à moyen terme du développement de la démographie mondiale ont induit des tensions sur le commerce des produits alimentaires et entraîné des comportements de repli économique des Etats producteurs. Nos pays étant essentiellement importateur net de produits alimentaires, la question de la souveraineté économique pour assurer notre sécurité alimentaire se pose avec acuité. Nos Etats étant réputés non viables économiquement du fait de la taille de leurs marchés, il devient urgent de réduire drastiquement notre dépendance au commerce mondial dont l’évolution est devenue erratique ces deux dernières années, et aussi de définir une zone de repli confortable parce que naturelle. Une zone dans laquelle la libre circulation existe déjà ainsi que des liens séculaires basés sur l’histoire et la géographie. C’est le cas des pays partageant le fleuve Sénégal.
L’histoire du Sénégal, de la Guinée, du Mali et de la Mauritanie est totalement imbriquée. Les échanges économiques, sociaux, culturels de ces pays induisent la libre circulation des hommes dans l’espace géographique commun. D’ailleurs, à l’aube des indépendances, la volonté de vivre dans un même Etat était l’idée la mieux partagée en Afrique. Dans cet esprit le Soudan français (actuel Mali), le Sénégal, le Dahomey (actuel Bénin) la Haute Volta (actuel Burkina) avaient choisi de créer ensemble un Etat fédéral sous la pression de la jeunesse africaine mobilisée dans Parti du Regroupement africain (PRA) qui réclamait à la France du général de Gaulle, l’indépendance totale et immédiate en 1958. Le 14 janvier 1959, la Fédération du Mali est créée entre le Sénégal, la République soudanaise (actuel Mali), la HauteVolta (actuel Burkina Faso) et du Dahomey (actuel Bénin) avec l’assentiment de la France qui en fit de même avec les pays désireux de rester dans la communauté française dans le Conseil de l’Entente et non par voie fédérale. Modibo Keita est nommé président de la Fédération et Mamadou Dia en devient le vice-président. L’indépendance de l’ensemble est formellement reconnue par la France en avril 1960. La Fédération éclatera trois mois après (le 20 août) du fait de conflits sur des considérations d’équilibre de pouvoirs et d’orientation politique.
Ainsi cette union fédérale avait résulté d’une forte aspiration de la jeunesse africaine combinée à la volonté politique de leaders comme Modibo Keita, Lamine Guèye, Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia de s’opposer à l’émiettement de l’Afrique francophone, en allant ensemble à l’indépendance pour éviter la « balkanisation » de l’Afrique de l’Ouest. Ce bref rappel historique pour faire savoir aux « non-informés » que les unions politiques à l’échelle des nations ont eu le temps de voir le jour en Afrique, mais se sont finalement heurtées à la courte vue de certains leaders politiques de l’époque soucieux d’agir avec tous les pouvoirs et, par conséquent, peu enclins à des abandons de souveraineté pour la viabilité économique du continent africain. Plus de 60 ans après, il est loisible constater que l’option pour la forme de balkanisation choisie par les dirigeants politiques de l’époque est le principal frein à l’émergence de l’Afrique en tant que puissance économique forte. Une Afrique aujourd’hui handicapée par son éclatement en micro-Etats dont les marchés intérieurs n’atteignent pas les « taille critique » exigées par l’insertion gagnante dans le commerce mondial. Les organisations économiques et monétaires sous-régionales créées par la suite pour reconfigurer et réorganiser les espaces communs se heurtent au même déficit de volonté politique des Etats.
Les résultats sont édifiants puisque le commerce intra-CEDEAO ne représente qu’environ 15 % des exportations vers les pays membres et 5 % à l’importation depuis les pays membres. La création d’ensembles politiques comme l’OUA en 1963, devenue UA, ou d’autres à caractère plus économiques comme la CEDEAO en 1975, l’UMOA en 1962 et l’UEMOA en 1994 a échoué à accorder aux pays concernés une part consistante dans le commerce mondial, source principale d’accroissement de la richesse des nations. Les pays africains continuent de commercer davantage avec l’extérieur qu’entre eux, selon les conclusions d’un rapport d’évaluation de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA) sur les progrès réalisés en matière d’intégration régionale dans le contexte de la pandémie de COVID-19. Le même rapport indique qu’en 2018, l’Afrique ne représentait que 2,6 % du commerce mondial.
La situation économique mondiale actuelle combinée à la croissance démographique galopante dans le continent (2 milliards d’Africains, jeunes en grande majorité, en 2050) impose un radical changement d’approche du développement. Pour bénéficier d’économies d’échelle et de maximisation de l’efficacité économique, une nouvelle approche de l’intégration économique doit être mise en œuvre.
Privilégier l’approche par cercles concentriques dans la recherche de la taille critique de l’espace économique en mettant en avant le développement agricole souverain
Selon la Banque Mondiale, le PIB du Sénégal se serait élevé en 2020 à 24,9 milliards de dollars en termes courants, soit 15.525 milliards de FCFA (1 dollar= 623, 50 FCFA) pour un marché de près de 17 millions d’habitants. Le PIB du Nigeria en 2020 était de l’ordre de 432,3 milliards USD (2020), soit 269.539 milliards de fcfa, pour un marché de près de 210 millions d’habitants. Au vu de ce qui précède, la richesse annuelle créée au Nigéria fait 17 fois celle créée au Sénégal. Si l’on sait que le Nigéria fait partie avec l’Afrique du Sud, l’Egypte et les pays du Maghreb des « 2 % » du commerce mondial évoqué supra, il est facile d’imaginer la place du Sénégal dans ce commerce mondial là. La taille économique de notre pays ne l’autorise pas, à notre sens, à aller à la poursuite de l’émergence économique en solo.
L’émergence de l’Afrique se fera en commun ou ne se fera pas.
Ne pouvant l’inscrire dans un agenda à court terme, il convient de définir des zones de développement en commun, en privilégiant les zones de confort partagées avec des pays ayant, au moins, l’histoire et la géographie en commun. L’une des success stories économiques du Sénégal en matière de partenariat économique est celle de l’Organisation pour la Mise en Valeur du Fleuve Sénégal (OMVS).
Cet organisme bâti autour du fleuve Sénégal couvre un bassin d’une superficie de 300 000km2 qui se répartit sur les 4 États membres, à savoir le Sénégal, le Mali, la Mauritanie et la Guinée. La population totale de ces pays est estimée à près de 53 millions d’habitants, dont environ 8,5 millions (soit à peu près 16 % de la population globale) vivent dans le bassin. Des activités économiques d’importance sont menées dans cet espace. Il y a peu, le commerce de détail dans notre pays était entre les mains du secteur privé mauritanien ; le secteur privé guinéen est présent dans divers secteurs économiques au Sénégal, comme l’alimentation, la confection, la téléphonie, le commerce de détail. Le Sénégal sert d’arrière-pays au Mali, au point d’être sévèrement frappé par les répercussions des sanctions économiques de la CEDEAO contre ce pays.
Enfin les commerçants sénégalais sont partout dans ces pays, contribuant grandement au développement du transport, de la maroquinerie et de la confection au Sénégal. Au niveau du bassin du fleuve Sénégal, l’agriculture et l’élevage constituent les principales activités économiques. L’agriculture irriguée est pratiquée sous différentes formes (grands périmètres, petits périmètres d’irrigation privée et exploitations familiales). Le bassin est riche en ressources minières diverses : phosphates (dans la vallée), or, fer, manganèse et bauxite dans le haut bassin. Le potentiel hydroélectrique est estimé à environ 2 000 MW et celui d’irrigation à 375 000 ha. La réalisation des infrastructures hydrauliques et hydroélectriques (Diama et Manantali) permet le développement de l’irrigation et la production d’énergie électrique, ainsi que la navigabilité sur le fleuve Sénégal.
Au plan de l’alimentation en eau potable, le fleuve Sénégal alimente le marigot de la Taouey, lequel, à son tour, alimente le lac de Guiers, principale réserve d’eau douce du Sénégal à la base de l’approvisionnement en eau potable de la région de Dakar via des usines de pompage et de traitement de Ngith et de Keur Momar SARR (I, II, III). Du lac sont également prélevés des volumes importants pour l’agro-industrie (canne à sucre, tomates), le maraîchage, et les petites exploitations agricoles familiales. C’est dire que ce projet est essentiel au développement agricole de notre pays dans un contexte d’insécurité alimentaire mondiale. Le plus fort potentiel de terres irrigables recensé par l’OMVS se trouve au Sénégal (58,5 %, contre 31,5 % pour la Mauritanie, 5 % pour la Guinée et 5 % pour le Mali).
Le défi à relever pour développer l’agriculture dans le bassin du fleuve Sénégal se rapporte à la promotion de ce secteur d’activité auprès du secteur privé, l’appui à la levée de fonds sur les marchés financiers pour la maîtrise de l’eau, l’organisation de l’accès à l’eau, la protection de la ressource, l’organisation des circuits de distribution sur les marchés extérieurs (organisation des filières commerciales), et surtout une forte volonté politique pour le règlement préventif des conflits relatifs à la question foncière. A l’échelle des quatre pays, cela nécessiterait une politique agricole et hydraulique (eaux de surface) commune, la mise en synergie des structures de recherche développement en lien avec l’OMVS, des institutions financières dédiées au développement agricole autour du bassin commun, des centres de formation aux métiers de l’agriculture, la promotion de partenariats entre les petites unités de transformation agroalimentaire etc.
Dans cette perspective, l’OMVS représenterait le cadre de concertation le plus approprié aux fins de jeter les bases de cette politique agricole commune au sens large susceptible de relever le défi de la sécurité alimentaire via l’agriculture familiale, les projets agricoles de la diaspora et l’agrobusiness. Sa mission, rappelons-le, est de « réaliser l’autosuffisance alimentaire pour les populations du bassin et de la sous-région, sécuriser et améliorer les revenus des populations, préserver l’équilibre des écosystèmes dans le bassin, réduire la vulnérabilité des économies des Etats-membres de l’Organisation face aux aléas climatiques et aux facteurs externes et accélérer le développement économique des États-membres ».
Les Etats riverains du fleuve Sénégal gagneraient à mettre à contribution cette organisation, l’OMVS, qui vient d’être primée au 9ème Forum mondial de l’eau de Dakar pour ses actions en faveur de la coopération internationale et de la préservation des ressources en eau.