L’Afrique des idées reçues regorge d’aphorismes auxquels il convient de tordre le cou. Qu’ils soient le produit de libations coloniales ou de dictons apocryphes, aucun ne correspond vraiment à la réalité mais tous ont valeur de sentence auprès de ceux – politiciens, journalistes, « développeurs » – qui, une fois qu’ils les ont énoncés, croient avoir tout expliqué.
Ainsi en va-t-il du célébrissime « Il ne peut y avoir deux crocodiles mâles dans un même marigot », répété ad nauseam pour signifier que, dans la culture africaine, il ne saurait y avoir d’autre pouvoir que le pouvoir d’un seul – et cela depuis la nuit des temps. Problème : rien n’est plus faux. Les sociétés et les royaumes précoloniaux abondaient en contre-pouvoirs, conseils de notables et assemblées consultatives diverses, au point parfois – notamment en Afrique centrale – de friser l’« acéphalie ».
Ce n’est donc pas à une pseudo-tradition mais au Blanc, au colon, que l’on doit l’autonomisation de la figure du « chef africain », maillon essentiel de l’administration coloniale pour lever les impôts, imposer le travail forcé et recruter les tirailleurs. Ce dicton des deux crocodiles qu’affectionnait tant Jacques Chirac n’a rien à voir avec les profondeurs de la culture africaine, même si nombre d’autocrates du continent se sont plu à le faire croire – pour d’évidentes raisons – à leurs visiteurs étrangers.
Autre pseudo-proverbe immédiatement dégainé dès qu’est abordé le sujet brûlant de la corruption : « La chèvre broute là où elle est attachée. » En d’autres termes : du petit flic « mange mille » au président dilapidateur en passant par le ministre glouton, chacun rançonne, gaspille ou détourne en fonction de ses possibilités. Plus la corde est longue, plus le pâturage est abondant.
Sorcellerie
Là aussi, attention à l’effet de loupe : beaucoup de ceux qui protestent contre ce phénomène, hurlent à l’État voleur et dénoncent les larcins de cette espèce très commune de ruminant ne reprochent pas en réalité à la chèvre de brouter, mais de brouter seule. Ce sont la voracité solitaire et le déficit de redistribution qui sont ici fustigés, jusqu’au sein des familles. En Afrique centrale, dans les deux Congos, la quasi-totalité des dénonciations pour faits de corruption ou d’enrichissement illicite proviennent de proches parents, comme si voir l’un des siens « réussir » et progresser seul vers la table du banquet était insupportable.
Idée reçue encore que celle – très politiquement correcte – qui consiste à faire croire que le tribalisme est une vieille lune éteinte par les slogans sur l’État, la nation et l’entrée dans la mondialisation. La réalité est différente : se tenir à l’abri des miasmes de l’autochtonie, de l’exclusivisme religieux ou de la stigmatisation des « castés » – encore très présente dans l’univers social et politique d’Afrique de l’Ouest – est d’autant plus difficile que beaucoup de pouvoirs en place reposent toujours sur une asymétrie ethnique. Le tribalisme, tout comme le rôle joué par le monde de l’invisible et de la sorcellerie, relève du tabou, et le fait d’exposer ce dessous des cartes vaut à ceux qui s’y aventurent bien des procès en impureté idéologique.
Et pourtant, ce produit des politiques identitaires pratiquées par les puissances coloniales demeure une clé essentielle. Comment comprendre, par exemple, les enjeux des élections générales d’août prochain en Angola sans tenir compte du clivage à la fois social et racialisé hérité des Portugais entre élites côtières et élites de l’hinterland ? Comment expliquer la persistance en Côte d’Ivoire du sentiment d’ivoirité porté simultanément par Henri Konan Bédié et Laurent Gbagbo sans faire référence aux années 1930, quand apparurent les premières associations nationalistes et xénophobes en réaction aux migrations venues du Nord induites par la colonisation ?