Cette année, les célébrations de la victoire dans la Seconde guerre mondiale sont assombries par le sang et la souffrance sur le territoire de l’Ukraine et la destruction des villes ukrainiennes.
Les spectres de la nouvelle guerre agressive et néocoloniale de l’empire russe, avide de plus de territoires, projettent leurs ombres sombres sur ces jours, qui sont habituellement liés à la célébration de la paix.
L’agression russe, illégale et non provoquée, contre son petit et démocratique voisin devrait nous faire réfléchir à la manière dont la mémoire peut être violée au nom des politiques néo-impériales.
L’événement traditionnel sur la Place Rouge à Moscou a progressivement changé son objectif initial. Il était censé être l’humble expression de la gratitude et du souvenir des héros soviétiques de nombreuses nations, dont les Russes et les Ukrainiens, mais il s’est transformé en exhibition propagandiste organisée par l’Etat, et en démonstration de sa puissance.
Ces dernières années, des menaces accompagnaient généralement les discours, mais cette année, les menaces se sont matérialisées en une véritable guerre. L’héroïsme des victimes de la Seconde guerre mondiale a été exploité pour justifier la mainmise d’un régime autoritaire impitoyable et ses rêves expansifs de reconquête coloniale.
L’expérience tchécoslovaque de la Seconde guerre mondiale avec un voisin puissant (l’Allemagne nazie totalitaire), qui a envahi un petit pays voisin sous le prétexte de «libérer» la population germanophone, a été la préface d’une guerre bien plus grande -car cette «libération» se poursuivait sans être arrêtée. Il ne faudrait pas oublier cette leçon apprise.
La Tchécoslovaquie a connu une autre fausse «libération» en 1968, lorsqu’une armée d’invasion de près d’un demi-million de soldats a exécuté l’ordre de Moscou et tué les espoirs et promesses de liberté du Printemps de Prague. L’occupation soviétique ultérieure a transformé un pays fier et indépendant, en une colonie soviétique brisée à laquelle l’Europe a été kidnappée -comme Milan Kundera l’a rappelé au monde dans son essai brillant1.
Dans d’autres parties de la planète, les années 60 ont été plus chanceuses et apporté de grands mouvements de décolonisation. Les empires ont été ébranlés et de nombreuses nations de différents continents ont pu goûter à la liberté. Les anciens satellites soviétiques, comme la Tchécoslovaquie ainsi que les nations maintenues au sein de l’empire russe, puis soviétique, ont dû attendre encore trente ans pour connaître la même satisfaction. Mais avec la fin de la Guerre froide, ils ont également savouré leur moment de joie. C’est à cela que ressemblait une véritable libération.
La victoire dans la Seconde guerre mondiale, ainsi que le processus de décolonisation et la fin de la guerre froide ont été les plus grands bonds de l’humanité vers la liberté du 21e siècle. Son avènement a fait naître l’espoir que les «moments de Munich», où un petit Etat devenait la victime d’un plus grand voisin, et les «doctrines Brejnev» de souveraineté limitée ne se répéteraient plus.
La guerre, que choisit Poutine, est en train de voler la paix et la vie à des millions d’Ukrainiens, mais elle finira par nous hanter tous. La société russe en subira également les conséquences. Les cadavres de soldats retournant à leurs mères et à leurs épouses, dans des sacs, ouvrent un autre chapitre tragique de l’histoire compliquée de la Russie. L’économie russe se réduira au niveau des années 90 et toute la croissance économique et la prospérité des 30 dernières années seront effacées. La Russie finira comme un pays pauvre et isolé. La guerre de Poutine n’est pas dans l’intérêt de la Russie.
La transformation du gaz et du pétrole en armes de guerre a un impact négatif sur de nombreuses économies en Europe et ailleurs. L’Armée russe, visant l’infrastructure de stockage des céréales, et le blocus russe des ports et autres voies d’exportation peuvent provoquer la faim d’autres millions de citoyens dans de nombreux pays d’Afrique et du Moyen-Orient.
Les donateurs traditionnels de l’Ue et des Etats-Unis verront leurs économies affaiblies et leur capacité à fournir une aide robuste au développement aux pays plus pauvres/en développement sera considérablement réduite. Ils devront entreprendre un gigantesque effort de reconstruction en Ukraine. Ces ressources manqueront ailleurs.
Personne dans le monde n’avait besoin de cette guerre, mais le Mal ne parviendra pas à l’emporter. Nous devons tous refuser les fantômes des âges coloniaux, les fantômes du néo-impérialisme, nous ne pouvons pas permettre que l’ordre international, fondé sur des règles, soit détruit et remplacé par la division de la carte politique en sphères d’influence, fondée sur le pouvoir. L’agression illégale ne peut être tolérée et toutes les personnes éprises de paix devraient s’unir pour envoyer le signal anti-guerre. Rejetons les analogies orwelliennes où la vérité est un mensonge et où la guerre est appelée «libération».
Soutenons l’Ukraine et espérons que l’année prochaine, les célébrations de la fin de la Seconde guerre mondiale reviendront à ce qu’elles devraient être – le souvenir des victimes et héros tombés au combat et la promesse de paix.
1- UN OCCIDENT KIDNAPPÉ ou la tragédie de l’Europe centrale“ de Milan Kundera (Gallimard, « Le Débat ». 1983/5 n° 27, pages 3 à 23)