Dans une tribune publiée dans Jeune Afrique il y a quelques mois, le professeur Alzouma Gado, anthropologue et universitaire, tente de démontrer, chiffres à l’appui, que la croissance démographique extrêmement rapide du Niger, loin d’être un frein ou un handicap à son développement économique, est en réalité la meilleure chose qui puisse lui arriver. En effet, grâce à elle – ou malgré elle – on scolariserait plus, on vivrait plus longtemps et on serait aussi moins pauvre.
Des atouts à célébrer ?
Trois indicateurs sont mobilisés pour accréditer cette thèse. Ainsi, le taux de fertilité de plus de sept enfants par femme en âge de procréer et le taux de croissance annuel de la population de près de 4%, ne sont pas des contraintes à desserrer, mais des atouts à célébrer. L’auteur évite soigneusement de retenir le moindre indicateur de développement économique, comme le classique revenu par tête ou des données plus modernes – consommation d’énergie et émission de gaz à effet de serre par habitant, taux de connexion à internet, etc.
Il est pourtant très important, lorsque l’on parle de développement, de se choisir une définition, tant la question est controversée. Retenons donc une définition large, celle qu’Amartya Sen donne du développement humain, qui a inspiré le Pnud pour la construction de l’Indice de développement humain (IDH). Le développement est « un processus d’élargissement des choix des individus » qui leur permet de mener une vie qu’ils ont de bonnes raisons de vouloir. Cela suppose de disposer d’un minimum d’éducation (faute de quoi les choix pourraient être biaisés par manque d’information), de jouir d’une santé satisfaisante (ce qui permet d’espérer vivre longtemps) et d’un minimum de ressources matérielles (ce qui permet d’avoir un niveau de vie décent). Ce sont des variables saisissant au mieux ces trois notions que l’on combine pour mesurer l’IDH d’un pays.
Cruelle comparaison
L’espérance de vie à la naissance a augmenté significativement au Niger, ce qui serait, selon le Pr Gado, une preuve que la croissance de la population est une bonne nouvelle pour le développement économique du pays. Il ajoute que la mortalité a diminué, ce qui serait une deuxième preuve. En réalité, il n’y a pas là deux arguments mais une double lecture du même phénomène, car l’augmentation de l’espérance de vie à la naissance est juste une autre façon d’exprimer la baisse de la mortalité. Les deux indicateurs reflétant la même chose ne peuvent pas être interprétés comme étant complémentaires, car ils sont plutôt substituables l’un à l’autre. Les présenter comme deux arguments me semble redondant, sans force probante supplémentaire. L’argument est d’autant moins convaincant que le niveau de vie a augmenté davantage là où la croissance de la population a été beaucoup moins rapide que la nôtre.
Reprenons, à deux années près, faute de données pour 1960 et 1961, la comparaison entre la France et le Niger, choisie par l’auteur. En 1962, le revenu national brut par tête d’habitant (RNB/T) était au Niger de 150 dollars alors qu’il s’élevait en France à 1 550 dollars. En 2020, le revenu par tête d’un Français s’élève à 38 500 dollars, tandis que le Nigérien moyen doit se contenter de 550 dollars. En d’autres termes, alors qu’en 1962 le niveau de vie d’un Français est comparable à celui de dix Nigériens, le Français de 2020 à un niveau de vie qui équivaut à celui de 70 Nigériens… La comparaison avec la France est cruelle pour le plaidoyer populationniste du professeur, mais elle n’est pas juste car « les deux pays ne boxent pas dans la même catégorie » : l’un est industrialisé, l’autre en développement.
Le Niger toujours à la traîne
La même comparaison avec des pays qui nous ressemblent est tout aussi édifiante. En 1968, le RNB/T du Sénégal était de 340 dollars, celui du Niger de 160. Le niveau de vie du Nigérien moyen équivalait à 47 % de celui du Sénégalais. En 2020, le Nigérien n’a plus que 38,5 % du niveau de vie du Sénégalais. En 1988, le Nigérien avait un revenu de 330 dollars, ce qui équivalait à 75 % des 400 dollars du Guinéen. Une génération plus tard, en 2020, le Nigérien dispose d’un revenu qui ne vaut plus que 54 % de celui du Guinéen. En 1962, le Nigérien moyen, avec 160 dollars de revenu par tête vivait mieux que le Dahoméen qui n’en avait que 90 ; en 2020, le revenu du Nigérien (550 dollars) ne représente que 43 % de celui du Béninois qui s’élève à 1 280 dollars. Enfin, le Nigeria qui avait en 1970 un RNB/T de 170 dollars lorsque celui du Niger était de 150, affichait en 2020 un RNB/T de 2 000 dollars, soit plus de 3,5 fois celui du Niger.
Ces quatre pays ont en commun d’avoir un taux de croissance de la population inférieur d’au moins un point à celui du Niger (3,8 %) en 2020 avec 2,5 % au Nigeria, 2,7 % au Sénégal et 2,8% au Bénin et en Guinée. À l’exception du Nigeria qui a une espérance de vie à la naissance de 55 ans, les trois autres pays ont une espérance de vie supérieure (Sénégal, 68 ans) ou comparable à celle du Niger (Bénin et Guinée 62 ans, contre 63 ans au Niger). Les quatre pays ont un IDH supérieur à celui du Niger en 2020 (0,4 pour eux contre 0,3 au Niger sur une échelle de 0 a 1). Trois des quatre pays ont un taux de pauvreté nettement inférieur à celui du Niger, avec 7,6 % de pauvres au Sénégal, 19,2 % au Bénin et 23,2 % en Guinée contre 41,4 % au Niger, battu aussi par le Nigeria qui a un taux de pauvreté de 39,1 %.
On ne peut donc pas décemment soutenir que la croissance fulgurante de sa population est une bonne nouvelle pour le développement du Niger : elle ne l’est ni pour la croissance économique, ni pour le développement humain et encore moins pour la réduction de la pauvreté.