«Vers l’Orient compliqué je volais avec des idées simples», avait dit De Gaulle. Grace au bon sens de ma mère, je survole la géopolitique actuelle compliquée avec des idées simples. Ma vieille mère qui n’a jamais été à l’école, m’a fait remarquer que la visite de Macky Sall chez Poutine est une preuve que le monde a changé car m’a-t-elle dit, «d’habitude, ce sont les Blancs qui viennent arbitrer nos conflits mais maintenant c’est nous qui allons séparer les Blancs qui se font la guerre». C’est du bon sens géopolitique qui montre que nous vivons une époque fascinante, comme celle qui précède toujours les grands bouleversements du monde. Nous assistons à la fin de l’hégémonie occidentale du monde.
L’entrée par effraction de l’UA dans la crise ukrainienne est une première car, c’est la première fois qu’il y a un conflit de dimension mondiale et que l’Afrique refuse d’être simplement spectatrice mais quitte le mur des lamentations pour faire entendre sa voix. Cette entrée par effraction de Macky Sall dans la cour des Grands doit marquer la fin d’une certaine forme de stoïcisme diplomatique (souffres et abstiens) qui est devenu une tradition et une règle en Afrique. En Afrique, un proverbe dit «quand deux éléphants se battent, c’est l’herbe qui souffre».
Les deux éléphants sont l’Occident et la Russie et l’Afrique refuse d’être l’herbe qui souffre stoïquement. La déclaration la plus importante de Macky Sall n’est pas l’appel à l’arrêt des hostilités mais d’avoir dit à Poutine que l’Afrique ne demande pas de l’humanitaire mais une garantie pour la liberté du commerce, pour s’approvisionner en blé et en engrais, d’où la nécessité de lever le blocus de ports ukrainiens. C’est l’une rares fois où l’Afrique défend le fameux «trade not aid» si cher aux Américains.
C’est aussi une première. La crise ukrainienne est la preuve que l’UA, qui est la plus grande organisation régionale du monde avec 54 Etats, qui regroupent plus d’un milliard de personnes, peut peser dans la géopolitique mondiale si elle parle d’une seule voix, mais surtout si elle refuse le stoïcisme diplomatique ou se contente d’être un réservoir électoral à l’Onu dans les conflits entre grandes puissances, comme lors du duel entre la France et les Etats-Unis lors de la deuxième guerre d’Irak. Naturellement, le Président russe a profité de la visite du président de l’UA pour essayer de déconstruire la stratégie occidentale du chantage alimentaire dont on l’accuse, mais Macky Sall a aussi profité de cette tribune pour faire entendre la voix du continent, après avoir écouté une semaine auparavant les positions de l’Union européenne.
C’est un syndrome de Fachoda à l’envers. D’ailleurs Poutine ne s’y trompe pas en se réjouissant devant le président de l’Ua que l’Afrique gagne de plus en plus en influence et devient une réalité politique. En attendant une hypothétique réforme du Conseil de sécurité, l’Ua pourrait y être un membre permanent pour représenter le plus d’un milliard d’Africains repartis en 54 Etats. Pendant trop longtemps, l’Afrique a été un terrain de jeu et une terre d’influence des grandes puissances. Pendant la guerre froide, malgré le discours sur le non-alignement, les pays africains étaient alignés sur les deux blocs.
Avec le conflit Occident/Russie, le Sénégal découvre les vertus du non-alignement que j’avais appelé, dans une chronique précédente, le dialogue critique qui nous donne la faculté de parler à tout le monde en refusant le «pavlovisme» diplomatique. Nous sommes liés à l’Occident par les valeurs de 1789, à l’Orient par l’Islam et le Christianisme, à la Russie pour sa contribution à la décolonisation et la lutte contre l’Apartheid. La vocation du pays de Senghor est de parler à tout le monde. C’est une condition sine qua non de la civilisation de l’Universel qui ne peut aller de pair avec ostracisme, parce que fondée sur le dialogue qui est à la fois en amont et en aval de la guerre.