Monsieur Kiari Liman-Tinguiri, économiste et ambassadeur du Niger aux États-Unis, a récemment publié dans Jeune Afrique un article1 tout entier consacré à critiquer une tribune2 que j’ai publiée dans le même journal il y a déjà plusieurs mois, notamment l’idée que la croissance démographique est une chance pour le Niger et l’Afrique. Monsieur Liman-Tinguiri nous a semblé souvent mieux inspiré que dans cet article qui souffre de surprenantes lacunes venant de quelqu’un qu’on présente à tort ou à raison comme l’un de nos plus solides intellectuels. Mais à y bien réfléchir, il ne saurait en être autrement car quand on se donne pour tâche de tordre le cou à la réalité, on s’expose inévitablement à de telles déconvenues.
Je réaffirme donc ce que j’avais dit : bien que la population ait plus que doublé au cours des deux dernières décennies, les Nigériens d’aujourd’hui et les Africains en général sont mieux nourris, vivent plus longtemps, sont en meilleure santé et mieux éduqués que ceux d’hier. Ces faits sont inscrits dans les chiffres. Je pense que monsieur Liman-Tinguiri aurait dû commencer par admettre cette réalité que je ne suis pas le seul à reconnaître. Même une institution comme l’Agence Française de Développement (AFD) le dit sans ambages dans un rapport daté de 2021 et intitulé Au Sahel, le développement économique et social est une réalité (traduit de l’anglais par l’auteur) : « Entre 1990 et 2019, dit l’ADF, l’indice de développement humain (IDH) du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) a augmenté de manière significative dans la région du Sahel. A +1,9% par an en moyenne sur la période, le taux de croissance de l’IDH était trois fois plus élevé au Sahel qu’il ne l’était dans le monde. Il a également augmenté plus dans cette région que dans les autres pays en développement ou régions du monde — presque deux fois plus, en fait — notamment par rapport à l’Asie du Sud, l’Amérique latine et même le reste de l’Afrique ». Or, la région du Sahel est aussi la région où la croissance démographique est la plus rapide au monde. C’est ainsi qu’au cours de la période mentionnée (1990-2019), la population y est passée de 155.111.857 d’habitants à 342 017 998 d’habitants, soit plus que le double.
Au regard de ces chiffres impressionnants (une croissance démographique rapide couplée à une croissance économique encore plus dynamique, de l’ordre de 4 à 5% avec des pics jusqu’à 7 ou 8% dans certains pays), on ne peut décemment soutenir que la forte augmentation de la population est un frein au développement.
Monsieur Liman-Tinguiri croit trouver dans la comparaison entre le revenu moyen français et le revenu moyen nigérien, tels qu’ils étaient en 1961 et plus tard en 2020, la preuve que mon « plaidoyer populationniste » ne tient pas la route. « L’argument est d’autant moins convaincant, dit-il, que le niveau de vie a augmenté davantage là où la croissance de la population a été beaucoup moins rapide que la nôtre ». On n’aurait rien à redire à cette thèse si l’auteur ne s’était avisé de prendre des libertés avec la méthode scientifique en sélectionnant soigneusement le cas qui accrédite sa thèse tout en passant sous silence les nombreux exemples qui la contredisent. Surtout que comparer le Niger à la France, dans ce cas précis, n’est pas très judicieux. Il aurait fallu comparer la France à des pays de niveau de développement semblable.
Or, de tous les pays européens, la France a l’un des taux de croissance démographique les plus élevés (de l’ordre de 0,3% ; au 17eme rang sur 47 pays classés). Ce qui accréditerait donc ma thèse (bien que ce ne soit pas exactement ce que je dis) plutôt que la sienne. Alors que tous ses voisins sont maintenant passés en dessous du seuil de renouvellement des générations (2,1 enfants par femme en âge de procréer), la France maintient une fécondité relativement dynamique. Si monsieur Liman-Tinguiri avait voulu donner plus de force à son argumentation, il aurait pu choisir l’Allemagne qui a un taux de fécondité plus faible (1,54 enfants par femme en âge de procréer contre 1,86 pour la France) tout en maintenant une croissance économique plus dynamique et un revenu par habitant plus élevé. En revanche, l’Italie, qui connaît une baisse dramatique de sa population (avec un taux de fécondité de 1,33), a un revenu par habitant plus faible et ne fait pas aussi bien économiquement que l’Allemagne (0,1% de taux de croissance économique contre 0,2% pour l’Allemagne) ou même l’Espagne (0,3% de taux de croissance économique) qui se trouve pourtant dans la même situation démographique (taux de fécondité de 1,33). On voit donc qu’en s’appuyant sur la thèse de monsieur Liman-Tinguiri, on peut aisément soutenir une chose et son contraire. Or, toutes choses étant égales par ailleurs, nous devrions observer les mêmes tendances si l’argument de Monsieur Liman-Tinguiri avait le moindre soubassement scientifique.
Plus loin, monsieur Liman-Tinguiri enfonce le clou en adoptant exactement la même démarche malheureuse et totalement désinvolte (au point qu’on hésite à lui répondre sur cet aspect pour ne pas tomber dans le même travers) et qui consiste à choisir au pied levé les cas qui accréditent sa thèse en passant sous silence ceux qui la contredisent. Cette fois-ci, il prend les exemples du Sénégal, du Bénin, de la Guinée et du Nigéria qu’il présente tous comme des pays ayant connu une croissance de leurs revenus plus élevée que le Niger en raison d’une fécondité plus basse. « Ces quatre pays, dit-il, ont en commun d’avoir un taux de croissance de la population inférieur d’au moins un point à celui du Niger (3,8 %) en 2020 avec 2,5 % au Nigeria, 2,7 % au Sénégal et 2,8% au Bénin et en Guinée ». Il a sans doute échappé à Monsieur Liman-Tinguiri que quand on classe les pays africains selon le revenu par habitant, ce n’est pas le Niger (qui a pourtant le taux de croissance démographique le plus élevé) qui est le dernier. Le Niger se classe devant plusieurs pays dont la République Centrafricaine dont le taux de croissance de la population est de deux (2) points moins élevé que le sien. Ce qui aurait donc boosté son développement et l’aurait placé devant le Niger si la thèse de Monsieur Liman-Tinguiri répondait à une logique autre qu’idéologique. On note également le cas du Malawi avec un taux de croissance démographique de 2,69% (plus d’un point en dessous du Niger) et un revenu beaucoup moins élevé que celui du Niger. On peut aussi citer Madagascar avec 2,68% de taux de croissance démographique contre 3,8% pour le Niger et un revenu par habitant moins élevé que celui du Niger : 565 dollars en 2020 pour le Niger contre 506 dollars pour Madagascar. Figure également dans cette liste la Sierra Léone : 2,10% de taux de croissance démographique et un revenu par habitant de l’ordre d’un peu plus de 490 dollars, soit beaucoup moins que le Niger, etc. Ici encore, on peut soutenir la thèse de Monsieur Liman-Tinguiri comme on peut la réfuter allégrement selon l’exemple qu’on choisit de donner.
Au lieu donc d’utiliser le revenu par habitant qui n’est qu’une moyenne, d’ailleurs critiqué par Amartya Sen (dans Development as Freedom) aux thèses duquel Monsieur Liman-Tinguiri dit pourtant souscrire, ainsi que par le PNUD qui l’a abandonné comme seul critère pour juger de la performance des pays en matière de développement (et ce, depuis…1990 !), il vaut mieux s’en remettre à des indicateurs plus fiables tels que l’espérance de vie, le taux de pauvreté, le taux de scolarisation, etc. Ce que j’ai fait.
Monsieur Liman-Tinguiri me reproche aussi d’avoir dit, sur la base des chiffres fournis par l’INS (Institut National de la Statistique), que la pauvreté reculait au Niger : « Alzouma Gado ne semble pas réaliser que malgré la baisse du taux de pauvreté, il y a aujourd’hui plus de personnes pauvres au Niger que jamais auparavant ! Et pourquoi ? Parce que la population augmente plus rapidement que la baisse du taux de pauvreté ». Ici, vous aurez remarqué que monsieur Liman-Tinguiri insiste sur l’augmentation des chiffres absolus. Or c’est seulement la baisse du taux de pauvreté qu’on peut tenir pour réellement significative et c’est surtout l’évolution de ce taux que tous les rapports sur la pauvreté s’attachent à examiner chaque année. En revanche, le nombre d’individus pauvres peut bien augmenter en chiffres absolus dans une population sans que cela ait une incidence négative sur le taux de pauvreté. Ce nombre peut même augmenter pendant que la pauvreté recule au sein de la population générale tout simplement parce que la population générale aura augmenté plus vite entre-temps. En chiffres absolus, un pays peut compter plus de pauvres que la population entière du Niger tout en étant considéré comme moins pauvre que le Niger parce que le taux de pauvreté y serait moins élevé en proportion de la population d’ensemble.
La thèse de monsieur Liman-Tinguiri revient à dire que la pauvreté augmente parce que la population croît au lieu de diminuer. Or cette assertion est fausse. Comme partout ailleurs dans le monde, la fécondité tend à baisser au Niger même si la population continue d’augmenter en chiffres absolus. En effet, le rythme auquel la population augmente tend à baisser tout comme un coureur de fond avance tout en ralentissant dans les derniers kilomètres avant de s’arrêter. On note par exemple que le taux de fécondité dans l’EDSN (Étude Démographique et de Santé au Niger) de 2012 était de 7,6 enfants par femme en âge de procréer alors qu’il n’est plus que de 6 enfants par femme dans l’EDSN de 2017 et cette tendance à la baisse continue de la fécondité se confirmera certainement dans les enquêtes à venir.
En outre, partout dans le monde, c’est un relatif développement économique et une amélioration des conditions de vie des populations et d’autres facteurs tels que l’urbanisation qui ont entrainé une baisse de la fécondité. À l’inverse, penser que le développement économique résultera mécaniquement d’une baisse de la fécondité soutenue par des politiques antinatalistes me semble une absurdité.
Par ailleurs, monsieur Liman-Tinguiri soutient que « l’augmentation de l’espérance de vie à la naissance ne signifie pas qu’une proportion très grande de Nigériens vivent aujourd’hui très longtemps : les plus de 65 ans ne représentaient en 2020 que 2,60 % – 628 000 personnes pour une population de plus de 24,2 millions ». Il a sans doute échappé à Monsieur Liman-Tinguiri que la pyramide des âges au Niger est caractéristique d’une population jeune avec une base élargie et un sommet nécessairement rétréci en raison de la forte natalité et de la baisse de la mortalité infantile et infanto-juvénile. Nonobstant cette circonstance, il reste certain que l’espérance de vie augmente dans toutes les tranches d’âge et qu’une proportion plus grande et toujours croissante de Nigériens vit au-delà de 65 ans. Le rythme auquel le nombre de vieillards augmente s’est d’ailleurs accéléré ces dernières années car le taux des plus de 65 ans est passé de seulement 2,50% de la population en 2010 à 2,75% aujourd’hui. Dans le passé, il nous aurait fallu 20 ans au lieu de 10 pour assister à une telle évolution puisque le pourcentage des plus de 65 ans n’est passé que de 2,30% en 1990 à 2,50% en 2010.
Je pense qu’il s’agit là d’une évolution positive pour nous. En Afrique, et plus particulièrement au Niger, pour l’instant les tendances démographiques n’indiquent pas, comme ailleurs dans le monde, un accroissement plus élevé des inactifs mais vont vers un accroissement de plus en plus élevé du nombre de personnes actives. En d’autres termes, plus on avance dans le temps, plus le fameux « taux de dépendance économique » tend à baisser. En raison du fait que l’espérance de vie augmente et que tout ceci est croisé à une lente baisse de la fécondité, il en résulte une augmentation de la population active et une baisse relative des inactifs ; ce qui est l’idéal recherché. Ce, d’autant plus qu’il s’agit ici de jeunes qui sont aussi des consommateurs, de futurs travailleurs et de futurs créateurs. Ce sont les jeunes qui ont des aspirations à la consommation élevées (par exemple s’acheter un moyen de déplacement, une maison, un smartphone, des vêtements de toute sorte, s’adonner aux loisirs (services), etc.) et ceci ne peut que soutenir la croissance.
Il est donc faux de claironner que le Niger va vers la catastrophe en raison du nombre de jeunes que les budgets sociaux, supposément, ne pourront pas supporter dans l’avenir. Le Niger est beaucoup plus menacé par l’insécurité, la corruption, l’incompétence des dirigeants, les mauvais choix de politiques publiques, les inégalités de toute sorte (y compris de genre), etc., que par l’augmentation de la population qui est plutôt un atout. Ceux qui ne trouvent que les comportements reproductifs de nos populations à blâmer pour mieux dissimuler ces vérités gênantes (et surtout leur incurie) se contentent de transposer les chiffres du présent dans l’avenir sans prendre en considération les tendances d’évolution des autres facteurs qui, eux aussi, sont en train de changer. Ils répètent inlassablement que la population double tous les 18 ans tout en oubliant de dire que ce n’est pas seulement la population qui aura augmenté dans 18 ans mais aussi très probablement tous les autres facteurs : production agricole ; PIB ; espérance de vie ; taux de scolarisation ; baisse de la mortalité ; etc., qui auront concomitamment évolué.
C’est pour cette même raison que le Niger d’aujourd’hui se trouve dans une meilleure situation qu’il n’était en 1980 bien que la population ait plus que triplé entre-temps. Or, nous avons toutes les raisons de croire que ce qui est vrai du passé le sera aussi du futur.
- https://www.jeuneafrique.com/1351409/societe/niger-une-croissance-demogr…
- https://www.jeuneafrique.com/1225694/societe/la-croissance-demographique-une-chance-pour-le-niger-et-lafrique/
Note : Tous les chiffres sur la population que j’utilise sont tirées du site Worldometer (https://www.worldometers.info/).