Sur les traces de Cheikh Anta Diop
Pendant que la plupart des futurs « pères de l’indépendance » s’activaient à réclamer celle-ci sans en avoir une idée claire et en mesurer la portée stratégique, Cheikh Anta Diop avait anticipé dès le début des années 50, avec une justesse intellectuelle et une profondeur stratégique jusqu’ici inégalées, la seule signification de l’indépendance, c’est-à-dire la « renaissance historique de l’Afrique » par :
– la reconquête de l’initiative historique, c’est-à-dire la capacité des peuples africains à produire les conditions matérielles et immatérielles de leur existence ;
– le regroupement politique dans un État fédéral d’Afrique seul capable de prémunir contre le néocolonialisme et l’impérialisme qui allaient marquer le système international post-guerre.
Les conditions géopolitiques de l’indépendance véritable étaient la solidarité et l’unité dans le cadre d’un État fédéral ! Tandis qu’une des conditions politiques était la démocratie pour inclure et réunifier les peuples qu’avaient exclus et divisés le système colonial.
La situation de l’Afrique du Sud d’aujourd’hui, géant économique et puissance mondiale africaine, menacée par les velléités sécessionnistes de la minorité blanche du Cap, et celle de l’Éthiopie dont le fédéralisme chancelle sous les coups de boutoirs d’un développementalisme néolibéral foncièrement inéquitable, sont les ultimes preuves que l’indépendance dans l’émiettement, même avec une relative santé économique, fut un piège dans lequel se sont laissé entraîner les « pères de l’indépendance ».
Les fils et petits-fils « spirituels » de ces « pères » sans vision et sans audace, les générations de dirigeants politiques qui leur ont succédé jusqu’à aujourd’hui, continuent eux de « se tromper » en connaissance de cause. C’est un des facteurs qui expliquent le recours parmi la jeune génération d’opposants et d’activistes politiques à la pensée radicale des penseurs de l’indépendance stratégique : Cheikh Anta Diop, Kwame Nkrumah, Amilcar Cabral. Sans toutefois que l’on puisse affirmer que cette pensée est assimilée et mise en pratique. Faut-il s’étonner alors qu’ils voient les premiers dirigeants et « pères de l’indépendance » de nos « États » comme des « traitres » jaloux de leurs contemporains les « pères de la libération », qu’ils réclament l’enseignement officiel de la « pensée de la libération » et jettent aux charognes la « pensée de la construction nationale » ?
Cependant, il reste à savoir s’il n’est pas trop tard pour cette jeune génération de parvenir à remettre en branle l’agenda de la libération, et si elle est assez outillée et déterminée pour recourir à l’action radicale qu’appelle, à un moment ou à un autre, la pensée de la libération.
La démocratie ne libère pas, c’est la « reconquête de l’initiative historique » qui libère, puisque c’est elle qui permet de démocratiser véritablement. Une société sous domination ne peut pas logiquement être démocratique, encore moins se démocratiser. La notion de « résistance à la démocratie » en est une illustration ; en ce sens qu’elle rend compte d’une logique d’usure, d’une « contrefaçon de la modernité »[1] démocratique. Les dominés poussent en vain pour des droits et libertés démocratiques, tandis que les dominants (puissances et corporations impérialistes et leurs obligés locaux) « résistent », soit en octroyant à compte-goutte des libertés nocives (liberté d’expression, libre orientation sexuelle, genre, parité, droit à l’avortement, droits culturels, etc.), soit en limitant ou en refusant l’accès aux libertés utiles, véritables libertés démocratiques (droit de choisir ses dirigeants sans contrainte, droit de contrôler les dirigeants, indépendance de la justice, droits économiques et sociaux) que seul permet l’instauration de l’État de droit (limitation et contrôle du pouvoir politique dans le temps et dans l’espace). Sociologiquement, l’accès à ces libertés résulte d’une inclusion sélective et conditionnelle à la classe moyenne, ce qui explique l’incapacité de celle-ci à contester la classe dirigeante d’une part, et à inclure les classes inférieures, les masses : l’assimilation politique par l’inclusion sociale et économique contrôlée s’accompagne de l’impotence révolutionnaire de la classe moyenne (à laquelle appartient en général la plupart des forces politiques mobilisées). D’où l’absence d’issue et le caractère illusoire de la démocratisation, son absence d’horizon libérationniste.
C’est ce qui explique pourquoi chez nous, puisque le débat a surgi, le droit et la loi soient des « technologies de domination » plutôt que des instruments de libération (autodétermination, liberté politique) et de progrès (souveraineté économique, justice sociale). On s’est demandé si le Sénégal n’aurait pas perdu sa prétendue mémoire démocratique[2] (que lui vaudraient une « réputation internationale » et deux alternances politiques seulement, avec un taux de participation ne dépassant jamais 40% de la population inscrite, une infime minorité de la population nationale) pour n’être jamais parvenu à échapper aux crises préélectorales. Mais, ce n’est pas d’une question de « croissance politique » ou de « développement démocratique » qu’il s’agit ; même si le chauvinisme peut se nourrir du mythe de l’« exceptionnalité démocratique » sénégalaise. Ainsi posée, avec ses présupposés anhistoriques, cette question bute contre une réalité historique et géopolitique implacable : une société dominée et dépossédée ne peut pas être démocratique ! Historiquement, la démocratie a plutôt été un moyen de la liberté et un processus de libération. D’un point de vue géopolitique, la démocratie ne peut pas être « la chose la mieux partagée » tant qu’elle s’oppose à l’impérialisme, à la domination d’une société sur une autre.
Ainsi on comprend pourquoi la démocratisation (une politique d’ajustement libéral à l’échelle globale) continue de prendre le dessus sur la démocratie (un régime atemporel de libération). Tant qu’ils sont en mesure de s’ajuster, les pouvoirs en place, autocratiques qu’ils demeurent, peuvent rationner et ponctionner les libertés, d’une part et étouffer toute tentative de contestation de l’ordre autocratique. Si bien que les « conférences nationales » et les « transitions démocratiques » ont tourné en des règlements de compte par-ci, une « caricature de la démocratie » par-là : l’arbitraire et le clientélisme sont restés les piliers et les méthodes de régimes politiques autocratiques se prévalant ingénieusement du pouvoir magico-religieux des urnes. Ainsi la routine de la démocratie électorale et clientéliste, en quoi a consisté la « démocratisation » génère en permanence l’illusion de la liberté, des changements de rupture. Si bien que l’on est davantage rassuré par cette routine électorale que par les promesses et les possibilités de libération. D’où la frayeur que suscitent dans les esprits, y compris chez les plus « savants », les « nouvelles idées » qu’agitent les « jeunes politisés », furent-elles déjà là depuis les années 40 et 50 !
Les ONGs et les innombrables officines intergouvernementales impliquées dans l’ajustement démocratique participent ainsi d’une géopolitique de l’ajustement impérialiste, plutôt que d’une géopolitique de la libération. Ces légions d’assistants à la démocratisation se contentent de cet ordre des choses, le « désordre politique » instrumental, parce qu’il est le fondement de leur existence. L’affairement démocratiste, l’« interventionnisme libéral », constitue donc une industrie impérialiste qui nourrit son monde, mais reste fondamentalement un mirage, une voie illusoire de la libération.
Cheikh Anta Diop et Kwame Nkrumah n’avaient pas seulement vu juste. Ils avaient surtout jeté les jalons d’une pensée stratégique africaine, d’une géopolitique de la libération. C’est ce que les partis et de mouvements citoyens africains qui se « radicalisent » aujourd’hui semblent avoir compris. Dans une dynamique de « retour intellectuel » aux sources, de reconquête plutôt de la « mémoire de la libération », ils s’inspirent des rares dirigeants qui ont tenté d’actualiser les idées de Cheikh Anta Diop, Kwame Nkrumah et Amilcar Cabral dans leurs programmes : Samora Machel, Patrice Lumumba, Thomas Sankara, Mouammar Kadhafi, et récemment, sans être « fédéralistes » au sens de la géopolitique de la libération des « pères de la libération », Paul Kagame et John Joseph Pombe Magufuli de la Tanzanie. D’ailleurs ce dernier a subitement disparu en 2020, emporté se dit-il par la pandémie de Covid-19, tandis que le premier subit les foudres (pour le moment mesurées) des puissances impérialistes ?
Il faut souhaiter que la fortune s’associe à cette jeune génération dont il faut saluer le réalisme si l’on en croit la sagesse Wolof : Ku xam-ul foo jëm dellul fa nga joge-ón[3]. Après le retour intellectuel amorcé depuis deux décennies, le retour paradigmatique suivra-t-il, par le recours à l’action de libération des « pères de la libération » qui ont été injustement enterrés par les « pères de l’indépendance » et leurs fils spirituels ? À ce sujet, une autre question ne manque pas de tarauder l’esprit d’un observateur averti de la politique africaine : comment expliquer l’usage du discours de la démocratie et de la démocratisation (élections libres et transparentes, droit de manifester, séparation des pouvoirs, etc.) chez ces jeunes militants si leur agenda est inscrit dans la pensée et la géopolitique de la libération ? Le discours démocratiste est-il seulement un prétexte sous lequel ils dissimulent la rationalité de leur combat, en s’accommodant avec l’ordre discursif impérialiste ? Ou bien s’agit-il d’une adhésion tactique à la démocratisation visant à rectifier le canon de la pratique démocratique dans le sens de la libération ? Quoi qu’il en soit, l’ambiguïté demeure, tant au point de vue des prises de marque idéologique qu’à celui de l’action de la jeune génération. Or Cheikh Anta Diop avait mis en garde contre « l’absence de grandes idées directrices » pour irriguer l’activisme de libération en Afrique.
Pourtant, si tant est que Cheikh Anta Diop attire leur attention, les jeunes politisés ne peuvent avoir manqué son invite à recouvrer le « passé démocratique » de l’Afrique dans lequel ils trouveront une conception de la démocratie qui est à la fois libérale (c’est-à-dire « ayant comme fin la « liberté ») lorsqu’elle est préalablement épurée et entièrement exercée, et africaine (c’est-à-dire ayant comme cible et sujet le citoyen de l’Afrique) lorsqu’elle est ancrée dans l’histoire et ses sédimentations géopolitiques. Cheikh Anta Diop a indiqué la voie pour « démocratiser », non pas suivant la géopolitique de l’ajustement libéral impérialiste, mais selon le cours perdu, et à retrouver, de la culture politique africaine précoloniale : fondement constitutionnel du pouvoir politique, bicaméralisme, effectivité et indépendance des mécanismes de contre-pouvoirs, etc. Le Professeur Pathé Diagne en a reconstitué la substance dans son ouvrage Pouvoir politique traditionnel en Afrique occidentale (Présence Africaine, 1967). Autrement dit, il y a suffisamment dans la pensée de la libération, de Cheikh Anta Diop à Alpha Oumar Konare, de quoi sceller le puits des démons qui président au rituel de la démocratisation impérialiste : l’élasticité du mandat présidentiel et la « coalition des pouvoirs » contre la liberté et le progrès dont témoignent la « légalité injuste »[4], le « relativisme constitutionnel »[5] et la cabalistique judiciaire[6], etc.,
[1] Nous empruntons l’expression aux anthropologues américains les Comarroff, Jean et John depuis leur introduction à l’ouvrage qu’ils ont édité : Law and disorder in the postcolony. Chicago : University of Chicago Press, 2006.
[2] Le philosophe Alpha Amadou Sy a posé cette question dans une récente tribune publiée par Seneplus.com : « Le Sénégal à l’épreuve du traumatisme du troisième mandat » le 16 juillet 2022. URL : https://www.seneplus.com/opinions/le-senegal-lepreuve-du-traumatisme-du-troisieme-mandat (Consulté le 16 juillet 2022).
[3] Littéralement : « Si tu ne sais pas où tu vas, retournes d’où tu viens ! ».
[4] L’expression est du philosophe américain James Marsch qui délie la confusion faite entre la légalité et la justice dans la tradition positiviste de la philosophie du droit politique. Voir son ouvrage: Unjust legality: a critique of Habermas’s philosophy of law. Boulder and New York: Rowman and Littlefield, 2001.
[5] Cette expression décrit le rapport malsain et très permissif à la loi et aux juridictions du pouvoir d’Abdoulaye Wade (2000-2012) et comment cette culture politique présidentialiste a saccagé les prémisses fragiles de l’État de droit au Sénégal. Voir : Thiam, Assane, « « Une Constitution, ça se révise ! » : relativisme constitutionnel et État de droit au Sénégal », Politique africaine, 2007, No 108, pp. 145-153.
[6] Nous entendons par cette expression les usages magico-religieux, fétichistes, et incantatoires qu’ont fini par asseoir les autorités administratives, législatives et judiciaires, dans le domaine de la compétition politique et de la gouvernance publique. Les lois sont utilisées comme des « amulettes » et des « formules magiques » travaillées pour des complots (des cabales) et des manœuvres politiques doctement « judiciarisées ».