Quand, dans une république, on en arrive à certaines situations fort embarrassantes— en particulier des morts d’hommes répétées dans les commissariats et autres lieux de détention — il y a lieu de sonner l’alerte.
La mort d’un détenu « politique » en détention est une abomination absolue. Un anachronisme politique. Une atteinte grave à la construction de notre démocratie. Tanor parlait de démocratie apaisée, Dansokho de démocratie civilisée, d’autres de démocratie majeure. C’est cela qui est remis en cause. Une régression grave !
Quand, dans une société, l’injustice et l’impunité sont érigées en règle avec des citoyens de première et de seconde zones, il y a lieu de désespérer de cette société-là ! Quand, dans une société, le mérite ne paie plus. Quand le larbinisme et copinage vous ouvrent les portes de certaines stations, de certains lieux de sinécures et de privilèges…une société fonctionnant sur ce registre est vouée à la perdition.
Notre société, qui se voulait un modèle de démocratie majeure, ne peut raisonnablement accepter qu’on invoque régulièrement des cas de tortures dans ses centres de détention. Des hommes et femmes ont témoigné pour dire qu’ils ont fait l’objet de sévices dans leurs lieux de détention.
Aucune suite judiciaire ou autre à ces accusations gravissimes portées contre certains démembrements de l’Etat. C’est inquiétant ce qui nous arrive ! Ce pays réputé pour ses bonnes manières — en particulier le respect de la personne humaine — va-t-il basculer dans la …barbarie avec des forces de défense et de sécurité qui n’hésitent plus à utiliser la manière forte pour casser manifestants et autres activistes ? La question est posée !
Quoi qu’il en soit, il y a urgence à poser ces questions fondamentales sur la table. Le pays va dans tous les sens. Et ce n’est pas moi qui le dis. C’est entre autres l’avis d’un éminent universitaire, Pr Makhtar Diouf, qu’on ne peut soupçonner de parti pris du fait qu’il n’appartient à aucune formation politique. Il dit tout haut que le pays va mal.
Dans une tribune intitulée « Le Sénégal candidat à la démocratie » et publiée par beaucoup de journaux de la place, le brillant professeur, économiste de surcroit, auteur de nombreux ouvrages de référence, tire la sonnette d’alarme : « Les injures, les menaces de mort jusqu’à appel au meurtre sont le lot quotidien de proches du pouvoir mais la justice ne tire que sur ce qui frétille du côté de l’opposition. Pour ne rien dire d’une autre violence infligée aux Sénégalais, le détournement massif des deniers publics par les mêmes coquins, dans l’impunité totale. On peut écrire des livres sur les scandales financiers et fonciers de ce régime. » Qui peut contester ces dire ? Personne ! Qui n’a pas entendu, ces temps derniers, un énergumène de la pire espèce dire haut et fort que le pouvoir doit…TUER. Où sommes-nous ?
Et le procureur ne bouge pas pour recadrer cet homme qui vit hors du temps présent. Hélas, il n’est pas le seul ce petit parvenu dans cette surenchère verbale qui, ailleurs, aurait valu à ses auteurs la prison. Mais ici, quand tu es de l’autre bord — celui marron et beige — , tu peux tout te permettre. Tous ces faits et gestes posés par le régime du président Macky Sall, et qui font dans le « Coumba am Ndèye, Coumba amoul ndèye », me rappellent ce titre à la une fort évocateur d’un magazine de la place: « La république abimée ».
Nous étions alors dans la première alternance. Un large dossier avait alors été consacré aux graves dysfonctionnements qui ébranlaient fortement les assises morales, institutionnelles et politiques de notre pays. Les mots assez durs du magazine sur la gouvernance du président Wade, et qui révélaient un malaise assez profond, sont toujours d’actualité. Hélas !
La deuxième alternance, par sa manière de fonctionner et de gérer les affaires de la cité, est entrain de saper les bases qui ont cimenté jusqu’ici les fondements de notre république. Dieu sait que ce changement de régime avait suscité en son temps un grand espoir ! Un espoir qui s’est mué en lamentations pour le plus grand nombre.
L’alternance, version APR, s’embourbe dans les marécages de la mal gouvernance sous toutes ses formes. On assiste à un embouteillage de scandales à tous les niveaux de l’architecture étatique. Une situation qui fait peur parce que les institutions, censées réguler la marche du pays, ont perdu toute once de crédibilité. Ils sont nombreux les Sénégalais qui ne croient plus à la parole officielle. Après chaque sortie d’un responsable niché au sommet de l’Etat, l’expression qui revient dans la bouche des Sénégalais est toujours la même : « Il n’a fait que raconter sa vie ! »
C’est là où nous en sommes ! Et malheureusement, ceux-là qui nous dirigent ne se rendent pas compte que leurs discours ne passent plus. Ces discours, surfant le plus souvent sur la ruse et la légèreté, sont déconstruits avec une facilité déconcertante dans les réseaux sociaux à la minute qui suit. Cette décrédibilisation de la parole de l’Autorité tient au fait que la plupart de nos institutions ont failli gravement par rapport à leurs missions.
De nos jours, on fait des accusations gravissimes sur des bases très légères. On emprisonne pour des faits anodins. Et chacun de se demander dans son for intérieur : à quand mon tour ? « Kaccoor bi » du journal LE TEMOIN, admirable de pertinence, de courage de lucidité, qui anime la rubrique « Keemtaan Gui » et très attentif aux pulsions qui agitent sa société, campe bien le décor dans lequel est installé notre société : « Les terroristes ne sont assurément pas ceux que l’on traque. Mais sont perchés au sommet de l’Etat. Et dans ses forces de sécurité. C’est triste de voir que celui qui nous a ramenés à ce niveau de délabrement total est né après nos glorieuses indépendances. Mais ce qui crève le plus le cœur, c’est le silence de ceux qui doivent parler et qui se taisent. La bouche pleine, ils ont perdu toute capacité de s’indigner. » Tout cela fait qu’on a peur pour soi-même !
On a peur pour ses enfants ! On a peur pour l’avenir du pays ! Normal que la peur s’infiltre dans les consciences avec toutes ces accusations et contre-accusations qui polluent dangereusement l’espace politique. Le champ politique, qui devait être un espace pacifié d’échanges ou de confrontation d’idées, de propositions constructives, est devenu hélas un champ de bataille où tous les coups sont permis. On n’est plus dans la dimension humaniste de la politique, autrement dit la politique porteuse de bonification morale et sociale pour la société dans son ensemble. On est en plein dans la guerre des mots !
Dans la guerre tout court avec utilisation d’armes blanches et parfois d’armes de guerre. Et tout cela, qu’on le veuille ou pas, déteint dans le fonctionnement de nos institutions. On ne travaille plus ! On passe son temps dans les calculs politiciens pour voir par quels moyens neutraliser voire détruire définitivement l’adversaire. Et le plus cocasse dans tout cela, des structures qui n’ont rien à voir avec la politique sont appelées en renfort pour donner un coup de main aux basses manœuvres de déstabilisation et de neutralisation de l’adversaire. Quand la politique entre par effraction dans le fonctionnement de la Justice, alors bonjours les dégâts. Ils sont énormes !
Pour dire vrai, l’Etat central a intérêt à revoir de fond en comble sa façon de faire. Nos institutions ont perdu de leur superbe parce que beaucoup d’entre elles fonctionnent sur un registre partisan. De fait, elles n’inspirent plus confiance ! Et sans cette confiance, aucune institution ne peut jouer avec efficacité le rôle que la société est en droit d’attendre d’elle.
C’est cela qu’a compris El Hadj Ibrahima Sall, philosophe doublé d’économiste pour marteler ses vérités qui défient le temps et qui doivent être inscrites en lettres d’or au fronton de tous les bâtiments publics afin que nul décideur n’en ignore : « L’une des toutes premières raisons d’être de l’Etat, dans une démocratie, est de contribuer à l’instauration d’une société de confiance dans laquelle tous les membres, égaux devant les lois et les utilités publiques, sont servis par des fonctionnaires investis de cette mission….
De toutes les ressources dont un gouvernement a besoin le plus pour accomplir son action aucune n’est plus importante que la confiance. Cette confiance est le fruit de la transparence et du sérieux dans l’accomplissement du service public. » Vaste et difficile chantier pour ces libéraux mâtinés à la sauce tropicale ! Sauront-ils s’engager, par devoir patriotique et dans un sursaut salvateur, dans une autre direction que celle suivie jusqu’ici et qui vaut à ce pays une décrépitude morale et sociale sans précédent ? La question reste posée !
Madi Waké TOURE