Le paysage médiatique sénégalais n’a jamais connu pareille éclipse, depuis cinquante deux ans : deux jours sans l’astre national, sous de sombres nuages déversant intempestivement leurs eaux sur la capitale qui n’en a que faire. Le problème du quotidien national n’est toutefois pas dans ces intempéries, mais dans une crise interne qui perdure et qui, de fait, a atteint son paroxysme, pour avoir poussé une bonne frange de ses employés à bloquer la parution du journal, voire le fonctionnement de l’entreprise.
Je ne jugerai ni ne condamnerai personne. Aucunement ces travailleurs qui se croient obligés d’en arriver à ces extrêmes, parce que sevrés d’avantages acquis sous les gestions précédentes et convaincus que celle en cours ne se déroule pas dans le sens des intérêts de l’entreprise, de ses acteurs et de la Nation dont elle est un patrimoine irréfragable. Et pour le moins l’actuel directeur général dont les proches disent qu’il est dans une dynamique de rupture positive, mais avec des conséquences qui n’ont pas l’heur de convaincre ou de plaire.
Toujours est-il que la situation délétère qui prévaut, et qui en est à un stade trop avancé de pourrissement, ne saurait perdurer. Cela ne se pourrait que s’il y avait derrière une volonté cachée, non-avouable, de mettre une croix définitive sur “Le Soleil”. Je n’ose pas le croire, ni même le penser. Mais le silence assourdissant des pouvoirs publics, du président de la République et d’abord de son ministre de la Communication, n’est pas sans inquiéter, troubler les esprits bien comme mal pensants.
Les employés du quotidien national ont frappé à toutes les portes, remué ciel et terre, sans quasiment le moindre écho, la moindre réaction à leurs doléances et revendications. Les autorites leur doivent des réponses qui, pour le mieux, participeraient à ramener la raison sur les passions, taire les ranceurs, donner satisfaction aux revendications légitimes et incompressibles des travailleurs et asseoir un mode de direction et de management répondant aux exigences qui doivent être celle d’une entreprise de presse de service public, dans un contexte continu de pluralisme politique et d’émergence sociale, et non plus seulement la caisse de résonance et le faire-valoir de tout régime en place.
Vingt-deux années plutôt, le président Abdoulaye Wade avait promis de faire tourner la roue de notre histoire dans ce sens, en clamant, haut et fort, au lendemain de sa première investiture, n’avoir “nul besoin d’une presse gouvernementale dithyrambique, mais d’une presse libre et critique dans le respect des libertés et droits des citoyens.” Les journalistes et autres employés de ma génération qui, sans l’aide de l’Etat, avaient jusqu’alors soutenu à bras le corps le quotidien national pour qu’il ne sombrât pas face à une coriace concurrence privée et libre, n’en espéraient pas tant !
Comme j’ai eu à le crier haut et fort alors, dans un article publié le 7 avril 2000, dans le quotidien national, en écho aux propos du nouveau président de la République : “Les aspirations des travailleurs du quotidien national demeurent, aujourd’hui comme hier, pour un « Soleil » dépouillé de sa camisole de force, libre de traiter objectivement de toutes les informations relatives au quotidien des sénégalais, à leurs problèmes, réalisations et espérances, à la situation et aux perspectives politiques, économiques, sociales, culturelles et sportives du pays, à la politique et à l’action gouvernementales, avec « Le monde » comme référence. Sous quelque forme juridique que sera demain « Le Soleil », ses ressources humaines, avec ou sans appoint extérieur, ont la capacité de relever ces défis, comme ils cherchent à le prouver dans cette phase transitoire, avec les tout nouveaux moyens techniques dont ils disposent.”
Je reste convaincu que la génération actuelle qui a remplacé la nôtre, agit et s’agite dans les arcanes du “Soleil », est dans le même état d’esprit que nous. Je crois que, en plus d’aspirer à des conditions de travail plus valorisantes et exaltantes et de vie plus décente, elle est plus que jamais déterminée à mettre ses compétences au service de l’entreprise et de la Nation, en toute responsabilité, pour que le journal, continue à livrer quotidiennement une information fiable, pertinente, équilibrée et accessible.
Leur combat est assurément noble, nonobstant les irrévérences et violences qui l’entachent, et que l’on pourrait mettre sur le compte d’une fougue juvénile dans l’air du temps. Je n’en retiens qu’une farouche volonté qu’ils ont en partage avec leurs ainés, de “conquérir d’autres espaces de libertés, l’autorité et la possibilité de réajuster la ligne éditoriale du journal et d’en équilibrer le contenu, surtout politique,” sur la toile de fond d’une gestion participative d’un patrimoine qui est le leur comme celui de tous les Sénégalais, de quelque obédience qu’ils soient.
A mon sens, l’Etat doit s’ouvrir impérativement à cette perspective. Une petite brèche avait été créée avec l’offre symbolique d’une action dans le capital de la société permettant au personnel d’être représenté aux réunions de son Conseil d’administration et de s’y faire entendre. Timidement.
Il est plus que temps de l’élargir, en sorte que les travailleurs du quotidien national aient pleinement voix au chapitre, pour peser sur toutes les décisions ou recommandations du Conseil d’administration relatives à l’administration et à la gestion de l’entreprise. À cet égard, la puissance publique est tenue d’accepter que les employés du Soleil puissent se constituer en Société de rédacteurs ou autres, et participer, de façon conséquente, à l’actionnariat de l’entreprise. Un actionnariat des plus obsolètes présentement, quand on sait que, d’une crise à l’autre, le capital social de départ constitué par des démembrements de l’Etat comme la Mairie de Dakar ou la Chambre de commerce, n’a plus aucune consistance, sauf pour des gens qui ont hâte qu’une réunion de CA soit convoquée, pour de misérables jetons de présence et le banquet qui suit.
En vérité, outre ses immobilisations, le revenu plus consistant et régulier du service public de l’information et d’autres subventions, le patrimoine le plus déterminant dont dispose le quotidien national, ce son sont ses ressources humaines. Sans elles, point de Soleil. Celles-ci ont donc grand intérêt à s’organiser pour peser sur la balance, pas seulement pour leurs droits matériels et moraux, mais également et surtout pour la pluralité et l’équilibre des informations que leur organe véhicule, gage de leur crédibilité et et de leur honorabilité, d’une meilleure acceptation par les citoyens de ce pays, et donc de performance pour leur entreprise.
Cela suppose bien évidemment que la désignation de leurs directeurs généraux ne découle plus seulement du bon vouloir familial et politique du Prince, mais d’une sélection en bonne et due forme de compétences loyalement concurentes. Que l’Etat daigne relâcher la bride, pour que Le Soleil respire, rayonne et brille enfin pour tous les Sénégalais et tous les citoyens du monde. C’est là son ambition de tous les temps, d’être le premier-né de la nation et de garder son rang d’aîné dans le paysage médiatique, et non plus être la victime expiatoire de tous les régimes qui passent. C’est le sens de ce plaidoyer, quasiment le même qu’il y a vingt-deux ans…
AMADOU Fall est ancien Directeur des rédactions, ancien Directeur commercial, ancien Coordonnateur général de l’Administration de la SSPP Le Soleil.