Le 19ième siècle marqua un tournant très important dans l’histoire économique et sociale de l’humanité avec la révolution industrielle et ses corollaires comme la « question sociale » décrite au début du 20ième siècle par le brillant philosophe et sociologue français Robert Castel. La théorie de la « question sociale » peignit entre autres un exode rural massif autour des grandes villes comme Londres. Apparurent donc autour de Londres au début du 19ième siècle, un accroissement de la misère, une précarité du monde ouvrier, des problèmes d’assainissement des nouveaux quartiers et faubourgs peuplés par une population pauvre et analphabète pour la plupart.
La misère grandissante, la faiblesse des filets sociaux, les problèmes d’assainissement et de santé publique ainsi que la question des sans-domicile poussèrent la Couronne britannique, en parallèle aux stratégies structurelles d’accélération de l’entrée dans le commerce et l’industrialisation, à lancer au début du 19ième siècle, un grand programme de lutte contre la pauvreté et d’amélioration des conditions de vie des ouvriers et populations pauvres des faubourgs de Londres.
Après une décennie de mise en œuvre de cet important programme de développement social et économique pour les habitants de Londres et alentour, le gouvernement de la Couronne introduisit vers 1835 une requête au parlement britannique pour le renouvellement du financement et la continuation du programme pour renforcer les résultats obtenus. Seulement, aucune évaluation pertinente n’avait été menée pour attester des résultats et impacts mis en avant par le gouvernement dans la requête de financement additionnel.
C’était l’ère de ce qu’on appelle dans l’histoire de l’évaluation des politiques publics la « Reform Act » ou la grande loi « Representation of the people Act 1832 ». Cette loi qui avait introduit en Grande Bretagne le droit de vote aux petits propriétaires terriens, aux fermiers, aux commerçants, aux locataires et aux plus pauvres, avait pour objectif de « prendre des mesures efficaces pour corriger les abus divers qui ont longtemps prévalu…», un meilleur contrôle participatif des programmes gouvernementaux par le parlement. Ainsi, ce parlement nouveau, qui opéra sous le règne de Guillaume IV, instituât une évaluation approfondie de la première phase du programme de développement économique et sociale avant de prendre la décision de voter pour le renouvèlement du financement.
Beaucoup d’auteurs attribuent l’invention de l’évaluation moderne des politiques publiques aux partenaires techniques et financiers comme la Banque mondiale, et la situent après la deuxième guerre mondiale. Les praticiens et managers-chercheurs dans l’évaluation des politiques publiques que nous sommes retiennent indubitablement que les cahiers de charge de l’évaluation approfondie du programme économique et sociale de Londres et alentours que le parlement britannique de la « Reform Act » transmit au « Buro of Statistics » de Londres pour exécution et que Charles Booth retraça plus tard dans son fameux article « Life and Labour of the People in London » publié en 1886, marquent le début de l’histoire de l’évaluation moderne des politiques publiques, notamment celle dirigée par les parlements.
Ce rappel historique est important dans le cas d’espèce du Sénégalais suite aux élections législatives historique du 21 juillet 2022 avec plus de représentation de l’opposition, des femmes et des jeunes. Aussi, le Sénégal, dans l’article 15 de la constitution, dispose : « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration » et le nouveau parlement qui est une belle représentation de la société sénégalaise est une grande opportunité, surtout avec la loi n°2016-10 du 05 avril 2016 portant révision de la constitution, avec l’élargissement des pouvoirs de l’Assemblée nationale, notamment en matière d’évaluation des politiques publiques. Effectivement, l’article 59 de la Constitution dispose « L’Assemblée représentative … exerce le pouvoir législatif. Elle vote, seule, la loi, contrôle l’action du Gouvernement et évalue les politiques publiques ».
Le cadre institutionnel de l’évaluation des politiques publiques au Sénégal, est l’un des plus dotés et des plus complets de l’Afrique. En effet, en plus de l’Assemblée nationale, nous avons l’Inspection générale d’Etat (IGE) rattachée au Cabinet du président de la République qui, par la loi n°2011-14 du 08 juillet 2011, est appelée à conduire des missions d’évaluation des politiques publiques. Il y a aussi la Commission d’évaluation et de Suivi des Politiques et Programmes publics (CESPPP) qui traduit l’intérêt aux fonctions de suivi et évaluation et qui a été instituée en 2012, par le décret n°2012-437 du 10 avril 2012 et rattachée au Cabinet du Président de la République.
À cela s’ajoute le Bureau Organisation et Méthodes (BOM) qui est placé sous l’autorité du Ministre, Secrétaire général de la présidence de la République, et qui doit jouer un rôle important dans le suivi et l’évaluation des politiques publiques par l’article 2 du décret n°2016-300 du 29 février 2016. Au Sénégal aussi, nous avons la Cour des Comptes qui, aux termes de l’article 3 de la loi organique n°2012-23 du 27 décembre 2012, doit veiller à la vérification, à la production d’information et de conseil, et à l’évaluation des politiques et programmes publics.
Le Sénégal a systématisé sur le papier depuis 2015 le cadre national de suivi et évaluation des politiques publiques. En effet, le Décret n° 2015-679 du 26 mai 2015 a institué auprès du Président de la République (article premier, alinéa 3) un cadre harmonisé de suivi-évaluation des politiques publiques chargé, entre autres : 1- de l’évaluation périodique des politiques publiques, à travers l’analyse de leurs effets et impacts sur les populations et l’environnement ; 2- du recueil, du partage et de la diffusion des résultats des politiques publiques.
D’autres institutions aussi jouent un rôle clé dans l’évaluation des politiques publiques au Sénégal. Entre autres, le Conseil économique social et environnemental (CESE) qui, à l’exclusion des lois de finances, est compétent pour examiner les projets et propositions de loi ainsi les projets de décret à caractère économique et social et contribue à l’évaluation des politiques publiques à caractère économique, social et environnemental (article 3, alinéa 2 de la loi organique n°2012-28 du 28 décembre 2012 portant organisation et fonctionnement du Conseil économique social et environnement).
Ainsi, notre pays est bien doté, sur le papier, d’institutions et de cadres opérationnels nécessaires pour le pilotage et l’évaluation des politiques publiques. Et les agences comme l’ANSD et la DPEE jouent un rôle fondamental dans la collecte et l’analyse des données. Mais, il se pose principalement le problème de la coordination effective et d’efficacité de l’évaluation des politiques publiques, surtout en ce qui concerne l’Assemblée nationale, le parlement.
Comme l’ont souligné des universitaires et des leaders de la société civile récemment, la composition de cette nouvelle Assemblée nationale, au-delà des querelles politiciennes autour de la « cohabitation », doit jouer un rôle crucial dans la coordination et l’efficacité du suivi et l’évaluation des politiques publiques au Sénégal. Depuis les indépendances, nous définissons et mettons en œuvre des politiques publiques avec des succès et des échecs sans en mesurer l’ampleur de manière scientifique pour une prise de décision plus rigoureuse. Il est grand temps de mettre en œuvre efficacement le cadre national institutionnel d’évaluation des politiques publiques au Sénégal. Cette nouvelle Assemblée nationale en est une opportunité, il faut la saisir.
Pour continuer l’histoire, la principale conclusion de Charles Booth en 1886, dans « Life and Labour of the People in London », était que, pour réduire effectivement la pauvreté, il fallait mettre en place des systèmes efficaces d’évaluation qui collectent, analysent et diffusent pour la prise de décision et l’apprentissage, des données qualitatives et quantitatives sur les programmes et politiques publiques, les plans, les réalisations, et les résultats et impacts. Voilà ce que notre nouvelle Assemblée nationale devra faire, entre autres, en priorité. Les institutions et les organisations sont des éléments clés de l’efficacité du développement.
Certains pays sont riches tandis que de nombreux autres sont pauvres non pas par manque de ressources ou par absence de croissance économique, mais par le fait d’institutions mal gouvernées et des incitations contre-productives. Les institutions, « les règles du jeu » selon North (1991), sont les forces sous-jacentes qui régissent les questions économiques, sociales et politiques, et l’Assemblée nationale est au cœur de ces institutions. Ainsi, les institutions y compris l’Assemblée nationale, leur gouvernance et leur système de suivi et évaluation sont essentiels au changement positif vers le développement. Selon North, « les institutions fournissent la structure incitative d’une économie, et à mesure que cette structure évolue, elle façonne la direction du changement économique vers la croissance, la stagnation ou le déclin. »
Dr. Abdourahmane Ba est consultant International, Expert en évaluation de politiques et programmes de développement.