Macky Sall n’a pas obtenu la majorité absolue avec sa seule coalition. Cela ne signifie pourtant pas que l’opposition prendra le dessus.
À l’issue des législatives de ce 31 juillet, le Sénégal semble à la lisière d’une nouvelle ère politique. Pour la première fois, le camp du président de la République n’a pas la majorité absolue à l’Assemblée nationale. Cela ne signifie pas qu’il a perdu les élections puisqu’avec 82 sièges il détient la majorité relative à une voix de la majorité absolue d’une Assemblée nationale qui en totalise 165.
En face, mathématiquement, des coalitions dites d’opposition totalisent ensemble 83 sièges. En l’occurrence, le mot « ensemble » est important car il est la seule condition pour que les coalitions Yewwi Askan Wi (« Libérer le peuple » en wolof) et Wallu Sénégal (« Sauver le Sénégal »), respectivement 56 et 24 sièges, AAR Sénégal (Alliance pour une Assemblée de rupture mais aussi Soigner le Sénégal en wolof) avec Thierno Alassane Sall, Bokk Gis Gis (« Avoir ensemble une même vision » en wolof) avec Pape Diop, et Les Serviteurs-MPR avec Pape Djibril Fall, qui ont chacune une voix, soient en mesure de rafler la majorité absolue. Une question apparaît : la logique politique sénégalaise permettra-t-elle ce scénario ? C’est tout l’enjeu de cette 14e législature, pour laquelle les observateurs livrent leurs analyses et leurs pronostics.
BALLOTTAGE OU COHABITATION ?
Pour Lamine B., journaliste et ancien directeur de la rédaction d’un quotidien privé, les maîtres du jeu sont les poids plumes dont les voix seront âprement disputées par chacun des deux camps majoritaires. Dans cette nouvelle Assemblée, lui ne parle pas de rupture, mais qualifie plutôt d’inédite cette configuration. « C’est la première fois qu’il y a un ballottage, un équilibre plutôt défavorable au gouvernement », indique l’homme, la quarantaine bien entamée. Pour ceux qui parlent de cohabitation, lui souligne : « La cohabitation n’existe pas dans notre Constitution. D’aucuns en parlent au regard de l’expérience française, alors qu’au Sénégal le régime présidentiel est en vigueur, contrairement à la France où le régime est semi-présidentiel. » Sur ce point, Ismaïla Madior Fall, agrégé des facultés de droit et professeur titulaire de droit public et de sciences politiques à l’université Cheikh-Anta Diop de Dakar, explique, dans une tribune publiée sur le site sénégalais Senego, que, « si en France le gouvernement gouverne en cas de cohabitation parce que la Constitution de la Ve République est d’inspiration parlementaire, au Sénégal, pays doté d’un régime plutôt d’inspiration présidentielle, même dans une situation de non-confluence vers une majorité qu’il n’est rigoureusement pas approprié de qualifier de cohabitation, c’est le président qui gouverne à l’aise, surtout s’il parvient à davantage conforter la majorité ».
VASES COMMUNICANTS ET INTERCOALITION POUR BROUILLER LES CARTES
Une majorité pourrait d’ailleurs largement être à la portée du camp présidentiel du fait d’une certaine « réalité locale qui fait qu’il existe un système de vases communicants qui sera en faveur du pouvoir », selon le journaliste Lamine B. De plus « les dissensions au sein de l’opposition, relevées même durant la campagne, pourraient se répercuter au niveau de l’hémicycle », dit-il en faisant référence à cette intercoalition Yewwi-Wallu, cette 2e coalition étant menée par l’ex-président Abdoulaye Wade. Cela dit, « cette intercoalition n’est pas une réalité juridique », rappelle notre interlocuteur. En revanche, « chacun va chercher à avoir son propre groupe parlementaire car il y a des enjeux de postes qui garantissent une sinécure certaine, notamment celui de président de commission ou président de groupe parlementaire, avec un plus important traitement salarial, sans compter un poste de vice-président de l’Assemblée à la clé », explique Lamine B. « Il n’y a pas de cohabitation », soutient également Mame M., membre de la société civile. « Même si la majorité mécanique n’existe plus, l’opposition risque de déchanter car la politique n’est pas définie par l’Assemblée nationale, qui a plus un rôle de contrôle, indique notre analyste. « L’Assemblée est beaucoup plus une chambre d’enregistrement des lois où au plus le député peut solliciter le ministre pour améliorer tel ou tel secteur dans son terroir », argumente-t-il.
PLUSIEURS CAS DE FIGURE POUR INFLUER SUR LA DONNE
L’alternative ? « Que les députés de l’opposition ne fassent pas bloc afin d’avoir plusieurs groupes parlementaires », poursuit-il. « Ce qui ne sera pas évident », nuance Mame M. Explication : « Car, parmi les députés élus, bien avant les élections d’ailleurs, certains avaient déjà rallié le camp du pouvoir comme certains candidats de Wallu. » Au niveau de l’intercoalition Yewwi-Wallu, 3 députés ont été élus sur la liste de Yewwi et, à présent, Wallu demande que ces trois députés lui soient « rendus », ce qui ferait passer son nombre de députés de 24 à 27. De plus, « sur les 71 maires de l’opposition aux dernières locales, il ne resterait que 29 sous les couleurs de Yewwi, et c’est la plus grande crainte de l’opposition », soutient notre analyste, Mame M.. Même prudence affichée pour Alassane D., consultant en gestion de projets et militant de Yewwi. « Nous allons au-devant d’une Assemblée où certains n’ont aucune expérience parlementaire ou législative. Ils seront face à des députés du sérail et d’anciens ou actuels ministres », soutient cet autre interlocuteur. Alors, « il ne faut pas aller dans l’euphorie en se disant que nous allons avoir une Assemblée idéalisée. Nous allons pratiquement vers l’aventure », poursuit-il.
Son caractère hétéroclite fera justement la force de cette Assemblée, où les députés néophytes que sont les suppléants, vainqueurs de la liste de Yewwi, seront « coachés » par leurs leaders, anciens titulaires bannis des joutes électorales. À cette étape, leur étiquette de suppléant risque de se détacher plus vite que prévu. Ce qui n’est pas le cas de Guy Marius Sagna, activiste à temps plein, qui avait déjà gagné son titre de « député du peuple » et qui a remporté sa bataille contre son vis-à-vis de la liste du pouvoir, Victorine Ndeye, secrétaire d’État chargée du Logement. À cela s’ajoute le fait que le président de l’Assemblée n’est plus nommé pour un mandat de cinq ans. Il sera élu chaque année parce que, jusque-là, le camp du pouvoir jouissait de la majorité mécanique. Donc, si Benno Bokk Yaakaar souhaite avoir Aminata « Mimi » Touré comme présidente de l’assemblée, il leur faudra négocier avec les deux autres coalitions majoritaires », souligne Alassane D. Le score de Benno sonne comme une confirmation du désaveu des populations en la personne du président de la République Macky Sall, qui est fondamentalement rejetée », poursuit le consultant. Selon lui, l’autre question à soulever est que, « malgré beaucoup de ressources investies, Dakar, la capitale, est totalement perdue pour le pouvoir. Ce qui veut dire que les populations semblent plus averties que les politiciens », se réjouit-il.
LE PARTI DE L’ABSTENTION, VAINQUEUR DISCRET DE L’ELECTION
Une autre donnée à intégrer dans l’analyse de cette législative ? Le parti de l’abstention. C’est le nom donné par le journaliste Pape Abdoulaye Der qui est aux commandes de l’émission Jakkarlo, un talk-show très suivi de la télévision privée TFM et diffusé chaque vendredi en 2e partie de soirée. Au regard du taux de participation de 46,64 %, beaucoup d’électeurs ne sont en effet pas allés voter ce dimanche 31 juillet de législatives. Ce qui fait dire au journaliste Lamine B. que certes il y a eu un taux important d’abstentionnistes, « mais on suppose que le vote des jeunes mobilisés par Sonko a été déterminant ». Une assertion à confirmer, d’autant plus que « les législatives n’enregistrent pas d’habitude un fort taux de participation, excepté celles de 2017 où le taux de participation a été de 53,66 % ». Sur la même question de la non-participation de certains électeurs, Alassane D. soutient le contraire. Pour lui, « ce n’est pas une abstention mais l’expression du peuple ». Ces non-participants « ont perdu foi dans les politiciens et l’ont exprimé en n’allant pas voter ». Pour lui, « c’est une forme d’expression de vote d’une grande partie des populations » parce que « ni l’opposition ni le pouvoir n’ont su la convaincre ». Pour le supporteur de la coalition Yewwi Askan Wi, « ne pas choisir, c’est choisir ». Et de poursuivre : « Cette majorité silencieuse qui a préféré ne pas aller voter a dû prendre en compte tous les paramètres, de l’étape des parrainages aux élections législatives, en passant par les locales précédentes. »
BENNO BOKK YAAKAR, 3E MANDAT : LA MESSE ESTELLE DITE ?
« Si c’est la fin de Benno, les discours vont changer », indique Pape N., agent dans une structure de l’État ayant battu campagne pour la coalition Wallu Sénégal dont le leader est l’ex-président Abdoulaye Wade. « En 2012, Wade a perdu les élections, mais pour, Benno Bokk Yaakaar, 2024, c’est maintenant ». « Macky Sall, poursuit-il, a sondé la population sur le cas de Sonko. Celle-ci a défendu Sonko, ce qui a failli lui faire perdre le pouvoir. Aux municipales, la coalition Yewwi Askan Wi a fait une intéressante percée en raflant quelques grands centres urbains. Aux législatives, elle a réitéré avec une razzia dans certains fiefs détenus par des hommes forts du pouvoir, et ce, bien que la liste soit celle des suppléants. » Et d’ajouter à l’endroit du président Macky Sall : « Même son propre camp pourrait lui tourner le dos. »
En conclusion renchérit le journaliste Lamine B., « aussi bien les résultats des locales que des législatives l’incitent à renoncer définitivement s’il avait encore des velléités de candidature pour un 3e mandat ». Pour lui, « c’est la question du 3e mandat qui a pesé et lui a fait perdre Dakar ». Et de poursuivre : « Et si Macky Sall se représente une fois de plus, c’est le syndrome Wade qui va l’emporter. » « Macky Sall ne verra que du feu d’ici à la présidentielle », rebondit Pape N. «Même les gens de son camp peuvent faire monter les enchères suite aux résultats des législatives, l’implosion de Benno Bokk Yaakaar, minée par des querelles internes, surtout entre membres de l’Alliance pour la République (APR), le parti présidentiel, pourrait faire l’affaire de l’opposition. »
De fait, Pape N. ne parle pas de « cohabitation » mais d’« hébergement ». Un autre terme apparu, notamment sur les réseaux sociaux, au vu des résultats et qui évoque le cas de figure où l’opposition détiendrait la majorité. Pour lui, les trois « non alignés » que sont Pape Diop de Bokk Giss Giss, ancien maire de Dakar, ancien président de l’Assemblée nationale et du Sénat, sous Abdoulaye Wade, Thierno Alassane Sall, ancien ministre dans le premier gouvernement de Macky Sall et tête de liste d’AAR Sénégal, et enfin le journaliste Pape Djibril Fall, tête de liste des Serviteurs MPR, ne vont pas forcément rejoindre Macky Sall.
Pour le jeune militant du Parti démocratique sénégalais (PDS), colonne vertébrale de la coalition Wallu Sénégal, « ce rapport de force ne sera pas en faveur de Macky Sall, pour qui le temps est compté dans la perspective de la présidentielle de mars 2024 ». À la question de savoir si des retrouvailles de la famille libérale sont envisageables, il soutient que seul le président Macky Sall pourrait en tirer profit afin de se ménager une sortie noble parce qu’il jouirait d’une certaine immunité et ne serait donc pas poursuivi par le camp de son successeur.
IMMUNITE, AMNISTIE : QUID DE DEMAIN ?
Immunité. Cette question est agitée en parallèle avec celle de l’amnistie. Les deux pourraient bénéficier à deux adversaires de l’actuel président de la République : Khalifa Sall, chef de file de Taxawu Dakar qui a engrangé 13 sièges des 56 raflés par la coalition Yewwi Askan Wi, et Karim Wade, fils de l’ex- président Abdoulaye Wade, leader emblématique du PDS et de la coalition Wallu Sénégal. Précision : Khalifa Sall et Karim Wade ont tous deux été embastillés sous Macky Sall aux motifs d’enrichissement illicite. « À 96 ans, Abdoulaye Wade reste encore le maître du jeu », soutient le membre de la société civile qu’est Mame M. Selon lui, l’ancien président pourrait rejoindre le camp au pouvoir et négocier avec l’actuel président Macky Sall l’amnistie de son fils, la présidence de l’Assemblée et même un certain nombre de portefeuilles ministériels dans le prochain gouvernement.
Point de vue différent de la part d’Alassane D. : « C’est Sonko qui est le maître du jeu. Maintenant, dit-il, les intérêts divergent car autant Wallu Sénégal, Taxawu Dakar que le camp de Benno Bokk Yaakar cherchent l’amnistie. » Autre personne, autre analyse : pour Pape N., agent dans une structure étatique, « si Pape Diop rejoint le camp du pouvoir, il risque de donner raison à Ousmane Sonko, chef de file de Yewwi qui avait accusé les autres listes de rouler pour Macky Sall. Faisant écho aux propos de Pape N., Mame M., membre de la société civile, soutient pour sa part que, si les accusations de Sonko sont avérées, le camp présidentiel pourrait réussir à s’emparer de la majorité absolue.
L’INTERCOALITION YEWWI ASKAN-WALLU SENEGAL SOLIDE JUSQU’A QUAND ?
Au détour de toutes ces hypothèses, la question qui est posée est de savoir si l’intercoalition va tenir et, si oui, jusqu’à quand ? En d’autres termes, va-t-elle voler en éclats ? « Le cas de figure est envisageable parce que Yewwi prend en compte Wallu alors que Wallu fait un appel du pied aux non-alignés », souligne Mame M.. C’est aussi le point de vue d’Alassane D., qui soutient que l’on n’aurait alors pas forcément deux grands groupes parlementaires, mais trois, l’un pour Benno, un deuxième pour Yewwi et un troisième pour Wallu. Quoi qu’il en soit, AAR Sénégal a d’ores et déjà annoncé son intention de ne pas rallier Benno Bokk Yaakar.
Quant à Pape Djibril Fall, l’élu de la coalition Les Serviteurs-MPR, A. Dieng lui conseille de « garder sa position de non-aligné » et de ne pas se faire « hara-kiri ». Pour sûr, dans la nouvelle Assemblée, l’expression « les absents ont toujours tort » aura retrouvé sa pleine valeur. Il faudra beaucoup d’assiduité pour ne pas se laisser surprendre. En effet, il suffira d’une seule voix pour faire basculer un vote à l’Assemblée. Conséquence : ce trio de non-alignés, composé d’AAR Sénégal, de Bokk Gis Gis et des Serviteurs-MPR, est certes un poids plume arithmétique, mais il est aussi un poids lourd politique car de sa neutralité ou de son ralliement, ponctuel ou permanent, à l’une ou l’autre des coalitions se jouera le sort de la majorité, pour le camp présidentiel ou pour le camp de l’opposition.
LA PRESIDENTIELLE DE 2024 EN LIGNE DE MIRE
Tout cela est stratégique et doit être analysé à l’aune de la présidentielle de 2024. En effet, si le Pastef d’Ousmane Sonko a su s’allier avec des partis traditionnels, plus expérimentés et mieux structurés, et aller au-delà de son électorat estimé à hauteur de 15 %, au risque d’être phagocyté par ses alliés de Yewwi Askan Wi comme le Taxawu Dakar de Khalifa Sall ou le Wallu Sénégal d’Abdoulaye Wade, rien n’indique qu’il réussira à maintenir son leadership. La menace pourrait en effet venir de Barthelémy Dias, tout puissant député-maire de Dakar, resté fidèle à son mentor, Khalifa Sall, ancien maire de la capitale. Il pourrait se positionner comme grande figure dirigeante de l’opposition face à Ousmane Sonko.
En attendant, sur les réseaux sociaux, les deux grandes coalitions de l’opposition, Wallu Sénégal et Yewwi Askan Wi, s’affrontent par sympathisants interposés, chacun d’entre eux accusant l’autre de vouloir trahir cette intercoalition qui, soit dit en passant, est véritablement contre nature du fait que le libéralisme est totalement assumé du côté de la coalition Wallu emmenée par le Parti démocratique sénégalais d’Abdoulaye Wade. Aucune idéologie, du communisme au libéralisme en passant par le socialisme, n’emporte l’adhésion exclusive de Pastef-Les Patriotes, le parti d’Ousmane Sonko, leader de la coalition Yewwi Askan Wi. Son credo affirmé est le pragmatisme au service des intérêts du peuple sénégalais. Une réalité qui conduit le camp présidentiel à ironiser et à pronostiquer l’implosion totale et imminente de l’intercoalition Yewwi-Wallu. Il faut dire que la configuration actuelle de l’opposition rappelle la situation qui avait prévalu lors des législatives ayant précédé la présidentielle de 2012.
L’Alliance des forces de progrès de Moustapha Niasse n’avait pas réussi à s’entendre avec le Parti socialiste de feu Ousmane Tanor Dieng. Résultat : un troisième concurrent issu des flancs du Parti démocratique sénégalais (PDS) avait réussi à rafler la mise avec un certain Macky Sall, ex-numéro deux de ce même parti. La suite est connue.
En attendant, retenons ce fait notable à plus d’un titre : sauf désistement, comme en 2017, Abdoulaye Wade, en tant que doyen de l’Assemblée, devrait présider la cérémonie d’installation de cette 14e législature en septembre prochain. Les deux plus jeunes députés seront à ses côtés. Et à l’horizon de tous il y aura la présidentielle de 2024.
(SOURCES : LEPOINT.FR/AFRIQUE)