Commençons par une question facile. Dans le contexte actuel marqué par une montée vertigineuse du sentiment anticolonial en Afrique de l’ouest, quelle est le meilleur moyen, pour Paris, de promouvoir un candidat à la présidentielle sénégalaise de 2024 ? La réponse est à chercher dans les colonnes du quotidien Le Monde et dans les dépêches de l’Agence France-Presse (AFP).
Dès le lendemain des législatives, Le Monde révèle que l’élection présidentielle de 2024 au Sénégal se réduirait à un duel Sall-Sonko et que la France redouterait une éventuelle victoire de Sonko. Ensuite, comme dans un duo parfaitement maîtrisé, Sonko lance sa campagne sur le thème du « candidat dont la France ne veut pas ». Quelques heures plus tard, l’AFP nous informe que « le principal opposant sénégalais accuse la France et le Sénégal de se liguer » contre lui. La ficelle est un peu trop grosse quand même.
Outre le caractère comique de l’accusation qu’on reprend sans guillemets, c’est la promotion insistante d’un statut de « principal opposant » qui doit retenir l’attention. Il ressemble fort à un désaveu des propos du président Wade qui a déclaré la veille, en s’appuyant sur les résultats des législatives, que le PDS représente le « premier parti de l’opposition parlementaire » et qu’il s’organise « pour gagner la présidentielle de 2024 ». Décidément, Me Wade n’incarne pas l’opposition chouchoutée par Paris …
Le poète Senghor nous a appris à décoder la rhétorique coloniale dans toute sa perfidie : « La France qui dit bien la voie droite et chemine par les chemins obliques ». De même, l’actualité du Mali nous sensibilise à la sournoiserie comme stratégie diplomatique. Alors que la patrie de Marianne se pose en héraut universel de la lutte contre le terrorisme au Sahel depuis neuf ans, le ministre malien des Affaires étrangères vient d’informer le Conseil de sécurité de l’Onu que son pays dispose « de plusieurs éléments de preuve que (des) violations de l’espace aérien malien ont servi à la France pour collecter des renseignements au profit des groupes terroristes opérant dans le Sahel et pour larguer des armes et des minutions ».
Il serait naïf de penser que le pouvoir français souhaiterait une victoire des terroristes au Sahel. Il s’agirait plutôt d’entretenir l’instabilité et la guerre en vue d’empêcher les États de se concentrer sur leurs missions essentielles et de garantir la continuité d’une emprise militaire, politique et économique multiséculaire.
Concernant le Sénégal, ce ne sont pas des avions mais une certaine presse qui largue régulièrement des armes et des minutions informationnelles destinées à alimenter la propagande du « principal opposant » désigné par Paris. Ici aussi, le but serait moins d’influencer le résultat du prochain scrutin que de baliser le chemin oblique devant conduire, enfin, à l’«embrasement du Sénégal » qu’on prédit sans désemparer depuis quelques mois avec une assurance quasi prophétique.
Pourtant, une analyse superficielle des résultats des législatives 2022 aurait offert une vision plus réaliste des rapports de force politiques et permis des projections plus crédibles.
Par rapport aux législatives 2017, la coalition BBY n’a perdu qu’environ 100 000 voix imputables en partie à la baisse de la participation. Elle conserve, sur les quatre élections organisées ces cinq dernières années, son socle d’environ un million et demi de voix. L’effondrement de son nombre de députés ne crée qu’une illusion d’optique : ce qui est réel en démocratie, c’est le nombre d’électeurs.
L’opposition incarnée par le PDS bénéficie également d’une stabilité déroutante : son demi-million d’électeurs lui demeure fidèle qu’il pleuve ou qu’il vente.
La coalition brinquebalante de Yewwi, formée par Pastef, Taxawu et Pur en 2021, rassemble environ un million de voix, dont une bonne partie semble imputable à un vote protestataire, variable et incertain par définition.
La stabilité des votes observée depuis 2017 permet de penser que, sauf événement majeur, la coalition BBY pourrait probablement conserver le pouvoir en 2024.
Le « principal opposant » désigné de la presse parisienne n’apparaît comme un challenger crédible que dans l’hypothèse d’une candidature unique de l’opposition autour de lui. Les armes et minutions informationnelles qui lui sont si généreusement larguées pourront peut-être réussir sa promotion …
En essayant de nous convaincre de la primauté de la « main de Paris » dans nos prochaines élections, la presse parisienne et son « principal opposant » désigné nous parlent d’un vieux Sénégal dépassé depuis le 19 mars 2000. La première alternance politique de notre histoire a mis fin au téléguidage du pouvoir sénégalais par la Françafrique et ses diverses dépendances de droite et de gauche. Depuis cette date, le Sénégal a pris son destin en mains. Cela nous a permis 22 ans d’émergence économique qui ont changé qualitativement le visage de notre pays sur tous les plans, malgré d’incontestables travers.
À l’heure du patriotisme concret
Au-delà des péripéties des alliances et mésalliances politiques, la continuité de ce combat patriotique est le véritable enjeu des luttes d’aujourd’hui. D’autant qu’à partir de l’année prochaine, le Sénégal doit commencer à en récolter les véritables fruits avec les premières retombées de l’exploitation du pétrole et du gaz, dont l’ancien colonisateur s’était réservé l’exclusivité au moment de la signature des accords de la Communauté en 1958. Il a fallu le 19 mars 2000 pour que le Sénégal ose entreprendre librement l’exploitation de ces ressources au profit de ses citoyens.
La presse parisienne et son « principal opposant » désigné n’ignorent rien de tout cela. Ils devraient donc comprendre que l’époque de l’anti-impérialisme déclamatoire, qu’ils cherchent à ressusciter artificiellement, est bel et bien révolue. Les dirigeants actuels du Sénégal et de nombreux pays ouest-africains sont ceux que le militantisme a convaincu de la vanité des effets de parole. Il est fini le temps des cris : « L’impérialisme, à bas ! Le néocolonialisme, à bas ! ». C’est l’heure du patriotisme concret, majeur et en action.
L’année qui vient sera décisive. Le risque d’une guerre européenne avec ses conséquences déstabilisatrices comme la cherté croissante de la vie, la perspective immédiate des revenus du pétrole et du gaz, l’appétit insatiable des prédateurs en quête de milliards faciles, … orientent notre pirogue vers un cap dangereux. C’est alors le moment d’apurer intelligemment les passifs politiques et de bâtir hardiment l’union sacrée des véritables patriotes.
Mamadou Bamba Ndiaye est ancien député.