Le président de la République Française devrait profiter de sa rencontre, le 7 septembre prochain, avec les présidents des collectivités, régions et départements non hexagonaux, pour embraser d’une flambée de lucioles cette ténèbre d’archaïsmes et d’aberrations qu’est le « système outremer ».
Depuis « l’Appel de Fort de France », ces élus de terrain, confrontés à des difficultés insurmontables, ont en substance réclamé au gouvernement plus de « responsabilité » domiciliée. Le phénomène est assez inhabituel pour que le plus haut responsable politique de la France se saisisse de l’appel. D’habitude, les interpellations unanimes à ce niveau politique, relèvent plutôt du secours, de l’exonération fiscale, de la subvention ou du rattrapage d’un retard millénaire. C’est donc l’occasion pour la France d’assainir son rapport à ces terres lointaines, de refonder l’économie-containers régnante, mais, surtout à mon sens, de réoxygéner les fondements de sa présence au monde en tant que grande nation. Pour circonscrire l’enjeu, interrogeons les termes « outremer » et « responsabilité ».
Les pays dits d’Outre-mer sont pour moi des peuples-nations sans État. Ils sont administrés à distance par un sous-ministère transversal qui met en œuvre des plans de développement répétitifs. Ces peuples composites, de plus de 2 millions de personnes, rassemblant presque tous les imaginaires de la planète, sont apparus dans la colonisation. Leur lutte contre le proto-colonialisme les avait dotés d’un embryon de pensée politique qui a disparu des radars après la loi dite de départementalisation. Celle-ci les a fait rentrer dans cette fiction qu’est la notion de « départements et territoires d’Outremer », laquelle installait, à défaut de continuité territoriale, un prolongement identitaire fantasmatique entre l’Hexagone, maintenu « Métropole », et ses survivances d’une expansion colonialiste. Cette fiction narrative les a précipités dans une autre fable de même tristesse : celle de « zones ultra périphériques » de l’Union européenne.
Utiliser sans précautions les termes « Outremer », « Métropole », « ultrapériphérie », c’est maintenir actif un paradigme colonial ; c’est proclamer la négation du magnifique précipité de cultures, de langues, de phénotypes, de rencontres historiques, d’héroïsmes, de résistances et de courages, que représentent ces pays ; c’est cautionner l’idée d’un centre solaire régissant dans son orbite ombreuse une grappe de populations mineures ; c’est balayer, dans le même esprit, l’extraordinaire variété de situations dans divers océans, au sein de riches et bigarrées « géographies cordiales » ; c’est enfin, réduire les terres natales de Césaire, de Perse, de Fanon, de Glissant, de Damas… et de tant d’autres !, aux handicaps d’une « phériphicité ».
En Martinique, après la loi de départementalisation de 1946 (en fait, loi « d’assimilation », laquelle fit déchanter Césaire), la pensée politique s’est desséchée sur ces trois pierres d’achoppement que sont devenus les termes : assimilation, autonomie, indépendance. Cette post-colonie, a été formatée pendant des siècles, dans son fonctionnement, ses productions et son économie, pour le besoin de sa « métropole ». Ses équipements, et surtout son imaginaire conceptuel, ont été immobilisés par l’assistanat, la dépendance, le « fraternalisme » infantilisant. La peur de l’indépendance, la terreur du largage, en furent les corollaires, entraînant le discrédit de l’idée même d’autonomie. Pour le plus grand nombre, les mots» autonomie» et « indépendance » demeurèrent des incantations vides ou des postures de nègres marrons. Ne subsista qu’une assimilation, impensée elle aussi, triomphante et stérile, maintenant un statuquo d’héritages coloniaux, et rejetant toute singularité, ou pire : réduisant les puissantes différences à de pauvres « spécificités ». Ce fut le meilleur moyen de laisser peser assistanat et dépendance, et de nous priver des floraisons de l’imagination et de l’initiative. En proposant, sous la ferveur de Monsieur Letchimy, de refonder leur relation à l’Hexagone, ces responsables politiques réclament, à mon sens, la mise en œuvre d’un processus de responsabilisation. Ils ont dès lors réamorcé une pensée politique.
Qu’est-ce que la responsabilisation ?
D’abord, ce n’est pas une notion économique, donc cela nous éloigne précieusement de l’économisme triomphant qui les ont transformés en simples gestionnaires de ces marchés- consommation que sont devenus leur pays. Ce n’est pas une revendication liée à l’urgence des inégalités et des précarités hors normes, laquelle les a transformés en Samu-sans-mèdecins des méfaits du capitalisme ; c’est au contraire, affirmer que la question sociale se traite avec plus de pertinence, d’innovation, de profondeur, quand elle se traite en « responsabilité ». Ensuite, ce n’est pas une simple réclamation de compétences ; nos élus ont bien vu combien les « habilitations » et autre « capacités » accordées au compte-goutte, de-ci de-là, ne bénéficient
pas d’une ardente mobilisation ni d’une équation d’efficience remarquable quant à leur mise en œuvre. Le « système outremer » a généré un « syndrome du poulailler » où — même si la cage grillagée est suffisamment large pour battre des ailes sur quelques mètres — aucune poule ni aucun coq vaillant n’a le cœur à voler.
Enfin, ce n’est pas un but en soi : c’est un processus.
Un processus de responsabilisation nous permettrait d’échapper au tryptique des mots vides sous le règne duquel la simple idée du largage suffisait à renvoyer dans les oubliettes de l’Histoire les rares sursauts de dignité. Dire « responsabilisation » — et pas simplement « responsabilités » — c’est réclamer non pas telle ou telle compétence mais un écosystème complexe qui favorise la projection, l’initiative, l’innovation, le courage, la créativité, l’adaptabilité… toute choses qui ont disparu du « système outremer ». Assainir, responsabiliser, innover, anticiper, se projeter dans les défis du monde… Cet écosystème demande à sa base un cadre juridique constitutionnel, qui sortirait des choix binaires pour offrir à ces peuples-nations, la capacité d’être inscrits dans le pacte républicain français en valorisant, non de folkloriques spécificités mais bien des différences fécondes, des singularités hautes. Ces singularités (historiques, biologiques, culturelles, sociétales…) ne se conjugueraient pas avec une fictive « appartenance » mais ouvriraient aux concerts du partenariat, de la coopération, de la solidarité, du respect et de la dignité. La singularité n’entre en conjugaison saine que dans le lieu d’un projet, d’une éthique, d’une vision partagée de ce qu’est notre planète commune — notre Terre-patrie dirait Edgar Morin.
Le projet de Constitution du Chili (que l’obscurantisme vient hélas de rejeter), nous esquisse ce que pourrait être une nation qui voit le monde et dans lequel le monde distingue ce qui procède de la Beauté. Présence horizontale au monde, post capitaliste, sociale, laïque, multi- trans-culturelle, multi-trans-nationale, écologique par essence, de démocratie participative, d’économie sociale et solidaire, visant à une vie digne pour tous, au soin porté à l’individuation, aux minorités, à la coopération, au partage, à la paix, au souci du vivant non-humain, à une réinscription sobre dans le métabolisme de la nature, laquelle deviendrait un sujet de droit opposable à toute prédation… Cela demande une nouvelle Constitution française qui inscrirait dans son marbre un cadre juridique du devenir — un curseur sécurisant adapté à la diversité du monde, aux multiplicités infranationales et aux incertitudes de ce qui vient. Ce cadre, et ses implications en termes de politiques publiques, à commencer par le champ culturel, permettrait à nos peuples-nations de vivre sans crainte leurs projections, et d’aller au bout de leurs diverses, imprévisibles, irréductibles, maturations.
Cette rencontre est l’occasion pour la France, d’ouvrir sa réflexion, d’accueillir ces peuples-nations dans une extension de son imaginaire politique. Les accueillir en dignité, en ce qu’ils sont, et dans un souci d’« épanouissement » mutuel. C’est le moment pour elle de se moderniser par une haute vision, une belle participation-au-vivant-et-au-monde, cette poétique que Glissant criait : la Relation.