La situation d’Air Sénégal en crise avec une dette d’environ 40 milliards dans un contexte de relance économique interpelle les Sénégalais d’ici et d’ailleurs ; Quid de la réalisation de la vision prospective « Sénégal hub aérien régional », un des piliers essentiels du plan Sénégal émergent qui dépend grandement de sa survie ?
L’État du Sénégal, pour profiter de la mondialisation et mieux s’inscrire dans la dynamique de l’émergence, a misé sur son industrie du transport aérien avec l’ambition d’ouvrir le Sénégal au reste du monde, en faire un pays accessible, attractif, productif et compétitif.
En effet, le Sénégal a bien compris que le secteur du transport aérien, en tant que rouage de la mondialisation, mérite d’être soutenu à la mesure des enjeux qu’il porte pour faciliter l’intégration et favoriser un développement équilibré et inclusif.
La situation d’Air Sénégal SA mérite donc une attention particulière.
Pour rappel, Air Sénégal SA est créée le 19 avril 2016 avec l’ambition de devenir un acteur majeur du transport aérien en Afrique de l’ouest. Certifiée le 29 avril 2018, elle démarre ses opérations commerciales le 14 mai de la même année, avec une flotte composée de 2 ATR 72-600 ; 2 A319 et 2 A321. En novembre 2017, la compagnie commande 2 airbus long courrier de type A330-900 de dernière génération pour desservir la route Dakar-Paris inaugurée le 1er février 2019 et permettre la poursuite de son développement intercontinental vers l’Amérique du Nord et le Brésil.
Le 8 mars 2019, Air Sénégal devient la première compagnie africaine à intégrer dans sa flotte le nouvel A330-900 et reçoit le prix de « Compagnie aérienne la plus prometteuse de l’Afrique de l’Ouest pour l’année 2018 » par Capital Finance International en raison de l’ouverture de sa ligne Dakar-Paris-Dakar ainsi que de l’acquisition de deux Airbus A330-900 neo.
Aujourd’hui, la compagnie dispose d’une flotte de 9 appareils en service et de 7 en commande : 2 A330-900 ; 2 A321 ; 2 A319 ; 1 A220-300 ; 2 ATR 72-600 et 7 A220-300 livrables d’ici 2024.
La compagnie compte un effectif d’environ 1875 agents pour 9 avions opérant sur 24 destinations dont Abuja, Accra, Niamey, Ouagadougou suspendues et Dakar vers Cotonou-Douala-Libreville, à compter du 30 octobre pour motifs de faibles performances financières, pendant que les dessertes de Genève, Johannesburg et Londres sont reportées.
La compagnie a également annoncé la suspension prochaine de la ligne New York-Baltimore alternative de Washington-Dulles, inaugurée le 2 septembre 2021, ainsi que des réductions de rotations hebdomadaires vers l’Espagne, l’Italie et le Maroc, alors que des augmentations de fréquences étaient prévues pour ces destinations.
En bref, le programme d’exploitation de la compagnie subit un chamboulement chaotique, alors qu’il est le socle du cœur de métier de l’entreprise. Il représente le produit vendu aux clients ; sa stabilité est primordiale, sa rentabilité est sensée être testée grâce à l’économie des lignes avant qu’il ne soit mis en vente.
Que s’est-il donc passé ? … absence d’études de marché sérieuses, de méthode de travail, méconnaissance des bonnes pratiques ou encore insuffisances croisées dans l’organisation des directions commerciales et directions de l’exploitation ou simplement a-t-on voulu aller trop vite en besogne ?…
La bonne pratique voudrait que les propositions de dessertes et les ouvertures de lignes viennent des commerciaux, après des études de marché et avis des représentants régionaux et des délégués de marché.
L’avis de tous les responsables est déterminant car un programme d’exploitation a des incidences tant sur le plan financier que sur le plan des ressources humaines.
Les objectifs quantitatifs et qualitatifs de progression du coefficient de remplissage et de la recette moyenne des vols sont fixés aux différents vendeurs de la compagnie qui doivent se les approprier à travers des conférences des ventes avec une certaine prise de conscience de la mission qui leur est assignée.
Toute modification du programme en cours d’exploitation, du fait des irrégularités d’exploitation, impacte la gestion et le contrôle des opérations, les services programme et réservation de la direction commerciale d’où la nécessité d’une bonne coordination.
Également, il est essentiel qu’une activité chargée des statistiques et des études commerciales se consacre au suivi des trafics et recettes réalisés pour pouvoir alimenter un système d’économie des lignes afin d’apprécier la rentabilité des vols en cours d’exploitation.
Tous ces facteurs de distorsion du programme des vols ont dû entraîner une réputation de non-qualité, dégrader l’image de la compagnie et contribuer à décourager les bons clients.
Ce qui explique aujourd’hui, le départ progressif des clients d’affaires et autres clients rémunérateurs vers d’autres compagnies plus stables et la prééminence de la basse contribution sur la qualité des recettes de la compagnie.
En vérité, un bon programme de vol stable est obtenu à partir d’une analyse de l’essentiel des courants économiques et culturels de nos États pour en déduire le marché ou tout au moins son centre de gravité. C’est à partir des analyses issues de ces courants de trafic qu’il est possible d’obtenir l’établissement de programmes de vol réalistes rentables et durables, des états financiers, prévisions et budgets ainsi que les solutions et stratégies pour engager l’entreprise sur le chemin de la rentabilité.
Une refonte totale du réseau doit être envisagée sans délai pour permettre une amélioration de la productivité des machines et une réduction des coûts directs de lignes, ainsi que la méthode à implémenter pour assurer la régularité et la ponctualité du programme des vols issu du réseau reconfiguré.
Air Sénégal est à la croisée des chemins, elle doit relever le défi à l’instar des compagnies aériennes africaines dont la durée de vie moyenne sur les 20 dernières années est la plus courte dans le monde : plusieurs raisons à cela. D’abord, elles font face à des coûts d’exploitation les plus élevés au monde (carburant, assurance, maintenance), à des marchés fragmentés de taille limitée et à des taxes exorbitantes.
Tous ces facteurs contribuent à la cherté des titres de transport, à la limitation du trafic et par conséquent empêchent ces compagnies d’atteindre la taille critique de la rentabilité.
Ainsi, elles continuent de souffrir des mêmes handicaps par manque de consolidation, déficits, insuffisance de liaisons et accaparement du marché par les grandes compagnies.
Les compagnies africaines sont encore petites, ce n’est donc pas surprenant que ce soit les plus faibles qui disparaissent : pour une même année, les dix plus grandes compagnies africaines ont transporté ensemble 46 millions de passagers, alors qu’Emirates à elle seule, en a transporté 66 millions de passagers, Lufthansa 100 millions et American Airlines 199 millions…
Le secteur aérien est particulièrement taxé par les États
Il est difficile à une compagnie aérienne africaine de gagner de l’argent par la vente de billets. 40 à 50 % du coût total du billet d’avion payé à la compagnie aérienne qui vous transporte est constitué de taxes, de redevances et de frais qui sont reversés aux gouvernements.
Seules des activités annexes, comme la manutention aéroportuaire ou le fret, sont rémunératrices. Si toutes les taxes étaient supprimées et qu’il ne restait que des redevances destinées spécifiquement à recouvrer les coûts de fourniture d’installations pour l’aviation civile, les voyages aériens en Afrique deviendraient abordables.
Les compagnies aériennes sont utilisées comme collecteurs de taxes, alors qu’elles devraient être protégées pour surmonter les périodes de crise qu’elles traversent.
« Taxe de solidarité, d’enregistrement, de timbre, de départ, d’aéroport, d’embarquement, environnementale, d’infrastructure, sur les voyages à l’étranger, de développement touristique… », il existe plus d’une centaine de types de taxes, redevances et droits différents dans les différentes régions d’Afrique.
Imposer de telles charges, surtout lorsque le secteur du transport aérien ne bénéficie d’aucun retour sur investissement, ne fait qu’inhiber sa capacité à conduire le développement économique à son plein potentiel.
Au plan de la rentabilité, les compagnies aériennes ont du mal à mettre en place des stratégies de rentabilités financières suffisantes du fait :
Qu’elles font face d’une part, à une montée croissante de leurs coûts à cause des nouvelles exigences (normatives, tarifaires, sécuritaires, énergétiques, sanitaires, environnementales. …)
et d’autre part, subissent en même temps, une baisse des recettes unitaires du fait de la concurrence et des difficultés financières. La parade est donc la guerre des prix.
La mondialisation et l’internet donnent l’occasion au consommateur que nous sommes, d’exercer notre liberté de choix de la manière la plus étendue pour profiter d’une offre mondiale sur notre écran, d’où la nécessité pour Air Sénégal de rendre son offre compétitive.
Les transporteurs régionaux comme Air Sénégal font face à d’autres difficultés spécifiques croissantes, notamment des coûts opérationnels élevés, une multitude d’opérateurs, un marché étroit et très concurrentiel ce qui pèse sur leurs finances et conduit à des faillites récurrentes, malgré des perspectives économiques favorables.
Leurs opérations sont marquées par un certain nombre de problèmes à résoudre qui tient au fait des capitaux mobilisés :
Les compagnies sont de petites tailles, n’ont pas assez d’avions et donc vivent des tensions sur la flotte, dès qu’il y a un incident technique qui fait qu’un avion doit être d’urgence mis en entretien en dehors des révisions périodiques programmées, il y’a des vols qui sont retardés de plusieurs heures voire reportés ou annulés.
Ces compagnies ont aussi des problèmes de renouvellement et modernisation de flotte. Les avions coûtent très chers. Il faut, pour pouvoir survivre, avoir la possibilité de renouveler la totalité de la flotte et l’adapter au réseau. Cela représente des investissements importants.
Il y a également autre chose qui ne dépend pas de la responsabilité de ces compagnies : l’évolution de notre espace régional plus particulièrement et de notre continent : l’intégration africaine prônée par nos chefs d’État est primordiale pour la survie de nos compagnies nationales.
Par ailleurs, si la conjoncture économique perdure dans un marché qui se contracte, la situation devient encore plus difficile, avec un impact global sur le transport aérien international pas seulement sur Air Sénégal.
Dans un tel marché où, en plus le nombre d’opérateurs n’a pas diminué, augmenter ses parts de marché ou son trafic suppose, ou des sacrifices sur les tarifs au détriment de la recette totale, ou une amélioration considérable de la qualité des services pour lesquels, davantage de progrès restent à accomplir.
En tout état de cause, un nouveau paradigme, un modèle de croissance à même de mieux servir les intérêts d’Air Sénégal s’impose : d’abord pour le client : « mieux servir le marché du transport aérien en qualité et à des tarifs abordables par un service simple et de proximité » ; pour l’État actionnaire « relier le Sénégal à l’Afrique et au reste du monde, connecter notre économie à l’économie mondiale » et pour l’entreprise « trouver le modèle de croissance qui soit bénéfique aux systèmes d’exploitation mis en place de nature à pérenniser ses activités ».
Air Sénégal doit entamer une cure d’austérité, un Cost Killing, avec moins de destinations, moins d’avions et moins d’effectifs ; proposer au gouvernement un repli stratégique de plusieurs mois pour mieux revenir sur le marché.
L’adaptation ne suffira pas pour venir à bout du mal profond. Ce qu’il faut, c’est restructurer pour sortir la compagnie de la crise dans laquelle, elle est plongée avant même celle du Covid-19, le temps de consolider son modèle et d’assainir ses finances.
Il s’agit d’élaborer un plan de sauvetage et d’opérer un repli stratégique pour mieux revenir.
Il convient pour cela, de présenter au Conseil des ministres, un plan de restructuration en 6 points.
- Réajustement du programme
Ce plan devra réajuster le programme des vols en reprenant toutes les destinations une à une, faire la revue de la rentabilité de chaque ligne pour ne conserver que celles qui couvrent leurs frais d’exploitation.
Le réseau sera réorienté en optimisant les vols de façon à économiser un certain volume d’heures de vols et éviter les vols démultiplicateurs de coûts directs d’une part, et d’autre part renforçer les lignes à haute rentabilité ; hypothèse dans laquelle, le cœur de métier transport régulier passage et cargo, devra jouer son rôle de pourvoyeur de recettes en quantité et en qualité pour couvrir toutes les charges de l’entreprise et dégager un solde positif ; le poids des charges sur l’économie du système d’exploitation devra être compatible au volume d’activités de la compagnie et enfin, chaque ligne devra couvrir la totalité des couts directs qu’elle génère et dégager une marge suffisante pour couvrir la quote part des charges de structure qui lui sont imputées. Plus de lignes de prestige exploitées sans subvention dédiées de l’État actionnaire.
Après ce nouveau passage au crible des destinations conservées, un tri est opéré entre celles qui verront leurs fréquences augmentées et celles dont les dessertes vont baisser…
- Dimensionnement de la flotte
Une cure d’austérité sur la flotte qui devra être uniformisée davantage et dimensionnée au volume des dessertes nécessaires dans une logique de compression des coûts.
- Rééchelonnement de la dette
La dette Air Sénégal est principalement une dette souveraine due aux banques et groupes financiers ayant assuré la garantie de financement de la flotte, l’intervention de l’État est une obligation légale devant la défaillance de la société.
En ce qui concerne la dette opérationnelle aux partenaires techniques, ce plan de redressement devra permettre de disposer d’un document de synthèse explicitant les moyens de parvenir à la rentabilité, pour négocier un rééchelonnement, un véritable concordat à l’amiable avec les différents partenaires, notamment les divers créanciers.
En effet les éléments de progrès contenus dans le plan devront servir de support pour dégager les moyens financiers de remboursement des créances de la Compagnie d’une part, et les ressources pour pérenniser son exploitation d’autre part.
La dette fiscale de l’État du Sénégal devra, quant à elle, si applicable, être apurée purement et simplement par remise gracieuse accompagnée d’un régime de défiscalisation totale sur les 5 prochaines années.
- Assainissement social
Comme pour le programme de vols, Air Sénégal devra diligenter des études poste par poste pour ramener les effectifs aux standards internationaux de 110 à 120 personnels par avion, le ratio est aujourd’hui à 209 agents par avion, ce qui devra conduire à une suppression de 700 à 800 postes. Parmi les premières professions concernées, celles qui disparaîtront d’elles-mêmes avec la digitalisation des process, en sus des départs pour raisons diverses, retraites ou motifs personnels.
- Assainissement financier
L’assainissement financier, dernier volet de cette cure d’amaigrissement devra débuter par une renégociation avec les créanciers, les banques d’investissement, les lessors et les fournisseurs, pour un rééchelonnement de la dette. L’État du Sénégal devra faire adopter dans sa loi des finances, une dotation budgétaire annuelle à affecter à la compagnie nationale. C’est ce qui permettra d’éviter le pire durant ces moments de crise.
- Certification IOSA, parrainage BSP & recherche de partenaire à moyen terme
Une fois que la compagnie sera restructurée et assainie, viendra la recherche d’un nouveau partenaire stratégique avec une proposition de valeur sérieuse envers des majors tels que Turkish Airlines, Qatar Airways ou bien d’autres. …. Un choix de l’État du Sénégal et non de la Direction Générale.
Le Hub Air Sénégal à AIBD consent un Transit à toutes les compagnies qui desservent Dakar avec des interconnections de vols et échanges de passagers sur la base de Code Share ou d’Accords commerciaux avec Air Sénégal à travers différents types d’agréements : BITA, MITA, BPA, SPA, Bloc Space hard ou soft, Free Flow… ce qui lui permet d’optimiser les droits de trafic du Sénégal à travers les accords aériens signés avec les États tiers et à terme, de devenir la véritable Compagnie de la CEDEAO.
Disposer d’un tel hub dynamique et performant reste une formidable opportunité pour Air Sénégal d’intégrer une Alliance mondiale avec comme préalable sa certification IOSA par IATA.
Recommandations
L’intervention de l’État est primordiale, du recentrage du programme des vols, de la flotte à l’allègement des effectifs, en passant par l’élimination des liaisons non rentables, ce plan a, au niveau descriptif, tout pour fonctionner, cependant, au niveau dynamique, ces mesures sont techniques, elles n’auront de chance de réussir qu’avec la mise au travail de l’ensemble du personnel qui devra prendre conscience de la situation critique que traverse la compagnie ; une période qui devra être marquée par une forte volonté de recherche d’économies ; secouer le personnel en le mettant en face de la précarité de son emploi et des véritables enjeux de l’Entreprise.
Le soutien du gouvernement devra être sans faille car les performances de la compagnie contribuent à la vitalité de l’économie nationale dans la triple perspective de la croissance économique, de l’investissement et également du transfert de technologie et d’emplois.
Mamadou Lamine Sow est pilote de ligne, ancien DG aviation civile (Anacim), ancien DG Air Sénégal SA.