Des capitaines putschistes, l’Afrique en a subi à profusion. Du Congo de Marien Ngouabi au Mali de Amadou Haya Sanogo, du Burkina de Compaoré à la Guinée de Moussa Dadis Camara, des divisions entières ont imposé l’ordre martial, avec les promesses de redressement national et de salut public.
Pour faire bonne mesure, il y eut même, pour ces armées d’officiers subalternes rebelles, un état-major d’officiers supérieurs : une pléthore de colonels et une brochette de généraux. Le Nigeria, dans ce registre-là, trône au hit parade, avec, parmi d’autres, le sinistre général Sani Abacha, bourreau du poète Ken Saro-Wiwa, pendu pour avoir organisé des campagnes de protestation pacifiques contre les énormes dégâts causés par les compagnies pétrolières.
Comme Abacha, Bokassa ou Mobutu, peu d’entre ces officiers ont laissé des traces dans l’histoire, autrement que par un passif sinistre, fait de pages sanglantes. Ils firent souvent pire que les régimes civils qu’ils ont renversés, laissant derrière eux désastre économique, divisions régionales, évanescence de l’État, et corruption généralisée.
Rares d’entre eux se sont révélés comme d’authentiques révolutionnaires : Jerry Rawlings, Thomas Sankara.
Sankara reste le seul authentique visionnaire du bataillon. Il laisse à la postérité une forte idée de l’Afrique et surtout, une exemplarité par l’action. Cette météorite dans le ciel noir de l’Afrique a fait d’un des pays les plus pauvres et méconnus de la Terre, une étoile qui brillait pour tous ceux qui rêvaient de la fierté africaine.
Hélas, comme disait son frère en utopies grandioses, Bob Marley, beaucoup ont regardé ailleurs quand ils ont tué ce prophète. Sankara fut assassiné en plein jour et il y eut un médecin pour attester sur pièces, qu’il était victime d’un accès pernicieux de paludisme. Ce disciple fourbe d’Hippocrate ne fut pas le seul homme de l’art à devoir prêter le serment d’hypocrisie que Compaoré & Co exigèrent de leurs collaborateurs. La justice du pays des Hommes intègres, pendant longtemps, ne voulut rien savoir des permis d’inhumer délivrés en catimini pour enterrer nuitamment les victimes de la subite et foudroyante épidémie de paludisme qui, en quelques minutes fatidiques, frappa et emporta Sankara et ses compagnons. Un des hommes les plus adulés d’Afrique fut enterré comme un soldat inconnu, dans une fosse commune. Lorsque les institutions d’un pays sont infectées par la peur d’une mort à la Norbert Zongo, il faut être téméraire pour faire la différence entre une balle de 9mm et une piqûre de moustique. Pire encore, quand la course aux honneurs et aux richesses devient la seule finalité des positions de pouvoir, c’est l’âme des nations qui est atteinte.
Sankara éliminé, Compaoré laissa libre cours à ses pulsions : pour les diamants de la Sierra Leone ou d’autres richesses du Libéria, il sponsorisa, aux côtés de parrains de la mort tels Kadhafi, des guerres parmi les plus sanguinaires de l’Afrique. C’est de ces temps que date le désarmement moral des officiers supérieurs de certaines armées : fomenter des coups fourrés ailleurs, faire commerce de la mort des autres, s’encanailler avec les rébellions sinistres dont le tableau de chasse est écrit au sang des victimes civiles, de femmes violées, d’enfants enrôlés. L’armée aussi pourrit par la tête.
Quand les institutions (justice, armée, corps médical) sont de la sorte contaminées, les dernières digues pour sauver la nation sont déjà minées. Cela explique en partie pourquoi les officiers supérieurs de certains pays excellent plus en des batailles de garnisons, à proximité ou dans la capitale, pour le contrôle du palais présidentiel qu’à diriger les troupes contre les rebelles qui occupent de larges pans du territoire national. On peut trouver beaucoup à dire sur les officiers généraux du Tchad, mais personne ne saurait leur dénier le sens de l’honneur et du sacrifice. Mais quand les officiers des forces spéciales préfèrent parader en tenues de camouflage qui n’impressionnent que les midinettes, les populations désabusées arborent le drapeau russe.
Sans jeu de mots cynique, il faut vraiment perdre le Nord (du pays) sans espoir de voir le bout du tunnel, pour compter sur des forces d’un pays (la Russie) réduit à mobiliser de jeunes réservistes pour éviter la bérézina en Ukraine. À ce propos d’ailleurs, ne vaut-il pas mieux convoquer l’esprit de résistance des Ukrainiens ? À défaut d’exhumer la fierté burkinabè (ou malienne) dont Sankara reste l’incarnation éternelle.
La vraie mort de Sankara survient lorsque ses compatriotes d’Afrique, au lieu de s’inspirer de l’exemple de sa vie et de son sacrifice, cherchent à confier le destin de leur pays à des mercenaires. Et qu’au sein des états-majors de leurs armées nationales, les lignes de fracture sont entre les pro-français et les pro-Wagner.
« How long shall they kill our prophets, while we stand aside and look ? » nous interpelle Bob Marley. Oui, combien de temps allons-nous assister aux massacres de nos femmes, enfants, soldats pendant que les commandants, loin du front, font les yeux doux à Wagner…