A l’issue de la réunion du Conseil des ministres du 29 septembre 2022, le Président Macky Sall avait demandé à son ministre de la Justice, Ismaïla Madior Fall, d’examiner les conditions qui permettraient à certaines personnalités politiques de se faire réadmettre dans le corps électoral, après leur radiation pour cause de condamnations judiciaires. Tout le monde voyait à travers une telle initiative, un souci de la réhabilitation politique de Karim Meïssa Wade et de Khalifa Ababacar Sall. Le communiqué du gouvernement précisait que «le chef de l’Etat a demandé au ministre de la Justice de lui faire des propositions dans les délais les plus rapides». Plus d’un mois après, le projet semble être coincé car les modalités de sa mise en œuvre divisent les différentes parties. En effet, le gouvernement semble vouloir privilégier la voie de l’adoption d’une loi d’amnistie alors que les camps de Karim Meïssa Wade et de Khalifa Ababacar Sall disent refuser une telle formule. Au bout du compte, on réalise que si Karim Wade et Khalifa Sall déclinent la proposition, c’est qu’en réalité ils ne souhaitent pas tant se porter candidats.
Le caprice assez égoïste de Karim Wade
Des franges du Parti démocratique sénégalais (Pds), qui parleraient au nom de Karim Wade, affirment que le fils du Président Wade, condamné le 23 mars 2015, par la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei), rejette l’offre d’une amnistie et continue d’exiger la révision du procès, au motif que Karim Wade avait été mal jugé par une juridiction du reste «illégale». Cette prétention ne manque pas de sens, du point de vue politique. En cas de réouverture du procès de Karim Wade, les compteurs seraient en quelque sorte remis à zéro et le candidat, jusqu’ici virtuel du Pds, pourra aller devant les électeurs en leur disant qu’il reste toujours présumé innocent, tandis qu’une loi d’amnistie laisserait toujours le sentiment d’une certaine culpabilité effacée par une volonté d’amnésie ou d’oubli collectif. D’autres analystes ont pu voir en l’attitude de Karim Wade, un caprice mal placé, surtout que le rapport de forces politiques ne lui permettrait nullement d’imposer la marche à suivre. Cela a d’ailleurs suscité des objections au sein même du Pds, où des responsables ont exprimé leur agacement ou un ras-le-bol devant l’insistance de Karim Wade à préférer une révision du procès ; une perspective qui, au demeurant, resterait hypothétique et se révélerait un couteau à double tranchant car nul ne saurait préjuger de l’issue finale d’un nouveau procès.
Karim Wade trouverait un autre intérêt strictement personnel à la révision de son procès ou mieux, dans une décision finale de relaxe en sa faveur. Cela lui permettrait d’avoir les coudées franches et de garder une image immaculée pour mieux s’occuper directement de ses activités dans le monde de la finance, qu’il développe notamment à Doha, à Kigali et à Kinshasa. On se demande même si Karim Wade ne préférerait pas une telle activité plutôt que de revenir de son exil doré au Qatar pour faire de la politique au Sénégal avec tous ses aléas et inconforts. Avec une facilité déconcertante, Karim Wade menace, par le truchement de ses thuriféraires, de démissionner même du Pds si son parti s’associait à l’idée de voter une loi d’amnistie. C’est dire…
La demande de Karim Wade apparaît plus personnelle et égoïste qu’une démarche politique et manquerait d’altruisme. En effet, il semble n’avoir cure du sort de ses co-accusés (Bibo Bourgi et autres) qui, eux, devraient sans doute être heureux de se voir amnistiés afin de pouvoir tourner une mauvaise page et passer à autre chose. Aussi, il apparaît incohérent que Karim Wade, qui trouve la Crei illégale et rejette ses jugements, continue de demander une réouverture du procès devant la même juridiction. Certes dans ces colonnes, nous n’avons eu de cesse de relever nos réserves pour ne pas dire notre appréciation négative des règles qui organisent la Crei, qui ne garantissent absolument pas un «procès juste et équitable». C’est non seulement dans le sens où le principe du fardeau de la preuve reste imposé aux accusés, mais aussi l’absence dans le dispositif, d’un second degré de juridiction pour recevoir d’éventuels appels formés par les parties, tous travers apparaissant comme non conformes à une bonne distribution de la Justice («Pour une réforme de la Crei», 26 octobre 2015).
Des députés de l’opposition ont brandi l’idée d’une proposition de loi pour amender certaines dispositions de la loi électorale afin de permettre la participation au prochain scrutin présidentiel de 2024, de personnalités politiques comme Karim Wade et Khalifa Ababacar Sall. Ces réformes envisagées ne devraient pouvoir être adoptées si elles ne sont pas acceptées par le groupe parlementaire majoritaire de Benno bokk yaakaar (Bby). Autrement dit, l’idée est partie pour être un pis-aller et Karim Wade comme Khalifa Sall, si tant est qu’ils seraient mus par leur volonté de participer à l’élection présidentielle, risquent de lâcher la proie pour l’ombre.
Au cas où l’idée avancée à grands renforts médiatiques par le Président Macky Sall (comme pour tenir l’opinion publique à témoin), de faire revenir dans le jeu politique ces deux protagonistes échouerait, Karim Wade et Khalifa Sall seront bien mal placés pour crier en 2024, à une attitude anti-démocratique de Macky Sall d’écarter du jeu politique des adversaires redoutables. «On ne peut faire le bonheur des gens malgré eux» et «nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude» !
Ainsi, en a-t-on encore décidé pour Khalifa Sall…
On ne dira jamais assez que Khalifa Ababacar Sall se laisse toujours mener par le bout du nez. Dans une chronique en date du 14 décembre 2020, intitulée «Alliance avec Sonko, Khalifa Sall perdant à tous les coups», nous indiquions que «Khalifa Sall laisse toujours les autres décider pour lui». Il en est de cette idée de rejet de la loi d’amnistie qui vient d’être proposée. Khalifa Sall a laissé les Barthélemy Dias et autres membres du Pastef de Ousmane Sonko parler et décider pour lui et donc, les députés de ce camp se mettent à préparer une proposition de loi de réforme du Code électoral afin de permettre son éligibilité. On a déjà dit que rien ne garantirait le succès d’une telle initiative, mais cette démarche battrait en brèche tout l’argumentaire des partisans de Khalifa Sall qui voulaient faire croire qu’en dépit des dispositions de la loi électorale, l’ancien édile de Dakar pouvait être candidat à la Présidentielle de 2019 comme aux élections locales et législatives de 2022. Il n’y aurait pas aveu plus éloquent de leur mauvaise foi, s’ils se résolvent à corriger ce qui, du point de vue des juges, empêchait la recevabilité de la candidature de Khalifa Sall.
Du reste, Khalifa Sall a plus intérêt que tout autre à une loi d’amnistie. Si la demande de révision de son procès, brandie par quelques gens dont certains qui se sont déjà déclarés candidats ou qui ont fini de choisir leur candidat à la prochaine Présidentielle, aboutissait, on ne voit pas un juge qui lui épargnerait une condamnation pour «faux et usage de faux en écritures publiques et prévarication de deniers publics». En effet, Khalifa Sall a fait maints aveux publics et devant la Justice, d’avoir usé d’une pratique frauduleuse qui avait toujours cours à la mairie de Dakar, et qui consistait à faire des commandes fictives de denrées alimentaires destinées aux indigents, alors qu’en lieu et place des tonnages de riz et de mil, les agents comptables donnaient du cash au maire de Dakar dans le but d’abonder une certaine «caisse noire». En quelque sorte, il dirait de manière triviale : «J’ai volé les caisses de la mairie parce qu’avant moi les maires le faisaient.» Khalifa Sall serait bien drôle de se mettre devant les électeurs tout en traînant dans son casier judiciaire, une condamnation pareille. Dire qu’il s’est trouvé des personnalités qui prônent œuvrer pour la bonne gouvernance et la transparence dans la gestion des ressources publiques, qui ont l’outrecuidance de défendre ou excuser ces forfaitures et forfanteries de Khalifa Sall !
Il est à parier que Khalifa Sall se plairait de voir prospérer l’idée d’une loi d’amnistie comme il s’était bien complu, comme Karim Wade du reste, de la grâce présidentielle que le Président Macky Sall leur avait respectivement accordée en 2019 (Khalifa Sall) et 2016 (Karim Wade). L’un comme l’autre faisaient la fine bouche, affirmant n’être pas demandeurs d’une grâce présidentielle, mais ne s’impatientaient pas moins de voir la procédure aboutir quand d’autres personnes avaient formulé la demande à leur place. Aucun des deux ne s’était fait tirer de force de sa cellule de prison pour humer l’air libre et monter dans le premier avion en attente à l’aéroport de Yoff. De toute façon, en déclinant l’offre d’amnistie, Khalifa Sall oublie lui aussi ses autres compagnons d’infortune comme Mbaye Touré et autres qui devraient bien être contents d’un tel geste et refaire leur vie et leur carrière professionnelle.
Il est à rappeler que quand Khalifa Sall faisait du chichi quant à une demande de grâce, ces personnes, condamnées en même temps que lui, avaient pris sur elles de formuler la demande qui a fini par lui profiter. Dans cette autre situation, il avait fallu décider pour Khalifa Sall pour le sortir de prison.
L’histoire jamais aboutie des demandes de révision de procès au Sénégal
Rechercher un cas d’école de la révision d’un procès dans les annales judiciaires du Sénégal serait rechercher une aiguille dans une botte de foin. L’histoire renseigne que les demandes de révision de procès formulées à hue et à dia, comme celle de Mamadou Dia pour la révision de son procès suite aux évènements du 17 décembre 1962 ou celle de Abdoulaye Wade dans l’affaire de l’assassinat du juge constitutionnel Me Babacar Sèye en 1993, n’ont jamais pu aboutir.
L’ancien président du Conseil de gouvernement du Sénégal (équivalent à l’actuel Premier ministre), Mamadou Dia, avait été accusé de tentative de coup d’Etat contre le Président Léopold Sédar Senghor et avait été condamné avec plusieurs autres de ses compagnons. Ils furent écroués à la prison de Kédougou et seront libérés en 1974, suite à une grâce présidentielle. Une loi d’amnistie avait été adoptée en 1976 pour effacer les faits. Cette loi d’amnistie aura permis à Mamadou Dia de participer aux élections de 1983 et de 1988. Mamadou Dia et ses camarades n’exigeaient pas moins la révision de leur procès. L’un de ses avocats au procès de 1963, Me Abdoulaye Wade, devenu président de la République du Sénégal en 2000, proposa la réouverture du procès. Mais contre toute attente, Mamadou Dia déclina l’offre en 2001. Sa posture aura beaucoup déçu certaines familles de ses compagnons d’infortune, d’autant qu’au-delà de l’acte de réhabilitation, le régime de Abdoulaye Wade entendait, à l’issue d’un nouveau procès, engager la responsabilité de l’Etat et allouer des dédommagements substantiels aux personnes vivantes et aux ayants droit des disparus. Les proches de Mamadou Dia expliqueront que la position du «père Dia» ne relevait pas d’un snobisme quelconque ou d’une défaillance mentale, comme d’aucuns avaient pu le penser. En 2003, Mamadou Dia ne trouvait pas équitable de tenir un nouveau procès auquel ne pouvait pas participer Léopold Sédar Senghor, qui était décédé le 20 décembre 2001.
En revanche, le Président Abdoulaye Wade avait la possibilité ou la latitude de rouvrir le procès de l’affaire Me Babacar Sèye. Il se gardera de le faire et s’empressa dans un premier temps d’accorder une grâce, en février 2002, à la «bande à Clédor Sène», jugée coupable du meurtre du juge Sèye. La mesure de grâce ne semblait pas suffire aux bénéficiaires, qui se montraient très prolixes sur les circonstances de l’assassinat du juge. Ainsi, un député du parti du Président Wade, Ibrahima Isidore Ezzan, initiera subitement une loi d’amnistie en 2005 pour enterrer définitivement cette sale affaire Me Babacar Sèye. On aura retenu que le Président Wade s’était auto-amnistié pour une affaire dans laquelle sa responsabilité personnelle était beaucoup en cause.
Pour en revenir à Karim Wade et Khalifa Sall, on leur dirait que s’ils ont confiance en leur capacité de gagner la prochaine Présidentielle, pourquoi ne se lanceraient-ils pas avec les conditions minimales qu’offrirait une loi d’amnistie, quitte à faire réviser leur procès une fois au pouvoir ? Nombre de ceux qui les encouragent à rejeter l’idée d’une loi d’amnistie semblent ne pas leur vouloir que du bien. Le Pr Cheikh Anta Diop nous enjoignait : «Ku bërey daan !» En d’autres termes, on ne gagne pas un combat qu’on n’a pas livré.