Une vague inflationniste déferle sur le monde. Partout les prix grimpent. À elle seule, cette préoccupation, du fait de son caractère populaire, aurait pu s’imposer comme le sujet principal dans toutes les conversations.
Mais d’un pays à un autre, la conjoncture s’apprécie différemment. Certes, elle met en difficulté les citoyens qui ne sont en définitive que des consommateurs inquiets des lendemains incertains. Elle perturbe des prévisions et fausse des bilans.
Le pouvoir d’achat diminue à mesure que s’intensifie la hausse. Conséquence : faute de moyens accrus face à des produits rares (et forcément chers), de plus en plus de personnes basculent dans la pauvreté quand d’autres s’enfoncent plus bas dans la dégradation sociale.
La hantise prévaut dans les ménages et dans les entreprises. Elle s’empare même des décideurs qui, bien que moins pessimistes (parce que plus informés), cèdent sous la pression des évènements ou concèdent des faveurs que rien ne justifie. La sévérité de la crise justifie les concessions faites mais ne les légitiment pas pour autant. Car personne ne maîtrise ce qui pourrait advenir.
Que ferait l’État en cas de hausse persistante et généralisée ? A-t-il prévu des mécanismes de résilience ? Jusqu’où est-il prêt à aller dans la mansuétude affichée ? En réunissant les acteurs de la consommation, toutes obédiences confondues, le Président de la République a dégagé des pistes tout en prenant des mesures dictées par la situation actuelle. Celle-ci se caractérise par une défaillance du contrôle des prix homologués.
Or un tel défaut profite aux véreux très prompts à enfreindre les règles. Il est temps d’oser pour contraindre leurs agissements. S’ils sont plus sensibles au portefeuille qu’à la décence, pourquoi ne les prive-t-on pas de moyens d’action par des sanctions pécuniaires ? Ils comprennent d’autant mieux ce langage qu’il est suivi d’effet par les saisies ou les exécutons forcées.
En revanche, ils ne sont pas les seuls fossoyeurs de l’économie. La suspicion gagne les rangs de l’administration et ses différents démembrements. Qu’il s’agisse d’indifférence ou de connivence, dans la pratique, les maigres résultats obtenus traduisent un mal-être que nombre d’agents tentent de conjurer par une déloyauté manifeste.
Cela fait obstacle à la réduction des dépenses par économies d’échelle. A dire vrai, la recherche de productivité n’habite pas l’administration au sein de laquelle prévalent des clauses de compétences qui sont une source de désorganisation et de gâchis (moyens humains et techniques). Sa complaisance est ruineuse. La politique s’est installée en son sein.
Les directions centrales d’une administration, autrefois neutre et plébiscitée, deviennent des enjeux de convoitises et des leviers de pouvoirs que se disputent sans décence aucune de hauts cadres inoculés. Tous les grands corps sont touchés par ce virus. Ceux qui sont à leur tête s’exécutent par devoir de reconnaissance et jouissent d’une réputation forgée par l’argent.
Forts de leur technicité, ils développent des « quasi-régies » pour financer des actions d’envergure devant des citoyens souvent médusés. Et pourtant, le poids croissant de l’opinion ne semble pas refréner ces ardeurs ? Tant s’en faut. Il en découle une surprenante conséquence : la classe politique (visible et vibrante) courtise l’opinion publique (invisible mais parée de toutes les puissances possibles).
C’est à croire qu’elle est devenue un fait politique au même titre que le vote ou le débat au Parlement ou dans les médias. Sensibles au jugement de l’opinion, l’homme politique sait que sa carrière est bâtie sur du sable mouvant. Il s’accommode même des travers pourvu simplement que ça lui rapporte des gains politiques. Peu importe la manière.
La volonté générale se reflète aujourd’hui dans les humeurs d’une opinion qui se dote de plus en plus de moyens de se faire entendre. Chacun a une opinion et l’exprime sans trop de peine. C’est en s’agrégeant que les opinions comptent parce qu’elles deviennent une force, un arbitre. Il y a cependant un gros risque que l’opinion s’impose sans filtre, sans débat.
Ce qui serait un recul dans une démocratie qui se respecte parce que la contradiction est justement son « ADN » vital. Tout projet politique doit être sujet à caution. Par les urnes le peuple valide ou récuse les ambitions à travers les délibérations qui ont précédé.
D’aucuns, à tort, considèrent la popularité comme le seul baromètre politique. Une telle perspective aggrave l’état fiévreux de la démocratie dans notre pays et peut-être même en Afrique si ce n’est dans le monde, au regard des revers infligés. Partout l’estocade lui est portée.
Cependant, elle ne doit son salut qu’à l’universalité de son message remis en question par des forces conservatrices ou populistes. Aussi curieux que cela puisse être, les mêmes empruntent le cheminement démocratique pour espérer arriver au pouvoir. Ce paradoxe, pour ne pas dire cette contradiction flagrante, frise le ridicule.
L’apport de la démocratie au réveil de nos peuples mérite plus d’attachement en dépit des imperfections du système, fut-il « le moins mauvais ». De nos jours on aime ou on déteste. Point à la ligne. Réduire la démocratie à ce choix lui ôte son charme et la sympathie qu’elle suscite auprès des foules, puis des citoyens et enfin des électeurs.
Avec Internet et les réseaux sociaux, apparaît une ère nouvelle : celle d’une opinion inédite, indécise, fugace et versatile. « La démocratie à l’âge de ses supports techniques », avait coutume de dire Jacques Julliard, éditorialiste français de renom.
Après le fer et le plomb, qui ont donné naissance au journal, l’électron s’en est suivi avec l’essor de la télévision (concomitamment avec la radio) perçus alors comme un média audiovisuel de type bonapartiste. Les générations actuelles réfutent la hiérarchie et la centralisation. Même le bon sens est titillé.
La foule et les applaudissements suffisent pour ancrer dans les esprits l’émotion et l’impression. En d’autres termes, le jugement, l’analyse, la connaissance et la découverte sont court-circuités voire déclassés. L’affligeante pauvreté des débats actuels témoigne d’une nette dégradation du climat politique où fleurissent plus les invectives que les éclairages, l’outrecuidance plus que la pertinence, la vacuité plus que la densité.
Notre pays, le Sénégal pivote. Mais autour de quel axe ? La classe politique reste enfermée dans ses divisions. L’opinion est déboussolée par une succession ininterrompue de cycles ou de scènes politiques éphémères. Or l’échéance majeure approche. Et rien de lisible n’apparaît à l’horizon. Pour une bonne période encore le clivage ne se précise pas. Prévaut un flou qu’il ne faut surtout pas négliger puisqu’il camoufle les enjeux, élude l’essentiel et diffère les choix. Que vaut une démocratie sans un choix précis de citoyens sûrs et mûrs ?