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Fad’jal De Safi Faye, Une Ethnographie Du Vivre En Commun En Terre Sereer

Série de revues sur l’oeuvre des réalisatrices Safi Faye et Khady Sylla

Co-éditrices de la série : Tabara Korka Ndiaye et Rama Salla Dieng

Khady Sylla et Safi Faye, des noms qui devraient résonner dans notre imaginaire collectif tant elles ont été pionnières, dans leur art et dans leur vie parce que pour elles, l’art, c’est la vie. Leur vie et leur œuvre nous ont particulièrement ému. Pourtant, elles semblent porter en elles, la marque de celles vouées à être des égéries en avance sur leur temps ! Le tribut en est lourd. Si lourd! Et si dramatique. On demeure sur sa faim. Sur la promesse d’un potentiel. On reste sur le regret de ce qu’elles auraient pu être, auraient dû être, si célébrées comme le monstrueusement gigantesque Sembène. On reste sur les si…sur la fleur de toute l’œuvre dont elles étaient fécondes.

Safi Faye a en tout réalisé treize films : La Passante (1972), Revanche (1973), Kaddu Beykat (Lettre paysanne) (1975), Fad’jal Goob na nu (La Récolte est finie) (1979), Man Sa Yay (1980), Les Âmes au soleil (1981), Selbé et tant d’autres (1982), 3 ans 5 mois (1983), Ambassades Nourricières (1984), Racines noires (1985), Tesito (1989), Tournage Mossane (1990) et Mossane (1996).

Elle s’est surtout intéressée au monde rural, à l’émancipation de la femme comme à l’indépendance économique et au poids des traditions, le tout en pays Sereer.

Khady Sylla pour sa part, a été une férue de l’auto-exploration, pour théoriser depuis l’expérience propre. D’abord celle des marginalisés de la société avec Les bijoux (1998), Colobane Express (1999) qui capturent l’expérience du transport urbain avec un chauffeur de car rapide et son apprenti, puis la sienne avec Une fenêtre ouverte (2005) dans lequel elle parle de la santé mentale et enfin Le monologue de la muette (2008) qui parle des conditions de travail des ‘bonnes’. Auparavant, en 1992, Khady Sylla a publié chez L’Harmattan un superbe roman : le jeu de la mer. Les mots, Khady les jongle comme elle s’y accroche car ils la maintiennent en vie. Ainsi qu’elle le reconnaît dans Une fenêtre ouverte : ‘on peut guérir en marchant’.

Dans cette série, nous vous proposons nos regards croisés sur l’oeuvre de Safi Faye et de Khady Sylla, ceux d’une curatrice, créative et chercheuse Tabara Korka Ndiaye dont le projet s’intitule ‘Sulli Ndaanaan’ et celle d’une auteure, créative et universitaire, Rama Salla Dieng, passionnée de documenter la vie et l’oeuvre des oublié.e.s, marginalisée.e.s et silencié.e.s, toutes les deux férues de film, de musique et de littérature.

 

Fad’jal de Safi Faye, une ethnographie du vivre en commun en terre Sereer

Autrice : Rama Salla Dieng

Une cloche résonne alors que la bâtisse de l’église se dessine sous des chants chrétiens qui recouvrent les voix des écoliers dans une classe fermée.

Ces enfants récitent inlassablement la leçon du jour :

‘Louis 14 est le plus grand roi de France

On l’appelait Roi-soleil

Sous son règne fleurirent les lettres et les arts’

À leur sortie de l’école française, les jeunes écoliers, dans un contraste saisissant d’avec la retenue de leur tenue en classe, sont libres de redevenir eux-mêmes : des enfants, mais plus important encore, des enfants Sereer

Les écoliers se dépêchent d’aller rejoindre les anciens sur la place du village sous deux arbres symboliques : le baobab et le kapok. Ils interrogent leur grand-père sur l’histoire (cosaan) de Fad’jal. C’est ainsi que commence Fad’jal, long métrage de 108 minutes réalisé par Safi Faye et paru en cinéma en 1979. Comme une célébration du syncrétisme culturel et cultuel, à moins d’être une critique du colonialisme, le reste du film s’évertue à déconstruire la leçon d’histoire qui se racontait en classe sous le regard bienveillant du maître d’école. Tout au long du film, l’église et la salle de classe seront les seuls espaces fermés, contrastant d’avec l’ouverture des autres lieux de vie et de communion à ciel ouvert (concessions et dans la nature). Le film chronique le quotidien des habitants du village en combinant savamment des séquences documentaires avec du matériel de fiction, symbole d’une technique ethnographique distinctive et alors nouvelle qui exerce encore une certaine influence.

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Le titre français de ce film ‘Grand-père raconte’ nous renseigne alors mieux sur le sens de la citation d’Amadou Hampâté Bâ écrit en gros caractères au début du film : ‘En Afrique un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle’ qui fait écho au proverbe Wolof: ‘mag mat na bayi cim reew. De la citation de Amadou Hampâté Bâ, le philosophe Souleymane Bachir Diagne dira qu’il y a quelque chose de paradoxal dans l’affirmation qu’il faut vite transcrire et archiver l’oralité avant qu’elle ne meurt avec les vieillards. Pour lui, ‘on admet qu’elle est de toute façon déjà morte comme oralité et que la transcription se fait dans la tristesse des adieux et de la lecture des testaments : post mortem’. Le défunt Amady Aly Dieng est moins philosophe lorsqu’il rétorque à Amadou Hampâté Bâ : ‘Il faut voir de quelle catégorie de vieillards. Est-ce le bon vieillard ou le mauvais vieillard ?’ (L’entretien, 2Stv).

Quoiqu’il en soit de ce débat, la mise en scène reflète bien la volonté de Safi Faye de retracer et raconter l’histoire de son village natal Fad’jal tout en honorant la tradition orale et la parole des ancien.ne.s. Le film est en fait un dialogue intergénérationnel en plusieurs parties, sous l’arbre à palabres, abordant des questions centrales comme l’histoire de Fad’jal, le rôle du travail dans la définition d’une identité personnelle et collective, la naissance et la mort, les rites, l’héritage, de même que la transmission selon que l’on suit la lignée maternelle ou paternelle. En terre Sereer, les lignages matrilinéaires prédominent malgré l’évolution du système de parenté : ‘C’est un bâton maternel qui a tracé le Sine’ ainsi que l’explique le Professeur Pathé Diagne.

L’on apprend que le village de Fad’jal a été fondé par une femme : Mbang Fad’jal. Par la voix du griot, l’on découvre que sa petite fille Moussou s’était mariée à Kessine Jogoye, un chasseur d’éléphants. À L’origine, le village était formé d’une constellation d’habitations avec sept places publiques (penc) dont Ngakaane constituait la plus grande place. Le village n’avait ni roi ni reine. Toute son économie prospère reposait alors sur la production et le troc du mil, du riz, et du bétail. La nature généreuse offrait ses ressources aux villageois.e.s : la mer pour pêcher et les forêts pour chasser.

L’histoire de Fad’jal est aussi inextricablement liée à celle du buur Sin (Roi du Sine), Latsouk Fagnam. Ce roi jaloux savait qu’il ne manquait rien à Fad’jal qui était un village autonome et cela lui déplaisait. Il prit donc la ferme décision de détruire Fad’jal sans coup de fusil. Il voyage à Fad’jal avec toute sa suite dans chacune des sept places du village pour se faire célébrer et entretenir. Ce faisant, il épuise les réserves de Fad’jal en se faisant accueillir en grandes pompes. Les habitant.e.s de Fad’jal contraint.e.s à migrer par vagues successives furent appauvri.e.s par les sécheresses et le changement climatique.

Quelques années plus tard, deux jumeaux Ngo décidèrent d’aider les villageois à retourner sur les terres de leurs ancêtres cependant ce fut une tâche ardue qui ne put se faire qu’après moults péripéties dont les jeunes se rappellent aujourd’hui avec humour.

L’on apprend aussi du grand-père que ‘Fad’jal’ veut littéralement dire ‘travail’ montrant toute l’éthique conférée à cet aspect de la vie sociale selon le proverbe Sereer :

‘Qui travaille, rit et sera heureux, qui ne travaille pas, on rira de lui.’

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Pour le professeur Madior Diouf, sept cadres éducatifs définissent la culture Sereer : la case, la maison, l’arbre à palabres ou place publique, le troupeau, l’enclos d’initiation, les jeux de lutte et l’association villageoise. Le colonel Mamadou Lamine Sarr y ajoute d’autres chantiers-écoles : la construction de grandes pirogues, la navigation sur l’océan avec la capacité de s’orienter de jour comme de nuit, dans son ouvrage sur L’éducation du jeune Sereer Ñominka.

Dans Fad’jal, Safi Faye choisit de s’appesantir sur trois aspects fondamentaux : un jeune Sereer doit savoir travailler, danser et lutter. Le travail est d’abord organisé autour d’une division sociale nette comme Safi Faye nous le montre dans Kaddu Beykat, paru quatre ans plus tôt. L’on montre les femmes chantant pendant qu’elles cultivent l’arachide. L’histoire racontée dans le chant est une recommandation à la femme enceinte de se faire aider d’une jeune femme jusqu’à ce que son bébé soit assez solide pour qu’elle retourne à son travail aux champs. La danse et la lutte, sport traditionnel important, occupent aussi une place de choix dans la vie sociale à Fad’jal. La lutte est un jeu d’adresse, d’habileté et d’intelligence plus qu’elle n’est un jeu de rivalité ou de force. Les rituels et invocations aux aïeux occupent aussi une place considérable dans ce sport. Sous le battement des tambours rythmé au gré des chants et des applaudissements des femmes et des jeunes filles, des personnes âgées nostalgiques de leur vigueur et de leur habileté d’antan initient les plus jeunes à la lutte à la fin des récoltes.

La question des acquisitions de terres est abordée. Le patriarche explique que jadis celles-ci se faisaient de manière consensuelle avec le Jaraaf jouant un rôle clé. Cependant, avec la loi sur le domaine national entrée en vigueur en 1964, l’État gère les terres au nom des populations. Les populations de Fad’jal semblent dubitatives : ‘Maintenant, on dit que toutes terres appartiennent à l’Etat depuis la loi sur le domaine national de 1964.’ D’aucuns témoignent : ‘Cette terre qui appartenait à ma famille depuis quatorze générations, j’en ai hérité de mon aïeul qui l’a reçu du roi en contrepartie d’un sabre en argent que ce dernier lui a offert.’ Les terres de Fad’jal sont alors menacées par un nouveau projet de développement touristique qui verrait les populations recevoir 6000 francs de compensation contre la construction d’une case. Cette situation crée une tension intergénérationnelle avec d’un côté les vieux qui refusent de céder et de l’autre, les jeunes qui leur répondent : ‘allez-vous-en ! Votre temps est révolu !’

Un vieux leur intime de se taire et répond cyniquement : ‘Si l’État dit que la terre lui appartient et que nous aussi nous disons la même chose, notre terre, personne ne le volera, personne ne s’en appropriera tant que nous l’occuperons ! Ce clin d’œil fait sûrement référence au concept flou ‘mise en valeur’ de la terre pour éviter d’en être expulsé sans que pour autant les contours du concept ne soient juridiquement clarifiés par le législateur. 

Lapidaire et ironique alors que l’interjection d’un villageois : ‘Mais que faisait cette loi quand nos aïeuls cherchaient à sécuriser leurs terres ? Cette loi n’a-t-elle pas de proches de qui hériter ?’

Dès le lendemain, un après-midi d’octobre 1977, des lotisseurs viennent mais font face à la résistance paysanne.

Ethnologue de formation, Safi Faye s’applique à documenter tous les aspects de la vie sociale de Fad’jal y compris et surtout des histoires de vie personnelles. Ce qui se passe à l’intérieur des cases, autre espace d’éducation et de vie, est montré : des scènes de vie ordinaires, la naissance, le décès. Ainsi donc, la caméra de Safi Faye lève le voile sur un autre aspect peu souvent montré dans les films africains : l’accouchement.

Dans une case donc, une femme : Coumba, se fait aider de deux matrones. L’attente de cette naissance imminente est longue et douloureuse pour celle qui va donner la vie et qui reste d’un calme étonnant. Coumba va et vient, s’accroche au toit de la case. Le silence troublé par ses gémissements lors des contractions et ses lamentations. Elle est maintenant assise, ses deux aides ajustant le pagne qui enserre savamment son ventre pour aider la descente du bébé.

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D’un coup, la délivrance, lorsque le moment venu les deux matrones tirent sur les jambes du bébé qui hurle. Elles la font s’asseoir sur ce qui ressemble à du mil pour l’aider à faire descendre le reste de sang et lui remettent son bébé dans le bras.

Cette délivrance heureuse sonne le coup d’envoi des préparatifs pour la fête ! Une chèvre est égorgée pour l’occasion, les griottes chantent Coumba, la nouvelle maman tandis que les griots congratulent Ndick le nouveau père en louant sa lignée. Rien n’est occulté des rituels qui suivent la naissance : du premier port du bébé à sa première sortie et au plantage d’arbuste en l’honneur du bébé.

Fad’jal montre aussi les rituels d’enterrement et de deuil. Parallèlement, c’est aussi dans une case qu’une veuve en noir se retire après la perte de son époux, le vieux Waly. Tout comme la nouvelle maman, elle n’est jamais seule, mais est accompagnée d’autres femmes. Même dans le silence du deuil, les femmes sont en communauté.

Sous un baobab, un homme d’âge mûr rend hommage à son ami décédé. Détenteur du bâton symbolique du pouvoir dans la culture Sereer, il fait aussi un témoignage sur la qualité du travail de ce dernier, son amour pour les champs, pour les animaux et enfin pour sa famille tout en martelant le sol du bâton pour appuyer son propos. Enfin, il prononce des prières à l’endroit du défunt alors qu’au loin les cris des pleureuses se font entendre. Les chants résonnent :

‘Un bout de bois ne souffre pas, souffrir reste propre à l’homme’

Une pause puis ils reprennent de plus belle :

‘Chef de famille, tu es mort, à qui as-tu confié tes enfants ?

Chef de famille, oh toi qui as quitté les tiens, à qui as-tu confié tes orphelins ?’

L’on sacrifie un bœuf devant les proches qui témoignent sous les regards perdus et attristés des autres proches. Une autre ‘vache de dette’ est remise à la famille du défunt Waly en reconnaissance du geste que ce dernier avait fait pour cette famille. Le partage de la viande et du mil se fait sous le regard et les délibérations de tous et de toutes. Mais à Fad’jal, comme dans d’autres cultures ouest-africaines (comme au Ghana), la mort n’est pas un épisode triste, mais une occasion de célébrer la personne défunte. L’on danse, rit, boit de l’alcool en psalmodiant des prières et en partageant des souvenirs de la personne disparue. Les femmes de la classe d’âge du défunt Waly surtout, chantent et dansent en son honneur : ‘la saveur du mil que tu cultivais nous manquera.’

Dans les dernières scènes, des enfants sont les porteurs des paroles de sagesse Sereer, symbole d’une écoute attentive de leur grand-père et d’une transmission fructueuse et réussie.

La scène finale montre le détenteur du bâton invoquant la pluie pour une bonne récolte auprès des Pangool sous le kapok, symbole du syncrétisme spirituel dans le Sine-Saloum et mieux encore, au Sénégal.

Une trentaine d’années plus tard, comme en écho à Safi Faye, une autre écrivaine, d’origine Sereer et citoyenne du monde dira : ‘Je viens d ‘une civilisation où les hommes se transmettent leur histoire familiale, leurs traditions, leur culture, simplement en se les racontant, de génération en génération’ (Kétala, 2006). Elle s’appelle Fatou Diome.







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