Notre époque offre le spectre d’une humanité oublieuse d’elle-même. Des attitudes qui épousent la pente de la régression occupent les commentaires et autres analyses à travers les médias où se relayent les spécialistes. Le constat semble effarant : l’homme semble se plaire dans l’abîme de la cruauté s’il n’est pas dans le confort de l’indifférence. Le pessimisme est un poison qui cherche à loger dans le cœur pour malmener la conscience. Et l’un des traits caractéristiques de notre époque est la montée du pessimisme. Les hommes sont habités par un tourment diffus qui n’est pas prêt à quitter. C’est sans doute à point nommé que le philosophe Djibril Samb publie le tome 5 de L’heur de philosopher la nuit et le jour, publié en coédition par Les Presses universitaires de Dakar et L’Harmattan en 2021. En effet, le journal philosophique que tient D. Samb n’est pas un journal intime qui gagnerait, lui, à être dans l’ordre de l’intime. Mais ce qui attire l’attention, avant tout, c’est ce regard pénétrant et cette touche toute particulière qu’il offre au lecteur assidu de L’heur de philosopher la nuit et le jour. Il faut le signaler : ce cinquième tome poursuit et clôt, momentanément, les réflexions tilogiques telles qu’elles sont déclinées par l’auteur lui-même.
Le titre programmatique de ce cinquième tome, « Qu’il est difficile de rester humain », nous met face au chantier de l’humain. Nous pouvons penser à l’idée de « perfectibilité » chère à Rousseau ou au vacillement entre l’ange et la bête, chez Pascal. Seulement la particularité de la démarche sambienne est de nous conduire en 221 pages dans les compartiments de l’humaine condition.
Le lecteur acceptant le contrat avec l’auteur lirait la « Préface » dans laquelle D. Samb donne une information capitale. Il écrit en termes clairs que le tome 5 clôt le cycle de L’heur de philosopher la nuit et le jour. Il est, en se définissant, via Aristote, tel que décrit par Montaigne, en ces termes : un « ruminant intellectuel » (p. 73), ce qui ne manque pas de faire penser à Nietzsche. En explorant le vaste champ du quelque chose – le ti – qui englobe aussi l’humain, notre philosophe réinvestit la pensée kantienne pour y opérer une « révolution copernicienne ». Ce qui est à l’envers doit revenir à l’endroit. Nous ne sommes plus dans la palette du permis, mais dans le giron de l’interdit. Quittant le positif, le philosophe de ce temps s’intéresse au négatif qui est à comprendre, ici, non sous l’angle du mal, mais de la limite, voire de la limitation.
Toujours dans la « Préface », D. Samb répondant à la question « Qu’estce que, proprement, être humain ? » note : « c’est réussir à maintenir le contrôle de l’homo spiritalis sur l’homo animalis, empêcher le débordement du second, voire son explosion, menace permanente. Il peut arriver qu’à l’échelle d’une société tout entière, ce contrôle soit perdu, parce qu’on ne sait plus se poser la bonne question, la question utile, non pas, selon le style kantien : « Que m’est-il permis de faire ? », mais plutôt : « Que ne m’est-il pas permis de faire ? » La vraie question porte sur la limite, non sur l’étendue. Je ne parle pas d’espérer, car il n’y a jamais rien à espérer, mais de faire. » (p. 9.).
Penser avec D. Samb revient à s’engager sur le chemin de la reconquête de soi. Ce chemin est un chantier tout en étant un sentier. D’abord, une épreuve qui nous tire de l’immédiateté avant de nous rendre disponible pour la quête, donc pour l’ouverture vers le monde. Un travail de l’en-commun doit être mené au nom de l’humain. S’engager pour un idéal est une véritable raison de vivre. L’homme n’est pas seulement celui qui donne sens ; il en porte dans son être même. L’exigence absolue de son vécu ne réside pas dans la palette de ses possibles, mais dans son refus de laisser prospérer ce qui ne doit pas advenir. Des mots qui disent la vie dans ce qu’elle a de plus authentique et de plus profond : l’humain. Vivre, ce n’est pas seulement occuper un espace et un temps bien déterminés. C’est fondamentalement porter témoignage des autres et de soi-même. Des intersubjectivités éclairées par la réflexion défilent à travers les pages qui peuvent être lues en tous les sens. Être, c’est être à l’école de l’humain, où tout est source d’apprentissage. Le philosophe de ce temps nous invite à exercer notre esprit, à recevoir des leçons de la vie en ouvrant grandement notre cœur.
D. Samb œuvre dans la réflexion, cette pensée critique, qui ne laisse aucune région du réel. L’humaine condition occupe une place de choix dans ses investigations sur le « ti ». En effet, pour lui, l’homme est le « quelque chose humain vivant » (p. 9). Les turbulences de l’histoire ne laissent pas le philosophe de ce temps indifférent. Cette histoire dont l’acteur principal est l’humain est en perpétuelle ébullition. Étant donneur de sens, l’humain est celui qu’il voit dans l’immense empire du « ti » comme l’édificateur d’un nouvel ordre. Dans la lignée de Térence, le philosophe sénégalais professe son humanisme intégral et radical : « Je dois d’abord rappeler que, à la différence notable de nombre de nos idéologues, je suis un humaniste radical » (p. 18). L’humanisme radical du philosophe Samb et révélant son idiosyncrasie est contenu dans cet appel à toujours faire le bien sans se préoccuper d’une quelconque rétribution. C’est ainsi qu’il déclare : « Si faire le bien ne sert à rien, c’est néanmoins ce qu’il faut faire, car le bien fait toujours du bien au bienveillant » (p. 201). Sa position est sans nuance quand il est question de la dignité humaine. Nous pouvons lire sous sa plume ceci : « Sachez-le : chaque fois que vous humiliez un humain comme vous, vous déchoyez de la dignité de l’humaine condition, et c’est à vous-même d’abord que vous faites du tort » (p. 23.). Évoquant la question des honneurs, de la gloire, de la reconnaissance derrière quoi courent tant d’hommes et de femmes, D. Samb conclut sa méditation du 28 avril 2019 en une formule on ne peut plus édifiante : « la satisfaction intérieure suffit à l’homme sage » (p. 81)
La société génère ses propres logiques de violence et de reproduction. Elle établit des zones de marges où certains peuvent opérer impunément. D. Samb interpelle la classe intellectuelle de l’Afrique qui préfère garderle silence sur des questions sérieuses comme le génocide rwandais. Il signale non sans amertume : « L’Afrique pensante ne semble pas prêter une attention suffisante à la création le 5 avril dernier, parle président français, d’une commission de neuf membres sur les archives concernant le Rwanda » (p. 70). À la décharge honorable de Boubacar Boris Diop, qui en fait son cheval de bataille, nous constatons un silence qui frise l’indifférence, ce cancer moral, le drame rwandais semble être une honteuse affaire qu’il faut taire. Le philosophe de ce temps s’en inquiète, s’il ne s’en offusque pas. Loin de lui une attitude raciale ; il n’est pas régionaliste non plus. Son analyse de la crise nous invite à faire en sorte que pareille situation ne se reproduise. La classe politique africaine, qui est plus à la remorque qu’actrice, a montré ses limites. D. Samb a compris que l’horreur n’advient que là où on lui aménage un lieu de culte. Ce lieu, c’est le silence. Pire, l’indifférence. Il reste alerte parce que constamment éveillé face à la dynamique historique des peuples. Cette posture sambienne est à comprendre sous l’angle d’un réalisme intellectuel consistant à se rendre à l’évidence qu’en ce qui concerne l’Histoire et les peuples, aucun acquis n’est irréversible. C’est au cœur de la civilisation que la barbarie se donne comme réalité tangible. Face aux glorieuses victoires, chacun revendique sa belle part. Au cœur de nos tragédies nationales, voire continentales, chacun scrute le visage de l’autre pour lui faire porter le chapeau de la responsabilité. La classe intellectuelle africaine excelle dans un fait désastreux : elle brille dans l’art d’ajourner les urgences.
Djibril Samb est dans la sphère du « petit nombre de grands esprits, d’une fraicheur et d’une indépendance exceptionnelle, surgis au cours des millénaires » (Jaspers). Et parce que la pensée philosophique se manifeste dans « la façon dont s’accomplit, au sein de l’histoire, la condition d’un être humain auquel se révèle l’être même » (Jaspers).
Dans le domaine de la pensée, D. Samb n’est pas un détaillant, mais aucun détail n’échappe à son inspectio mentis. Sa pensée ne s’inscrit nullement dans la contingence ; le philosophe est plutôt sous la conduite d’une exigence absolue. La pensée critique seule guide sa conduite avec une ouverture qui actualise en permanence cet accueil si cher aux humanistes
En portant son regard sur la vie humaine et ce qu’elle recèle comme richesse, notre penseur nous met face à nous-mêmes. C’est dans cette perspective que les trajectoires de Adawiyya Rabia et Vincent Lambert sont évoquées d’une manière diachronique.
Les différents portraits de Rabia sont établis avec minutie (p. 104) en déclinant les étapes de sa vie (p. 88). D. Samb, pour accéder à Rabia, passe par la production poétique de celle-ci. C’est ainsi qu’il s’évertue à étudier les quatorze poèmes de Rabia (p. 88). Cette vie se décline en trois phases. La première étape : débauche, deuxième étape : l’amour voué à un homme, et troisième étape : orientation vers Dieu. Cette dernière phase a pour conséquence l’oubli, voire l’effacement de soi pour laisser toute la place au Divin. Rabia passe de l’humain au divin (p. 102). Un homme peut se lasser d’aimer quelqu’un d’autre, mais l’amour de Dieu ne déraille pas ; il n’est pas dans une visée intéressée, voire égoïste. Finalement, tout se passe comme si Rabia, déçue d’un amour non réciproque, décide de se tourner vers son Seigneur qui ne trahit pas. D. Samb donne un avis global sur Rabia : « Quoi qu’il en soit, je garde, pour ma part, de Rabia, l’image d’une femme puissamment humaine [… ] Ce qui est étrange, c’est que malgré l’élévation de son idéal mystique, dont l’amour est le foyer irradiant, elle soit restée, encore aujourd’hui, une figure irremplaçable de la piété populaire » (p. 106). Rabia mourut octogénaire.
L’accident de Vincent Lambert (p. 124) et les rebondissements qui s’ensuivirent sur le plan judiciaire ont intéressé notre philosophe. Dans son analyse de ce qu’il est convenu d’appeler le « cas Vincent Lambert », D. Samb montre qu’au-delà de l’aspect juridictionnel qui entoure cette affaire avec des positions conflictuelles, voire contradictoires, des protagonistes, il nous faut tenter d’en saisir la dimension métaphysique. Cette problématique métaphysique est au cœur de cette question sambienne : « Si la vie n’est maintenue, littéralement, que par des procédés artificiels, doit-on en conclure pour autant que cette vie n’est plus une vie ? » (p. 122). Vincent Lambert a vécu dans le coma pendant onze longues années.
Notons que Rabia et Vincent Lambert sont deux figures humaines, parmi d’autres, qui servent de fondement illustratif à notre philosophe pour instruire le chantier qu’engage l’humaine condition. Notre philosophe conseille : « Si tu veux bien commencer ta journée, et bien la passer, commence par t’installer dans une disposition bienveillante à l’égard de ton prochain, quel qu’il soit ! » (p. 67). Déjà, dans la « Préface », il parlait de l’exigence pour tout homme de cultiver « la bienveillance envers son prochain », celle-ci étant « enracinée dans l’amour de la paix » (p. 9). Toutefois, il reste lucide et réaliste en portant un regard sur l’humaine condition. « Nous sommes tellement humains par nos travers et nos petits cotés » (p. 85)
D. Samb engage une lecture d’un roman, dans ses méditations, qui profite à son lecteur. Le monde de l’an 3000, tel que décrit dans le roman de Souvestre, semble avoir des germes bien plantés au cœur de notre civilisation (voir p. 210-211.). Face à la logique performative, l’homme contemporain érige en échelle d’évaluation non pas la bête et l’ange, mais la bête et la machine. Le problème de l’argent-roi qui régente la vie des hommes est analysé avec beaucoup de minutie par notre philosophe
Il inscrit le combat, ce corps à corps, avec l’adversité, au cœur de la vie en soutenant : « Il n’y a d’avenir que pour ceux qui se battent, car ceux qui se battent sont ceux qui vivent » (p. 194). L’humanité est malade de ses hommes dont la lourdeur rive au sol. Disparition de la poésie, donc de la liberté de rêver. Le lecteur de D. Samb revient saisi et même frappé en faisant une jonction entre la vie en l’an 3000 et le cas typique de Vincent Lambert. L’abolition des frontières entre les disciplines constituées donne accès à des choses inédites. C’est là que tout prend sens et acquiert une portée. Penser sur l’œuvre de D. Samb tient plus à une entrée dans un sanctuaire plutôt que d’en sortir. Une œuvre qui vous habite par la force argumentative et la précision conceptuelle. Chez notre philosophe, le rien même est digne d’intérêt. Dans la série des méditations (t.1 à t.5), D. Samb s’inscrit dans une pratique philosophique qui va au-delà de la contingence et même de la nécessité. C’est ainsi que dans le tome 5, il décline sans ambages sa posture intellectuelle en notant que le philosophe de ce temps « aime la liberté et réprouve l’oppression » (p. 129.).
Notre philosophe pose le problème du vécu humain et du couronnement de celui-ci – la mort – en termes philosophiques et plus globalement humanistes. D. Samb, en fidèle lecteur de Platon et platonisant, adopte aussi une attitude stoïcienne. De là, sa lecture de la douleur, de la peine et de la souffrance est assez édifiante sur son élévation spirituelle. Dans son entreprise d’enquête et d’analyse du « ti », le philosophe Samb met sa propre pensée à l’épreuve d’un regard objectif. Cette marque éthique est une force morale qui témoigne de sa grandeur. Ce tome 5 est une somme, un trésor. Tout ce qui est traité par Djibril Samb acquiert une portée heuristique. En D. Samb, il nous faut vénérer « cet effort lourd de signification accompli » (Jaspers).