Le 7 février dernier a été célébré, comme chaque année, depuis maintenant 37 ans, l’anniversaire de la disparition du regretté Professeur Cheikh Anta Diop, éminent savant, grand militant du panafricanisme, Secrétaire Général -fondateur du Rassemblement National Démocratique (RND).
A cette occasion, il paraît de la plus grande opportunité de revisiter les grandes idées que ce grand homme a léguées à la postérité. Et de questionner la vision qui les sous-tend, tout s’interroger, non pas sur la pertinence de celle-ci, mais plus exactement sur son actualité.
Pour ce faire, on pourrait se poser au moins deux questions simples :
- Quelles sont ces idées-là qui fondent la vision de Cheikh Anta Diop ?
- En quoi cette Vision est-elle encore d’actualité ?
Les idées majeures que Cheikh Anta Diop a léguées à la postérité
Dans Nations nègre et Culture (Présence Africaine,1979), comme dans ses travaux ultérieurs, notamment Civilisation ou Barbarie (Présence Africaine, 1981), une autre de ses publications majeures, Cheikh Anta Diop a développé moult idées novatrices. Quelques-unes des plus emblématiques vont être déclinées ici.
De l’origine africaine de l’humanité et de la race noire du Premier homme :
Contrairement aux thèses polygénétiques qui dominaient à l’époque, Cheikh Anta Diop défendait et finit par faire admettre au monde scientifique, en même temps que d’autres savants qui défendaient la même thèse, le caractère monogénétique de l’origine de l’Humanité ; c’est-à-dire son apparition première en un seul et unique lieu. Et ce lieu, selon les enseignements du professeur, n’est nulle part ailleurs qu’en Afrique, du côté des Grands Lacs, dans les zones du Kenya, de la Tanzanie et la Zambie actuels. Deux raisons majeures justifient cette thèse : la première est que les plus proches cousins de l’homme actuel sont « les grands singes africains », ce qu’avait déjà énoncé Charles Darwin dès 1871 ; la seconde raison est que les plus anciens fossiles d’hominidés ont été découverts en Afrique. Et de fait, toutes les fouilles archéologiques postérieures aux thèses de Cheikh Anta Diop sont venues confirmer celles-ci. Ainsi, cette zone géographique est désormais reconnue comme le « berceau de l’Humanité », d’où sont partis, par vagues, des groupes de migrants qui allaient essaimer vers les autres continents. Cette thèse a été récemment corroborée par les ossements de « Cheddar Man » découverts en 1903, et ayant fait l’objet de test ADN ; ainsi, cet ancêtre britannique (« le plus ancien squelette d’homo sapiens découvert en Grande Bretagne »), apparemment arrivé en Angleterre il y’a plus de 10 000 ans, avait « la peau foncée, des yeux bleus et les cheveux bouclés » (selon le quotidien The Guardian).
De fait, dans les conditions climatiques qui prévalaient alors, le Premier homme, né en Afrique, était nécessairement doté d’une forte dose de mélanine, cette substance chimique dans l’organisme de l’homme qui permet à celui-ci de résister aux rayons du soleil, dans des conditions draconiennes de forte chaleur, pour pouvoir survivre. Il se trouve que c’est cette mélanine qui protège et détermine la couleur de la peau : plus on en a, plus la peau est sombre et tend vers le noir ; vice-versa, moins on en a, plus la peau est claire et tend vers le blanc. Le premier homme, avec donc nécessairement une forte dose de mélanine dans le corps, fut un Noir, sauf preuve contraire ; cela est aujourd’hui universellement admis dans les milieux scientifiques, et au-delà. D’autant que les analyses par le Carbone 14 sont venues étayer cette thèse.
Il faut souligner que l’éminent savant se basait toujours sur des sources pertinentes et indiscutables : résultats des recherches de ses prédécesseurs, fouilles archéologiques, analyses chimiques, livres saints (Bible et Coran).
De La race noire des populations de l’Egypte antique
Cheikh Anta Diop pose très clairement et très nettement cette problématique dans Nations Nègres et Culture… : « En disant que ce sont les ancêtres des Nègres qui vivent aujourd’hui principalement en Afrique Noire, qui ont inventé, les premiers, les mathématiques, l’astronomie, le calendrier, les sciences en général, les arts, la religion, l’agriculture, l’organisation sociale, la médecine, l’écriture, les techniques, l’architecture ; que ce sont eux qui ont, les premiers élevé des édifices de 6 000 000 de tonnes de pierre (Grande Pyramide) en tant qu’architectes et ingénieurs – et non seulement en tant qu’ouvriers ; que ce sont eux qui ont construit l’immense Temple de Karnak, cette forêt de colonnes, avec sa célèbre salle hypostyle où entrerait Notre Dame avec ses tours ; que ce sont eux qui ont sculté les premières statues (colonnes de Memnon, etc.), en disant tout cela, on ne dit que la modeste et stricte vérité, que personne, à l’heure actuelle, ne peut réfuter par des arguments dignes de ce nom. » (Cheikh Anta Diop, Op.Cit.)
Si Cheikh Anta Diop se prononce de façon aussi péremptoire sur une question scientifique si controversée, c’est que, sûr de son fait, et comme à son habitude, se référant aux résultats de recherches de ses prédécesseurs, procédant à des analyses chimiques sur des tissus prélevés des momies, menant des recherches anthropologiques, et singulièrement des études linguistiques…, il a adossé ses propres recherches sur des sources irréfutables. Et, depuis Le colloque international du Caire (28 janvier, 3 février 1974) notamment, cette thèse est aujourd’hui reconnue comme avérée.
De la parenté entre l’Égypte antique et l’Afrique noire moderne, l’antériorité des civilisation nègres
Les idées dominantes de l’époque caractérisaient l’Égypte antique comme étant une nation tantôt ‘blanche’, tantôt ‘sémite’, la rattachant même parfois à l’Asie ou à… l’Europe. Alors que son appartenance géographique à l’Afrique crève les yeux ! Là aussi, il a fallu à l‘éminent égyptologue mener des études dignes de foi, pour rétablir la vérité historique. Cheikh Anta Diop a dû procéder à des études comparatives faites entre les structures sociales, les institutions étatiques des deux zones géographiques, mais aussi, singulièrement, entre les langues parlées en Égypte antique d’une part, et dans le reste de l’Afrique d’autre part pour tirer ses conclusions (cf. L’unité culturelle de l’Afrique Noire, Présence Africaine, 1959). Aussi, Jose Do Nancimento, politologue et juriste congolais, nous apprend : « Diop a mis en perspective cette parenté en ce qui concerne le phénotype, les institutions politiques, les représentations religieuses et philosophiques, les langues parlées… » (Jose Do Nancimento, La pensée politique de Cheikh Anta Diop, l’Harmatan 2020).
Cette parenté entre l’Égypte ancienne et le reste de l’Afrique entérine bien l’antériorité des civilisations nègres puisqu’elle établit, depuis longtemps, que l’Égypte antique était peuplée de Noirs, qu’elle était la plus prestigieuse et la plus ancienne civilisation que l’Humanité ait connue, et qu’elle était la nation-mère de tous les États africains qui vont se constituer bien plus tard. Il faut savoir que l’Égypte ancienne était la source de prédilection où venaient s’abreuver de savoirs tous les Sages de la Grèce antique : Solon, Thalès, Platon Pythagore… Il ne serait pas du reste sans intérêt, de rapporter ici les propos de Pythagore pour illustrer cette réalité « … Je ne saurais prétendre au titre de sage car ce titre est réservé aux initiés supérieurs de la Valée du Nil. » (Alpha Youssoupha Guèye, Spiritualité et Sciences dans l’action de Cheikh Ibrahima Fall et la Pensée de Cheikh Anta Diop, Les Éditions Omayal, 2021). Si le philosophe fait ici preuve de toute la modestie attendue d’un intellectuel de sa trempe, il n’en témoigne pas moins de sa vénération des Sages de l’Égypte antique auprès de qui il allait s’initier. Quelle plus grande reconnaissance de l’antériorité de la civilisation égyptienne, des civilisations nègres, par rapport aux autres civilisations que connaitra l’Histoire !
De l’unité culturelle de l’Afrique
C’est en particulier dans son ouvrage, L’Unité Culturelle… que Cheikh Anta Diop établit cette unité du continent, dans la foulée de son étude comparative entre l’Égypte ancienne et le reste du continent ; mais aussi, en procédant à une analyse pointue du système du matriarcat qui caractérisait quasiment toutes les nations de l’Afrique précoloniale. Singulièrement, au plan linguistique, ses découvertes ne laissent aucun doute sur l’unité culturelle de l’Afrique dont les langues parlées sont essentiellement des langues à classes, caractéristique essentielle de celles-ci. Alpha Youssoupha Guèye explicite bien la position de l’égyptologue sur la problématique de l’unité africaine : « Dans ses travaux, Cheikh Anta Diop aborde, loin de toute autoglorification, le patrimoine africain en mettant en lumière l’unité historique, l’unité géographique l’unité psychique, la cohérence de l’organisation de la famille africaine précoloniale, de l’Etat, l’existence de solides conceptions philosophiques et morales formant une unité culturelle évidente des peuples d’Afrique… Il y’a un fond linguistique commun… » (Alpha Youssoupha Guèye, Ibid.).
De l’importance fondamentale des langues nationales dans tout processus de développement économique, culturel et social d’un État
C’est un fait, le langage est, pour toute communauté humaine, le véhicule par excellence de communication dans la vie de tous les jours, dans ses activités culturelles, socio-économiques, politiques… La langue qui exprime ce langage est donc porteuse de l’histoire, des valeurs, de la psychologie, pour tout dire de la culture de la communauté considérée. Historiquement, les grandes civilisations qui ont connu une pérennité remarquable, ont en général, été édifiées par le biais de l’écriture de la langue ; c’est le cas de la civilisation de l’Égypte ancienne, des civilisations grecque, latine, arabe, chinoise, indienne, etc. Par contre, les civilisations qui n’ont pas connu ou qui ont perdu l’écriture de leur langue, tout en gardant de leur grandeur, ont adopté l’oralité, comme substitut, modalité moins rigoureuse et moins pérenne. Partant de tels constats, on peut comprendre les trois principes de base dégagés en la matière par le professeur Cheikh Anta Diop, dans un de ses articles publié dans Taxaw, organe du RND, qu’il ne serait pas superflu rappeler ici :
– « Le développement par le gouvernement dans une langue étrangère est impossible, à moins que le processus d’acculturation ne soit achevé, c’est là que le culturel rejoint l’économique ».
– « Le socialisme par le gouvernement dans une langue étrangère est une supercherie, c’est là que le culturel rejoint le social ».
– « la démocratie par le gouvernement dans une langue étrangère est un leurre, c’est là que le culturel rejoint le politique ».
Le premier principe de ce triptyque est attesté, vérifié par les faits historiques : il n’existe aucun État au monde qui se soit développé convenablement en faisant fi des langues parlées par les populations, pour emprunter une langue étrangère comme langue officielle à leur place. Sauf si, en effet, le processus d’acculturation a fini d’accomplir son œuvre, en produisant des êtres hybrides qui ne se re connaitraient plus dans leur culture d’origine. Ce dernier état de fait étant l’objectif déclaré de toute entreprise coloniale, et que tout pays indépendant qui voudrait construire une économie auto-centrée et solide, un développement durable, devrait impérativement éviter.
Le deuxième principe met en garde les États illégitimes qui usent et abusent de l’ignorance de leurs administrés, et alerte les peuples, en leur rappelant que tout système socialiste véritable repose sur leur mobilisation consciente. Voilà pourquoi Cheikh Anta Diop parle de « supercherie », terme que d’aucuns pourraient prendre pour un mot « trop fort ».
Le troisième principe, enfin, renvoie à une pratique saine de la Démocratie qui repose sur le principe de majorité. Comment en effet, concevoir la Démocratie lorsque la très large majorité de la population, analphabète, ne comprend pas les règles du jeu, consignées en langue étrangère ?
Alliant la pratique à la théorie, Cheikh Anta Diop, à l’occasion de la semaine culturelle de l’École des jeunes filles de Thiès, en 1983, donna une grande conférence sur les langues nationales, entièrement en wolof, avec pour thème : Làmmiñi réew mi ak gëstu. Boubacar Boris Diop nous apprend : « Au-delà du thème abordé – langues nationales et recherche scientifique – cette conférence résume avec clarté les thèses centrales de la pensée de Cheikh Anta Diop. » (Boubacar Boris Diop, Le Sénégal entre Chekn Anta Diop et Senghor, L’Afrique au-delà du miroir, Éditions Phillipe Rey, 2007).
En tirant les leçons de ces principes, on pourrait en conclure, bien évidemment, qu’il ne saurait y avoir de développement véritable pour notre pays, tant que nos langues nationales ne prendront pas la place qu’elles méritent, en leur donnant leur statut de langue officielle : langue de gouvernement, langue d’enseignement et langue de travail dans tous les domaines.
Aujourd’hui, 21 langues nationales ont été codifiées ; il existe des dictionnaires en langues nationales et les règles grammaticales ont été établies et mises à jour pour la plupart d’entre elles ; il y’a surtout une floraison de productions littéraires dans tous les genres (romans, nouvelles, théâtre, contes, poésie, essais…). Enfin, dans la vie de tous les jours, en public, comme en privé, dans les médias comme dans les maisons, dans la rue, et même dans les « vestiaires » des salles de classes à l’école, nos langues maternelles constituent le principal véhicule linguistique.
Aujourd’hui, manifestement, le wolof, (dans un premier temps concomitamment avec le français), pourrait constituer la langue officielle du pays, avec, corrélativement, l’enseignement dans les autres langues au niveau de l’Elémentaire. En effet, dans le processus d’acquisition des connaissances, l’enfant qui n’utilise pas sa langue pour son apprentissage, connaîtra toujours un retard de près de 6 ans, avant de pouvoir rivaliser avec son camarade qui aura eu le privilège d’apprendre dans sa propre langue. Ces réalités–là, qui frisent l’évidence, Cheikh Anta les avait mises en exergue il y a… plus d’un demi-siècle, avec Nation Nègre… !
De l’engagement pour un futur État fédéral d’Afrique Noire
Tout le monde sait la conviction, la ferveur avec lesquelles Cheikh Anta Diop a consacré sa vie pour tracer les sillons de l’unité africaine, pour l’avènement d’un État Fédéral d’Afrique Noire.
Avec son ouvrage, Les fondements économiques et culturels d’un État Fédéral d’Afrique Noire (Présence Africaine, 1974 – revue et corrigée) Cheikh Anta Diop laisse à la postérité africaine le premier (l’unique ?) Plan de Développement de l’Afrique Noire, qui est aussi une Plateforme de Révolution politique, pour assurer un développement prospère et durable de son continent.
Chez Cheikh Anta Diop, il n’y a pas d’unité sans mémoire, sans conscience historique : il est donc question d’abord de restaurer la conscience historique, ce ciment qui détermine l’appartenance à une communauté, qui mobilise et galvanise les peuples et conditionne l’unité.
De même, nous append-il, « Il n’y a pas d’identité nationale et fédérale sans un langage commun : l’unification linguistique est possible » (Cheikh Anta Diop, Ibid, 4e page de couverture). A ce propos, on le sait, le savant, militant panafricain, propose l’adoption d’une langue unique de gouvernement au niveau continental, tout en recommandant l’utilisation des langues nationales comme langues de travail et d’enseignement, selon les pays.
Au plan politique, il s’agit d’éviter non pas la « balkanisation » en tant que telle, mais plus encore, la « sud-américanisation. Car si la « balkanisation » est source d’instabilité, la « sud-américanisation » également facteur d’instabilité, s’accompagne de séries de coup d’État, sans fin, téléguidés de l’Extérieur. Avec, nous met-il en garde : « … Une prolifération de petits Etats dictatoriaux sans lien organique, éphémères, affligés d’une faiblesse chronique… sous la domination économique de l’étranger… » (Cheikh Anta Diop, Ibid). D’où la pertinence, voire la nécessité du fédéralisme entre des États souverains. Au regard de l’actualité politique africaine, on conviendra que l’Histoire a, encore une fois, donné raison à Cheikh Anta Diop.
Au plan économique, avant de proposer un plan de réalisation de ses idées, le savant a tenu d’abord à faire la revue des potentialités économiques du continent, notamment en ce qui concerne son potentiel énergétique (hydraulique, hydroélectrique, solaire, éolienne, thermique des mers, atomique, thermo-nucléaire, géothermique, etc.). Il s’agit ici d’un véritable travail scientifique et technique qui repose sur le réel. Dans la même perspective, Cheikh Anta Diop indique une mutualisation des ressources continentales, les connexions possibles entre les ressources énergétiques, les richesses agricoles et celles minières, de l’Ouest à l’Est, du Nord au Sud de l’Afrique.
Enfin, il aborde la question cruciale de l’industrialisation, indispensable à tout processus de développement viable : la conquête et l’organisation du marché intérieur ; les moyens de transport entrant dans la même perspective ; l’incontournable question de la formation des cadres techniques ; l’institution d’un Fonds d’Investissements permettant le financement de tous les programmes et projets à mettre en œuvre. Toutes choses étant le soubassement de politiques d’États indépendants pour des économies auto-centrées au bénéfice exclusif des intérêts nationaux.
« En Conclusion pratique », comme il l‘annonce lui-même, l’illustre savant propose « 15 points essentiels comme principes de base d’une action concrète » (Cheikh Anta Diop, Ibid). Tout en renvoyant le lecteur à l’œuvre, un opuscule facile à lire, on ne saurait manquer d’en citer, tout au plus, les quatre premiers, dans l’ordre décliné :
– Restaurer la conscience de notre unité historique,
– Travailler à l’unification linguistique à l’échelle territoriale (nationale) et continentale, une seule langue africaine et de gouvernement devant coiffer toutes les autres ; les langues européennes, quelles qu’elles soient, restant ou retombant au niveau de langues vivantes de l’enseignement secondaire.
– Élever officiellement nos langues nationales au rang de langues de gouvernement…
– Étudier une forme de représentation efficace de l’élément féminin de la nation.
Il importe ici de souligner la proposition d’un système « bi-caméral-genre » (si on peut le dire ainsi), pour l’institution législative : une Chambre législative composée exclusivement de femmes et une Chambre législative uniquement pour les hommes. Un tel système va bien évidemment, beaucoup plus loin que celui de la parité, actuellement en vigueur dans notre pays, système encore révolutionnaire sur le continent, voire dans le monde entier. Cette proposition, qui pourrait paraître idéaliste et impraticable, n’a effleuré l’esprit d’aucun autre intellectuel ou politique, semble-t-il. Pourtant, Cheikh Anta Diop la fonde sur les réalités culturelles africaines.
On sait en effet, avec le chercheur, que dans nos anciens empires ou royaumes, lorsque les hommes se réunissaient le jour, pour traiter des affaires de la Cité, la nuit, les femmes en faisaient de même sur les mêmes sujets, avant qu’une solution concertée ne soit trouvée et retenue. Ainsi, nous rappelle-t-il (ou nous apprend-il) : « … Aussi, les femmes participaient-elles à la direction des affaires publiques dans le cadre d’une assemblée féminine, siégeant à part, mais jouissant de prérogatives analogues à celles de l’assemblée des hommes » (Cheikh Anta Diop, Ibid.). L’historien donne l’exemple de la résistance militaire de Béhanzin à l’armée française : « … une décision de l’assemblée des femmes du royaume, qui s’est réunie la nuit, après celle des hommes réunie le jour, et qui, à l’inverse de cette dernière, avait donné l’ordre de mobilisation et la guerre. La décision fut ratifiée par les hommes… Loin d’entraver la vie nationale et d’opposer les hommes et les femmes, il (le bicaméralisme) garantissait l’épanouissement de tous. » (Cheikh Anta Diop, Ibid.)
Une telle option, à la fois originale et révolutionnaire, fera dire à la féministe Dr Aoua Bocar Ly que Cheikh Anta Diop est un « Féministe en pratique et en théorie. » ; justifiant son propos, elle insiste : « C’est donc forte de ce que nous avons observé dans sa pratique, et décelé dans sa pensée (écrits et conférences) que nous affirmons que Cheikh Anta Diop est un éminent féministe ». (Aoua Bocar Ly Tall, Cheikh Anta Diop l’humain derrière le savant, l’Harmatan Sénégal, 2022)
Dès lors, il ne serait pas superflu d’insister sur ce point qui figure à la fois comme un trait de caractère (dans la pratique), et une conviction (dans la théorie) de Cheikh Anta Diop, et qui est souvent ignoré ou méconnu du grand public, voire de l’élite. Quand donc, l’Intelligensia africaine, va-t-elle sortir des sentiers battus de l’idéologie coloniale, pour oser emprunter les pas du nouveau paradigme proposé par Cheikh Anta Diop, pour affirmer et bâtir la renaissance africaine, à partir des réalités africaines et pour le seul intérêt des Africains ?
De la continuité historique et de la conscience historique
Cheikh Anta Diop a été certainement le savant qui a le plus usé de ces deux concepts fondamentaux, en les développant, en les affinant, pour en faire des outils d’éveil des consciences et d’émancipation de l’intelligentsia africaine.
Dans presque tous ses écrits, notamment dans L’Afrique Noire précoloniale (Présence Africaine, 1960) ou dans L’Unité culturelle…, on découvre des développements importants de l’évolution des sociétés africaines (genèse, caractéristiques, apogée, déclin…) à travers des démonstrations sourcées et documentées, démontant au passage beaucoup d’idées reçues que l’on prenait pour acquises définitivement.
Il faut savoir que les cultures et les civilisations ne naissent pas spontanément, ex-nihilo, pas plus qu’elles ne disparaissent du jour au lendemain, comme par enchantement. Leur progression, de leur naissance à leur disparition, suit toujours un long processus, favorisé tant par des facteurs internes (luttes entre groupes sociaux, entre castes, entre classes sociales…) que par des facteurs externes (tendances hégémoniques, impérialistes de nations militairement fortes sur d’autres plus démunies économiquement, militairement…). Il en a été ainsi, par exemple, pour la Grèce antique comme pour l’Empire romain, pour la civilisation byzantine… Il en a été de même pour l’Égypte antique qui a duré 3120 ans (environ -3150 à -30) et dont le processus de mutation a connu trois grandes périodes, pour l’essentiel : l’Ancien Empire, le Moyen Empire et le Nouvel Empire. Ce processus, non linéaire, a naturellement aussi caractérisé l’évolution du reste de l’Afrique, depuis l’Égypte ancienne, jusqu’aux empires et autres royaumes déclinents, après leur apogée (Ghana, Mali, Tékrour, Songaï, Djolof, Saloum, Gabou…). Aujourd’hui encore, les sociétés modernes sont soumises aux mêmes lois d’évolution (croissance, apogée, déclin). C’est cela, la continuité historique : ce fil conducteur qui lie les différentes étapes du développement historique d’une communauté donnée. C’est ainsi qu’il y a, par exemple, quelques siècles, l’Afrique a connu le phénomène de la traite des esclaves : orientale (VIIe – XXe siècles) d’abord, puis ensuite, atlantique (XVe – XIXe siècles) ; ces agressions extérieures inhumaines, véritables actes de barbaries de la part d’États militairement plus forts, sont venues bouleverser les structures sociales internes, pour rompre la continuité historique de leur développement. Ces bouleversements extérieurs (auxquels il faut ajouter la colonisation et la néo-colonisation) ont ainsi été des facteurs bloquants de la continuité historique des sociétés africaines, et expliquent le retard relatif qu’elles connaissent dans le processus de leur développement.
Il n’y a pas lieu alors, pour les Africains, de rester perplexes et de douter des réalisations prodigieuses dont nos ancêtres ont été les artisans : il faut remonter ce fil conducteur jusqu’à la source, rétablir la continuité historique pour se convaincre de l’apport fondamental des civilisations nègres à la construction de la civilisation planétaire en devenir. Un tel exercice débarrasserait l’Africain ou l’Afro-descendant de tout complexe infériorisant et mal placé.
Pourtant, Cheikh Anta Diop confesse que, lorsqu’il entreprenait, au tout début, ses recherches, il était loin de se douter de ce qu’il allait trouver. Seul l’intéressait, disait-il, ce fil conducteur pour restaurer la continuité historique du continent africain ; dans cette confession (au colloque du Caire), il donnait presque l’impression de s’excuser pour avoir fait de telles découvertes aussi fantastiques à l’actif de l’Afrique : « … Ce qui m’intéressait c’était de trouver le chemin humble de nos ancêtres les plus lointains, et quand je suis tombé sur l ‘Égypte, mes camarades de ma génération le savent, j’étais gêné, ça ne m’intéressait pas de tomber sur l’Égypte pour ce que je cherchais. C’est le fil conducteur, c’est la restauration de la continuité historique qui m’intéressait, c’est cette conscience historique qui est le ciment qui réunit les individus d’un peuple… C’est ce sentiment historique que je voulais restituer, restaurer… »
Prendre conscience de cette continuité historique, et en tirer toutes les conséquences positives, c’est donc cela la conscience historique. Les Africains devraient s’en armer pour « aller à l’assaut du ciel » ! Telle est l’invite du savant panafricain Cheikh Anta Diop qui assoie ses thèses sur des convictions profondes étayées et éclairées par une démarche scientifique rigoureuse basée sur le réel.
De la civilisation planétaire plutôt que de la barbarie
Cheikh Anta Diop était profondément humaniste, dans le sens où sa véritable préoccupation, sa cible essentielle était : l’Homme. Ainsi, l’illustre savant, tout préoccupé par le devenir de l’Afrique qu’il était, ne se montrait pas moins soucieux de celui de l’humanité toute entière, tout au long et à travers toutes ses publications. Par exemple, dans Civilisation ou Barbarie où, mettant en garde ses contemporains, il militait « pour bâtir la civilisation planétaire au lieu de sombrer dans la barbarie ». (Cheikh Anta Diop, Op.Cit.)
Il faut en effet bien noter que l’éminent penseur ne tire aucune gloriole de ses découvertes, ni en tant qu’individu, ni en tant qu’Africain. Lui-même met en garde ses compatriotes africains : « … Dès lors, le Nègre doit être capable de ressaisir la continuité de son passé historique national, de tirer de celui-ci le bénéfice moral nécessaire pour reconquérir sa place dans le monde moderne, sans verser dans le nazisme à rebours, car la civilisation dont il se réclame eût pu être créée par n’importe quelle race humaine – pour autant que l’on puisse parler d’une race – qui eût été placée dans un berceau aussi favorable, aussi unique. » (CAD, Ibid.)
Il ne serait pas sans intérêt d’insister sur le fait que Cheikh Anta Diop n’a pas cherché à classer les Nègres au-dessus des Blancs ou d’une quelconque autre race. Du reste, comme on s’en rend compte, il n’utilise la notion de « race », qui lui répugnait, que pour bien se faire comprendre, notamment de ses confrères qui, eux, avaient consacré ce terme dans leurs divers travaux. Ne soyons donc pas étonné qu’il insiste pour clamer haut et fort ses convictions universalistes : « Nous aspirons tous au triomphe de la notion d’espèce humaine dans les esprits et dans les consciences, de sorte que l’histoire particulière de telle ou telle race s’efface devant celle de l’homme tout court. On n’aura plus alors qu’à décrire, en termes généraux qui ne tiendront plus compte des singularités accidentelles devenues sans intérêt, les étapes significatives de la conquête : de la civilisation par l’homme, par l’espèce humaine tout entière. » (Cheikh Anta Diop, Antériorité des Civilisations Nègres Mythe oe Vérité historique, Présence Africaine, 1992).
Ces idées de Cheikh Anta Diop, aussi audacieuses que fécondes, une fois passées en revue, sans prétention à l’exhaustivité, il importe de les confronter aux réalités de notre époque, à l’actualité du jour, pour en étudier la pérennité de la pertinence ou non.
En quoi la Vision de CAD est-elle toujours d’actualité ?
De l’origine de l’humanité, de la race du peuple de l’Égypte antique et de la parenté entre celle-ci et le reste de l’Afrique
Sur ces questions, la messe est dite, la cause entendue, du moins dans les milieux scientifiques, pour l’essentiel. Cependant, on rencontre souvent dans le grand public, et jusque chez les intellectuels, des propos du genre : « Que nous importe que l’Afrique soit le berceau de l’humanité, ou que les Égyptiens anciens fussent des Nègres ? »
Les auteurs de tels questionnements, quand ils sont sincères, au-delà du fait qu’ils dévoilent leur ignorance, révèlent aussi une certaine mésestime de soi ; car généralement, ce sont les mêmes qui croient que les Africains sont arriérés, n’ont jamais rien inventé, et ne savent même pas fabriquer une aiguille ! Évidemment, avec un tel état d’esprit, point d‘armement moral pour faire face aux défis des temps modernes !
A ceux-là, il faut apprendre que les grandes réalisations de l’Homme sont le fait de l’humanité entière, chaque race, ou continent, ou nation ayant apporté sa contribution à un moment donné ou un autre de l’Histoire. Autrement dit, il faut lui faire approprier le concept à la fois scientifique et galvanisateur de « conscience historique ».
Aujourd’hui, les populations africaines, singulièrement la jeunesse, ont-elles acquis cette conscience historique ? La réponse est certainement négative. Et tant qu’il en sera ainsi (absence de toute conscience historique), ces idées de Cheikh Anta Diop restent d’actualité, et méritent donc des études plus approfondies, et surtout d’être vulgarisées.
L’unité culturelle de l’Afrique noire et la problématique des langues nationales
La question de l’unité culturelle de l’Afrique noire ne devrait pas en principe être sujet à discussion, tant les rites, traditions et religions africaines se pratiquent avec beaucoup d’affinité à travers les différents États. Cependant, l’observation dans les comportements de certains individus dénote, au-delà de l’ignorance, d’un certain nationalisme à outrance, voire d’un certain racisme qui ne dit pas son nom. Et, il faut bien le relever, pour le regretter, les dirigeants des États africains dans leur ensemble ne montrent aucunement la volonté politique, dans cette perspective, de mettre en valeur l’unité culturelle du continent, laquelle devrait être le socle de son unité politique.
C’est cette absence de volonté politique pour l’unification du continent, passant d’abord par des politiques culturelles efficientes, qui donne toute son actualité à cette question fondamentale (l’unité culturelle de l’Afrique).
Quant à la question des langues nationales, il est évident qu’elle se pose encore avec acuité. En effet, on peut d’abord relever une ambiguïté : la langue maternelle demeure l’outil privilégié des populations sénégalaises dans leur vie de tous les jours, en dépit de la politique officielle qui, depuis environ 300 ans avec la domination française, cherche à imposer au pays une langue étrangère, en l’occurrence le français. Cependant, comme nous l’avons déjà vu, il y a comme une lame de fond qui se développe, inexorablement, pour porter les langues nationales à la place qui leur est due. Toutefois, en ce qui concerne le Sénégal, ces langues nationales ne sont pas encore enseignées dans nos écoles, encore moins, érigées en tant que langues de travail et de gouvernement, comme langues officielles, comme c’est déjà le cas, dans bien des États africains. Manifestement, là encore, la volonté politique est ce qui manque, depuis les années dites « d’indépendance », en dépit des progrès enregistrés relativement à la codification de l’écriture et de la grammaire de ces langues.
Retenons donc que, tant que nos langues nationales ne connaitront pas un statut de langue de gouvernement, de langue d‘enseignement, de langue de travail, pour tout dire de langue officielle, cette problématique demeure d’une grande actualité.
Construction d’un État fédéral africain
On peut se demander s’il est besoin d’épiloguer sur l’actualité de cette question pour notre continent, tant les pas de tortue de nos dirigeants (coachés qu’ils sont par des officines étrangères, notamment de Paris) vers cette unité, agacent et lassent. Il est vrai que des efforts d’unifications régionales, au plan strictement économique, sont une réalité. Mais cela dure depuis la sortie de Fondement…, en 1960. Depuis le fameux sommet de l’OUA (1963), où Kwamé Nkrumah, Gamal Abdel Nasser et autres Sékou Touré, cherchaient à convaincre leurs pairs, leur demandant de prendre leur courage à deux mains et d’aller à l’essentiel : l’unité politique, d’abord. Plus récemment, Mouammar Kadhafi, prenant le relai, est allé plus loin, en proposant un plan et des financements, pour mettre en place les institutions pour une unité politique et économique de l’Afrique. On sait ce que cela lui a coûté… comme ses prédécesseurs : Um Nyobé, Patrice Lumbumba, Amilcar Cabral, Silvanus Olympio, Thomas Sankara… qui rêvaient d’États africains souverains.
Il est vrai qu’au niveau de la jeunesse africaine, on peut noter de réels frémissements, par-delà les frontières étatiques, en vue d’un panafricanisme renouvelé et dynamique. Cependant, n’oublions pas qu’avec Cheikh Anta Diop, le préalable à toute unité est la prise de conscience historique : cette reconnaissance de la continuité historique qui cimente l’unité d’États indépendants et libres.
Pour donc, la réalisation de cet ardent rêve de Cheikh Anta Diop, la construction d’un État fédéral d’Afrique, nous sommes loin du compte ; et tant que l’Afrique végétera pour l’atteinte de cet objectif, cette problématique restera de la plus grande actualité.
Civilisation ou barbarie ?
C’est la question fondamentale que pose l’éminent savant qui a aspiré d’une civilisation planétaire, embrassant toutes les races, tous les continents, toutes les nations du monde. Sur des bases égalitaires, unies dans un œcuménisme universel. L’unité de l’Afrique, bien conçue (comme celle de l’Amérique, de l’Europe, de l’Asie …) participe de cette Vision.
L’homme arrivera-t-il à cet horizon qui semble bien, à l’heure actuelle, un objectif utopique ? Pour l’heure, tout semble militer dans le sens contraire, avec les impérialismes qui, loin de périr, se revigorent dans notre monde contemporain qui se gausse de mondialisation et de globalisation.
Il est donc évident que cette idée de civilisation planétaire est et restera également, plus que d’actualité, tant que des États impérialistes, avec la complicité de leurs dévoués « nationaux », chercheront à imposer leurs lois aux peuples en lutte pour leur liberté.
Pour conclure brièvement, il paraît opportun de redonner la parole au politologue Jose Do Nancimento, et ensuite revenir à Nation Nègres et Culture, « Cette œuvre capitale », pour emprunter la célèbre expression de Boubacar Boris Diop :
« Aujourd’hui, à l’heure où des politiques de développement ont conduit les sociétés africaines dans l’impasse, il est temps que les acteurs politiques africains se tournent enfin vers les politiques de la renaissance africaine élaborées par Cheikh Anta Diop… » (Jose Do Nancimento, Op.cit)
Cette position rejoint bien la note de la 4e page de page de l’édition 2018 de Nation Nègres… : « Avec plusieurs décenies de recul on s’aperçoit que les grands thèmes développés dans Nations Nègres et Culture, non seulement n’ont pas vieilli, mais sont maintenant accueillis et discutés comme des vérités scientifiques, alors qu’à l’époque ces idées paraissaient révolutionnaires. »
Mais, plus que d’actualité, ne sont-elles pas toujours révolutionnaires, ces idées-phares, cette vision de Cheikh Anta Diop ?
Ousseynou Bèye est enseignant à la retraite, chargé du Cours de Wolof à l’Université du Numérique Cheikh Ahmidou Kane (ex-UVS).