Au nom du peuple, la justice est rendue ! Cette affirmation s’imposant comme une lapalissade dans un Etat démocratique, se trouve présentement très contestée au Sénégal. Une observation des actes d’autorité émanant de l’appareil judiciaire sénégalais (procureurs, juges d’instruction…) autorise à s’interroger sur la conscience des magistrats sénégalais d’être des auxiliaires de la Loi et, par voie de conséquence, du peuple seul souverain. Les rapports de la magistrature à la chose politique (droit constitutionnel, droit électoral, droit pénal…) défient actuellement les règles les plus banales de la grammaire juridique.
L’hyperjudiciarisation de l’espace politique restera un des héritages les plus marquants de la présidence de Macky Sall. Conseil constitutionnel, Cour suprême, procureurs… ont fortement contribué, cette dernière décennie, à dégrader l’image de la justice dans l’imaginaire des Sénégalais. L’existence d’un pouvoir judiciaire au Sénégal malgré son inscription constitutionnelle, déjà très contestable du point de vue de la théorie juridique, l’est aujourd’hui davantage sous l’angle de sa prégnance sociologique.
L’histoire de la magistrature sénégalaise révèle que cette dernière est plus un appareil au service du pouvoir politique qu’une institution dévouée à sa société. La banalisation du phénomène carcéral parle Parquet est suffisamment illustrative aujourd’hui du grossissement de l’Etat-policier. Lorsqu’un emoji ou une dérision (Ousmane Diagne), une sensibilisation des populations pour une inscription sur les listes électorales (militants Pastef de Diourbel), une mobilisation de fonds via une plateforme électronique (Hannibal Djim), l’expression d’une hypothèse de meurtre commis sur une personne appartenant aux forces de défense et de sécurité (Fadilou Keïta)… peuvent valoir à leurs auteurs un emprisonnement préventif requis par des procureurs, l’appareil judiciaire se mue en une technologie de contrôle des corps. L’ignorance des travaux de Foucault (Surveiller et punir. Naissance de la prison) par les « parquetiers » est une certitude au Sénégal.
Le recours routinier au carcéral contribue à sa démythification chez les personnes détenues. La prison remplace les supplices dans l’Europe féodale, et ce, pour perpétuer cette volonté du Souverain politique de tracer et de saisir les corps des sujets. Sa fonction dissuasive n’a jamais été attestée sans controverses par la science criminelle. L’usage abusif du carcéral à des fins politiciennes a fini même de faire de la prison, dans le nouvel imaginaire de la jeunesse sénégalaise, un symbole de civisme ou de patriotisme. La sur-mobilisation du phénomène répressif dans l’espace social conduit inéluctablement la magistrature dans une perspective d’instrumentalisation. Seuls les procureurs au Sénégal ignorent que la prison n’intimide plus les populations œuvrant dans des chantiers politiques.
Dans les représentations sociales, la prison n’est plus un lieu exclusivement occupé par les déviants ; elle se transforme progressivement en un espace aussi pour de dignes personnes ayant pour seul tort de se mobiliser pour la justice sociale dans notre pays. Les érudits en sciences juridiques savent pertinemment que l’Institution en Droit procède du mythe. Son discours est de l’ordre du symbolique. Une loi, quelle que puisse être son autorité en elle-même, ne génère pas une Institution juridique. La Justice, dans sa revendication d’une nature institutionnelle, n’est jamais une ontologie. La toge du magistrat, la balance, Thémis, le gavel, la surélévation des bâtiments abritant les lieux de justice… ne sont que des rites et symboles incapables à eux-seuls d’installer chez les citoyens la croyance de l’existence d’une Institution judiciaire.
La magistrature ne devient Institution que lorsque les justiciables sont convaincus que leur devenir, en tant que société humaine, ne saurait se réaliser sans l’entremise d’organes judiciaires. Il serait très difficile de convaincre les Sénégalais de l’existence de fonctions anthropologiques dans les dynamiques contemporaines de la magistrature. L’actuel « contentieux de diffamation » opposant M. Mame Mbaye Niang à M. Ousmane Sonko est topique des dérives de l’appareil judiciaire.
La diffamation se rangeant traditionnellement dans la catégorie des délits privés, il est quasi impossible de constater l’immixtion du parquet dans ce type de contentieux par un alourdissement des charges (injures publiques, faux et usage de faux). Parce qu’elle porte atteinte à l’honorabilité d’une personne, la diffamation intéresse très peu l’intérêt général qu’un procureur est censé défendre.
En validant le postulat selon lequel l’ancien Procureur de la République, en s’introduisant dans ce contentieux purement privé opposant ces deux acteurs politiques, n’a le souci que la défense de l’intérêt de la collectivité, en toute humilité, les auteurs de cette tribune invitent son successeur à s’imprégner des nouvelles tendances de la jurisprudence française en matière de diffamation (Cour de cassation française, 11 mai 2022 et Cour de cassation 24 janvier 2023). Aujourd’hui, les juges français soucieux de pérenniser l’Etat de droit et la justice sociale sont plus enclins à présumer la bonne foi du prévenu lorsque la diffamation repose sur une « base factuelle suffisante » et porte sur un « débat d’intérêt général ».
Ces deux critères s’observent aisément dans ledit contentieux. D’abord, les propos de M. Sonko reposent sur une base factuelle suffisante en ce que l’actuel Premier ministre M. Amadou Ba a évoqué sur un plateau de télévision l’existence supposée d’un tel rapport ou pré-rapport Prodac. En sus de l’évocation dudit document administratif par M. Amadou Ba, M. Birahim Seck du Forum Civil a été l’auteur d’un ouvrage édité chez l’Harmattan mettant en cause directement la gestion problématique de M. Mame Mbaye Niang.
Eu égard à ce premier critère relatif à l’existence d’une base factuelle suffisante, la deuxième exigence formulée par la jurisprudence française ayant trait à un débat d’intérêt général objet de la diffamation se constate aussi dans l’affaire opposant M. Mame Mbaye Niang à M. Ousmane Sonko. Ce prétendu contentieux portant sur un éventuel détournement de deniers publics a, par essence, une nature d’intérêt général. La tradition prédatrice des hommes politiques africains sur les deniers publics, dans un contexte où la bonne gouvernance économique est inscrite dans l’agenda républicain, incline tout magistrat sérieux à admettre la nature de débat d’intérêt général dudit contentieux.
Même un analphabète en économie publique sait pertinemment qu’un contentieux de détournement de deniers publics portant sur une somme de vingt-neuf (29) milliards de francs CFA dans un pays très pauvre comme le Sénégal constitue naturellement un débat d’intérêt général. Et dans une telle perspective, quelle que puisse être la protection prétendue de l’honorabilité d’un homme politique, elle n’a pas plus de dignité que l’exigence d’ouvrir une enquête sérieuse par le Procureur sur l’existence éventuelle d’un détournement portant sur une telle somme d’argent dont la seule évocation dans un pays très démuni économiquement défie tout immobilisme d’une magistrature soucieuse de justice sociale. En se fondant sur l’argumentaire développé ci-dessus, M. Ousmane Sonko devrait bénéficier d’une présomption de bonne foi dans cette affaire aux atours très politiques. L’obligation de réserve, souvent prétextée, n’exonère nullement les magistrats de réfléchir consciencieusement aux causes de la crise du pouvoir judiciaire et la défiance des justiciables à son encontre.
Dans son expression sénégalaise, l’obligation de réserve est devenue un instrument fécond de consolidation d’un corporatisme primaire insupportable dirigé contre le Peuple. La disgrâce de la magistrature frappera assurément de ses conséquences les hommes politiques et les magistrats à leur service mais certainement aussi les « braves et honnêtes » juges coupables de leur mutisme. Le silence des « braves et honnêtes juges » fait autant de mal à la magistrature que l’incurie des saltimbanques du corps. Et quand les dernières délibérations du Conseil supérieur de la magistrature aussi soupçonneuses que burlesques viennent accréditer au Sénégal l’idée de juges du gouvernement lorsque l’on s’inquiète ailleurs d’un gouvernement des juges, le silence des « braves et honnêtes juges » insonorise le vacarme des préteurs politiciens.
Abdoul Aziz Diouf est Professeur titulaire, agrégé des facultés de droit (droit privé et sciences criminelles)
El Hadji Samba Ndiaye est Professeur assimilé, agrégé des facultés de droit (droit privé et sciences criminelles)
Sidy Alpha Ndiaye est Professeur assimilé, agrégé des facultés de droit (droit public)
Babacar Niang est professeur assimilé, agrégé des facultés de droit (droit privé et sciences criminelles)