Alors que nous étions censés avoir réglé la question constitutionnelle depuis notamment les réformes des années 90, nous revenons fréquemment sur nos textes. Avant l’alternance intervenue en mars 2000, nous avions connu la vulgate du « régime parlementaire », combat que l’opposition de l’époque menait alors de toutes ses forces.
La Constitution de 2001, outre qu’elle n’a pas d’un point de vue formel et scientifique, opéré une quelconque rupture par rapport à sa devancière, vient à l’épreuve de sa pratique, nous rappeler cruellement que nous n’avons pas tellement avancé sur ce point.
S’il est vrai que la consolidation démocratique a été évoquée en 2016, parce qu’elle devait constituer un préalable à l’assainissement des mœurs politiques, économiques, il va de soi que la prépondérance du chef de l’Etat qui prend des décisions impériales au nom du peuple, enracinée dans notre pays dès après les évènements de décembre 1962, et qui s’est dangereusement accrue, a quelque chose d’ubuesque, de caricatural même, et ne s’inscrit nullement dans la modernité politique.
Aujourd’hui, observateurs et analystes s’accordent à dire que dans l’approfondissement de la démocratie, l’essentiel n’est pas uniquement dans le texte. Il est aussi un esprit. La démocratie est une affaire d’hommes et de femmes, sans doute plus que d’arrangements institutionnels ou de réformes constitutionnelles. Il importe que les hommes politiques aient une certaine culture de la démocratie, qui, à l’échelle des individus, se traduit par l’exemplarité des comportements, l’ouverture à l’autre, le sens de l’écoute et des nuances, toutes choses qui manquent certainement aujourd’hui dans notre pays, et dont le déficit pourrait, demain, même si l’on changeait encore de Constitution, nous jouer à nouveau de vilains tours. Avouons-le : c’est bien la qualité des ressources humaines qui est en cause, une certaine manière de faire de la politique dans notre pays. La démocratie est une éthique, elle n’admet ni les coups bas ni les hommes petits. « Quelques-uns naissent dans la grandeur, d’autres conquièrent la grandeur et elle se donne librement à certains autres », écrivait Shakespeare qui aurait dû ajouter : « certains n’y parviendront jamais ».
Et Ismaïla Madior Fall, ci-devant ministre de la Justice, principal rédacteur de la réforme constitutionnelle de 2016, à force de la retourner dans tous les sens, en a affaibli la légitimité. Lui, qui s’est essayé à la politique en se présentant aux élections locales puis législatives s’est vu habillé d’une selle de cheval taillée pour un veau. Paralysé par la défaite, il a fini par faire considérer à quelques-uns, que notre Constitution est réduite à une simple matérialité : de l’encre sèche sur du papier glacé, ou pire encore, une illusion textuelle. Quand ceux qui enseignent dans les universités sont les mêmes qui participent, par leur tortuosité active, leurs accointances ou leur silence complice, aux mille indigences qui déshumanisent, il est impossible d’espérer que les générations futures soient des citoyens conscients de leurs devoirs et de leurs droits. A cela, il faut ajouter la pauvreté des débats actuels. D’ailleurs, avons-nous souvenir d’une aussi grave défaillance du débat démocratique aux cours des crises traversées ? Face aux attaques ad hominem qui agitent quelques garants de la bonne ou de la mauvaise conscience, il semble urgent de faire un point sur la vie intellectuelle aujourd’hui. L’absence de règles de retenue mutuelle représente un facteur de risques.
La crispation sur les questions d’actualité brûlante atteste, contrairement à ce qu’on dit souvent, que notre démocratie reste à parfaite. Les plus pessimistes disent même qu’elle est en voie de déclassement. Les cahots qui secouent le pays présentement, oscillent entre une pluralité débridée de plus de 300 partis politiques reconnus, les tentations de coalitions, la mise du pouvoir judiciaire sous la coupe de l’exécutif, le rôle ambigu des médias, mais surtout celui des réseaux sociaux, ( les uns donnent des news, les autres donnent des views), tenant lieu de nouveaux comptoirs de café, où l’on refait le Sénégal, et qui ne sont, en fin de compte pas si indépendants, par rapport aux « factions » politiques qui s’affrontent.
C’est ainsi qu’il est difficile de décrypter, tant le brouillage des pistes est flagrant, chacun y allant de ses invités ou de ses commentaires, le plus souvent navrants, avec parfois des saltimbanques de service qui font l’opinion, la pensée commune à laquelle chaque citoyen est prié de se conformer.
La mayonnaise a fini par prendre en constituant deux camps, assez inégaux mais pareillement odieux dans leur manière de penser l’autre. Dans ce délire collectif, la violence s’est insinuée partout, dans toutes les strates de la société et des affaires sordides éclatent chaque jour, à nous étalées, en long et en large, avec parfois des situations inimaginables, quand on pense à ce qu’était la vie plus réservée d’avant. Entre un Macky Sall qui sait où il va, mais refuse jusqu’ici de le faire savoir, lui, le candidat de la rupture en 2012, que quelques esprits soupçonnent de vouloir être dans la continuité, et un grand corps malade mais exalté dans un salon de massage, en soustrayant la richesse du sentiment (?), sujet d’une histoire haute en couleurs qui se raconte en noir et blanc, la tension qui couvait, a engendré une qualité de haine parfaite, qui était sûrement latente. On a l’habitude de dire que la politique est un jeu d’échecs. Il peut également être un jeu de dames.
AU-DELA DE L’ALTERNANCE
De cette crise que nous vivons, des ingrédients sont distillés, d’abord pensés pour fracturer la société, insuffler la peur, la méfiance et la suspicion, quelques esprits évoquent, « une transition armée ». Si le cas se présente, il est clair qu’il s’agira d’une reculade, d’une régression majeure que l’on ne peut même pas imaginer, même dans ces instants troubles que traverse le pays. L’irruption de l’armée sur la scène politique résonnerait comme une éruption volcanique. Même si elle devait durer le temps d’une rose, une mainmise de l’armée sur l’Etat aurait des effets catastrophiques : comme un hymen perdu et l’exception sénégalaise rangée dans un musée. Une telle expérience s’accompagne toujours de l’abrogation, à tout le moins la suspension de la Constitution, emporte le chef de l’Etat, les institutions et la légalité se fait la malle en prenant le large. Si cette armée, qui a su résister au fruit défendu en 1962 dans le choc Senghor/Dia, puis en 1968 et dans d’autres circonstances, succombe au pouvoir, elle ferait pareil qu’ailleurs : travailler à être crainte par les populations et surveiller ses propres rangs au sein desquels quelques autres auraient compris que le pouvoir est au bout du fusil.
Dans cette crise qui fait que le Sénégal semble être dans une zone d’indétermination définie par une absence de marqueurs délimitant un espace où normes, droits, responsabilités, sanctions et récompenses perdent toute signification et à une année de l’élection présidentielle qui à elle seule pourrait constituer un quinquennat, les candidatures se font jour. Déjà, parmi les postulants et d’après leurs prises de parole respectives, certains, se réunissant avec eux-mêmes, croient dès à présent aboutir à une unanimité, dispersant la nuit et accompagnant la course du soleil, arrogants et fiers comme Artaban. Même Dieu est plus modeste. Un autre, amène à se poser des questions. Habitant dans une cité résidentielle, il refusa de payer sa quote-part du gardiennage, sous prétexte qu’il n’était qu’un locataire. Ce sont les détails qui font les grandes choses. D’autres, encore frileux, attendent « d’être poussés », confirmant leur nature : le jour où ils se mouillent, c’est soit il pleut, soit le matin sous leur douche. Il faudrait aussi craindre la candidature de quelques « hardis », gardant l’habit dans le meilleur des cas, décoloré, ou dans le pire des cas, à l’envers. Talleyrand soutenait, lui qui était un spécialiste, que la trahison n’était qu’une affaire de dates. On pourrait soutenir que la politique en général ne relève que de la chronologie et du bon choix des séquences. De pompeux cornichons dont la déclaration de candidature aura l’effet d’un clapotis dans un verre d’eau, prétendront vouloir nous diriger, ignorant leur capacité à créer un souffle national, et d’autres profitant de l’occasion, lanceront leur propre marque sur le « marché », pour faire croire que rien que leur nom correspond à la substance, la façade à l’intérieur et le panache externe à l’éclat interne.
Il n’y aura pas que des « cas », me retorquerez-vous avec juste raison. Mais à cela, je cite l’ancien président Gbagbo : « Miss Côte d’Ivoire n’est pas la plus belle fille de Côte d’Ivoire, c’est la plus belle de celles qui se sont présentées ». Nous, on ne demande des candidats qui sauront panser et penser notre pays. Pas de séducteur (trice) narcissique, ni protecteur (trice) sur-agité (é), ni maman-berceuse. Un homme (ou femme) politique en somme.
Si les Sénégalais ont démontré leur capacité à provoquer le changement politique, jouant sur les ressources à leur disposition qu’ils ont accumulées dans les combats des régimes de Diouf, de Wade et qu’ils redéploient face à Macky Sall, peuvent-ils aller plus loin que faire tomber le régime et s’offrir une alternance tous les 7/ 5 ans ? Si alterner l’alternance de l’alternance devient la seule finalité peut-on s’attendre à autre chose que la déception ? Faut-il donc qu’il y ait une malédiction de la fonction présidentielle pour qu’en quelques mandats, après avoir cru échapper au Charybde de Maitre Abdoulaye Wade, et Diouf avant lui, on soit contraint de craindre le Scylla de Macky Sall ?