Sénégalaises, Sénégalais,
La République indépendante du Sénégal achève la mise en place de ses institutions. M. Mamadou Dia m’a remis la démission de son gouvernement. Je l’ai pressenti pour former le premier Gouvernement du Sénégal indépendant. Son devoir était d’accepter. Il a accepté, et je l’ai désigné. Je l’ai fait, sûr que j’étais de répondre à la volonté de l’Assemblée nationale, du Parti dominant, du Peuple sénégalais.
C’est un redoutable honneur, pour moi, d’avoir été placé, hier, par la confiance unanime des représentants de la Nation, à la tête de l’Etat sénégalais. Les Sénégalais ont prouvé, au monde étonné, qu’ils savaient, à l’heure du péril national, communier dans un commun vouloir de vie commune, en oubliant les querelles sous le baobab. Cette vibrante unanimité, je l’ai sentie, hier, dans les rues de notre capitale, où le Peuple, toutes races mêlées — noirs, arabes, berbères, européens –, clamait sa foi dans le Sénégal indépendant. Je suis sensible –pourquoi le cacher? — à cette affectueuse confiance. Précisément à cause de cela, je suis profondément conscient des graves devoirs de a charge.
Jamais notre pays n’a été investi de périls aussi réels; jamais il n’a été tant calomnié; jamais il n’a été nécessaire de l’organiser et de le défendre.
Aux termes de notre Constitution, il appartient au Président du Conseil désigné de définir la politique de la Nation, et à l’Assemblée nationale de l’approuver. Le Président du Conseil le fera, j’en suis convaincu, avec lucidité et courage. Il m’appartient de garantir l’indépendance nationale et l’intégrité du territoire de la République. Je n’y faillirai pas. C’est de cela que jeux parler ce soir: de l’indépendance du Sénégal et de son rôle dans l’édification de l’unité africaine.
Sénégalaises, Sénégalais, depuis quinze ans, je vous ai souvent mis en garde contre une certaine maladie, inoculée par le Colonialisme et que j’appelais la sénégalite. C’était un complexe de supériorité. Votre rôle n’était pas, n’est pas de conduire, mais d’éclairer. Il n’est pas d’entrer dans la course au leadership; il est d’unir dans l’égalité, qui est la condition sine qua non de la coopération. C’est pourquoi l’affirmation de la personnalité, que dis-je? l’indépendance sénégalaise est une nécessité africaine.
Mais elle est, d’abord, un fait. On ne peut traiter notre peuple comme un quelconque clan de troglodytes: on ne peut l’effacer de l’Histoire ni, d’un trait de plume, le rayer de la carte de l’Afrique. Le Sénégal, vous le savez bien, est un vieux pays; il a été le premier, dans l’Afrique noire moderne, à posséder son identité: un nom, un visage, une économie, des cadres techniques et une vie politique. Cela compte. Je le verse au dossier.
Mais, surtout, un Sénégal indépendant est nécessaire à l’unité africaine; car cette unité doit être un facteur de développement, non de stagnation. Je le sais, une autonomie sénégalaise eût suffi. C’est du moins ce que nous pensions. Si nous avons transcendé les querelles de races et de castes, si nous avons su, par un effort de quinze ans sur nous-mêmes, nous débarrasser du territorialisme, le drame de l’ex-Fédération du Mali prouve que d’autres n’avaient pas fait le même effort. Nous en avons tiré la leçon, qui est l’indépendance sénégalaise, comme préalable à la coopération africaine.
En effet, les faits étant, aujourd’hui, ce qu’ils sont, seule l’indépendance nationale peut permettre, au Sénégal, de jouer son rôle naturel de trait d’union et de levain, de répondre à sa vocation africaine et mondiale.
Trait d’union entre le monde noir et le monde arabo-berbère, entre le Maghreb et l’Afrique Occidentale, le Sénégal l’est depuis des siècles, pour ne pas dire des millénaires. Vous savez quelles sont les relations religieuses, culturelles, commerciales, qui l’unissent au Maroc. Celles-ci doivent être renforcées et étendues à l’Algérie, singulièrement à la Tunisie, dont l’idéal et la méthode politique sont si près des nôtres.
Trait d’union, nous le sommes également entre l’Europe et l’Afrique. Car, si nous avons acclimaté, ici, depuis trois cents ans, avec la culture, l’humanisme de l’Occident, et d’abord de la France, nous avons aussi, depuis quinze ans, greffé le socialisme européen sur le vieux sujet du communialisme négro-africain, je dis: sur la Négritude.
Par ses réformateurs religieux et politiques, comme par ses écrivains et ses artistes, véritablement le Sénégal a été, reste un des levains de l’Afrique. De Blaise Diagne à Mamadou Dia, de Malick Sy et Cheikh Amadou Bamba à Amadou Dème et Joseph Faye, de Bakary Diallo à David Diop — je ne cite pas tous les noms –, toute une pléiade de Sénégalais éminents ont jalonné la voie africaine de la Libération. Pour ne m’en tenir qu’à la politique et à la culture, qu’il s’agisse des luttes, désormais historiques, contre l’indigénat, contre l’assimilation ou contre la balkanisation, pour la Négritude, pour l’autonomie, pour l’indépendance, pour les Etats-Unis d’Afrique ou pour la Voie Africaine du Socialisme, on a toujours trouvé des Sénégalais parmi les précurseurs et francs-tireurs.
Satelliser le Sénégal sous prétexte d’unité, comme on a tenté de le faire l’autre nuit, étouffer la personnalité sénégalaise en cette année de l’affirmation de l’Afrique noire, je le dis, c’est perpétrer un crime contre l’Afrique. Nous n’avons pas le droit, personne n’a le droit, par le monde, de s’associer à un tel crime.
Bien sûr, en défendant, aujourd’hui, le Sénégal, nous nous défendons d’abord nous-mêmes: notre terre et nos morts, qui dorment dessous, nos foyers et nos enfants, notre honneur et notre dignité. Nous faisons plus car nous défendons, en même temps, la cause de la Liberté comme la Coopération en Afrique.
Que l’on ne s’y trompe pas, les Sénégalais sont, certes, un peuple policé, qui répugne à la haine et à la violence gratuite. Nous venons de le prouver, nous étant libérés sans verser une seule goutte de sang ni contre la France ni contre le Soudan. Jamais, nous ne nous livrerons à une agression. Mais, puisqu’on menace d’envahir nos frontières ou de provoquer une subversion intérieure, c’est bon qu’on le sache en Afrique et hors d’Afrique: on ne prendra pas le Sénégal sans en avoir fait, auparavant, un vaste cimetière sous le soleil. Au premier signe de l’agression, tout le monde sera debout et sous les armes. On peut, peut-être, supprimer le Sénégal de la carte politique de l’Afrique; on ne supprimera pas l’honneur de notre nom.
On parle, maintenant, de médiation, de conciliation, d’association entre le Sénégal et le Soudan. J’en ai parlé deux jours seulement après le coup d’Etat manqué contre le Sénégal. Vous le savez, nul plus que moi n’a souligné les liens qui nous unissent au peuple frère de l’autre côté de la Falémé: la race, la langue, la culture, le voisinage. Et nous avons un port, un chemin de fer, une université, qui devraient nous être communs. Avec le concours du Président de la Communauté ou d’un frère aîné, un Chef d’Etat africain par exemple, nous sommes prêts à causer pour élaborer une association souple. A une seule condition: c’est que l’Indépendance du Sénégal soit d’abord constatée et garantie.
Il faut profiter de l’occasion et aller plus loin. Tout le monde, à commencer par nos frères soudanais, a reconnu les difficultés d’un vaste regroupement, où entreront tous les Etats de l’ancienne A.O.F., y compris la Guinée, mais toujours sur la base de l’indépendance de chaque Etat. Encore une fois, il est réaliste de tirer la leçon dans l’ancienne A.O.F.; les micro-nationalismes ne sont pas encore transcendés. Ce regroupement des Etats de l’ancienne A.O.F. ne serait que le premier pas vers un regroupement plus large, qui aboutirait, un jour — nous l’espérons du moins –, aux Etats-Unis d’Afrique. Il est entendu que ces Etats-Unis n’empêcheraient l’appartenance ni à la Communauté ni au Commonwealth.
Cher vieux Sénégal, il est temps que nous te lavions des calomnies qui te défigurent, que nous te rendions ton visage de jeunesse. Si je t’ai tant chanté — et de préférence ce pays bas, où dorment mes Ancêtres sous les palmes et l’Alizée –, c’est que tu es ma patrie, la chair de ma chair, la chair de nos morts. Ah! comment aimer l’Afrique sans t’aimer, comment défendre et manifester l’Afrique sans te défendre d’abord et manifester. Car l’Afrique n’est pas une idée, c’est un nœud de réalités: c’est d’abord un visage de basalte qui, à l’Occident extrême, s’ouvre à toutes les mers, à tous les vents du monde.
Sénégalaises, Sénégalais, celui que le Congrès national vient de choisir — peut-être parce qu’il n’est qu’un homme de bonne volonté –, celui-là ne veut être désormais, que le premier serviteur du vieux et toujours jeune Sénégal.
Vive le Sénégal!