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Senghor

A travers cette biographie, Elara Bertho, chargée de recherches au CNRS, retrace le parcours improbable d’un homme, dont les trois noms, comme une manifestation destinale, « déclinent les différentes facettes d’une identité complexe, faite de croisements et de superpositions de culture ». Léopold, un prénom chrétien dans un environnement majoritairement musulman, suivi de Sédar, de son ethnie sérère, dont il dit avoir hérité de sa mère, qui voulait ainsi  » moquer sa fragilité de nourrisson, osant apparaître si laid à la lumière du jour ». Senghor enfin, un nom de famille dont l’origine remonterait aux comptoirs portugais du XVIe siècle. Alors que son rêve de devenir prêtre sera contrarié, le  » fils du traitant », Basile Diogaye, et de Gnylane Bakhoum, fille du chef de village de Djilor, va dérouler d’autres opportunités. Brillant élève, il se retrouvera à Paris, une ville qu’il rêvait de visiter mais qui va se révéler aux antipodes de ses attentes. Hormis le désenchantement né de la grisaille, du froid et de la solitude, Paris sera aussi pour Senghor l’occasion de baigner notamment avec son ami Césaire, dans « un univers d’intense activité intellectuelle et d’exaltation de la diversité, au milieu d’un océan d’indifférence par le sort des colonisés « .

On en apprend sur l’évolution et la transformation d’un homme qui se projetait dans l’intellectualité et dont la trajectoire va bifurquer à travers les sentiers sinueux de la politique. Il y développera pourtant des capacités insoupçonnées structurées autour du viatique : « Assimiler, ne pas être assimilé « . Voilà ce qui va l’animer dans son désir d’élaborer un partenariat gagnant-gagnant qui se meut au rythme du « donner et recevoir », en contestation d’un centre hégémonique. Tout cela porté par un désir de négritude, une sensibilité panafricaine, au service d’une perspective socialiste revisitée, non pas à l’aune du marxisme, mais des réalités endogènes. Face à l’ancienne puissance impériale, l’option senghorienne de se battre pour une unité forte avec l’émergence d’une fédération d’Etats africains ne va pas se matérialiser, laissant place à une fragmentation qui va contribuer à la fragilisation du continent. Poète dans l’âme, tombé en politique, comme enserré dans les mailles de l’inéluctable, il sera confronté à l’exercice du pouvoir.

Avec Mamadou Dia, il va constituer « un tandem de choc » au service d’une vision partagée, le socialisme africain. Toutefois, les mourides qui contrôlaient la monoculture arachidière voient d’un mauvais oeil l’amorce d’une politique de diversification et d’autonomie, avec la multiplication de coopératives paysannes, qui toutes visaient à se distancier de l’économie de traite qui mettait le Sénégal à la merci de l’ancienne puissance coloniale. Les grandes lignées maraboutiques, les élites sénégalaises, les grands groupes d’exports français qui se sentaient sous la menace d’une politique volontariste centrée sur les intérêts de la grande majorité, à savoir la paysannerie, seront à la manoeuvre. Le tandem Dia/Senghor va alors se fissurer, mis à mal par la levée de boucliers de ces derniers. En décembre 1962 Dia sera défait de manière brutale et inattendue, victime d’une naïveté qui se donnait sous la forme d’une loyauté absolue en amitié. Avec quatre de ses ministres, ils sont embastillés, soumis à de rudes conditions de détention. Les intérêts français et maraboutiques vont en profiter pour reprendre des couleurs. La voie étant désormais libre, Senghor qui s’est révélé un calculateur froid, politicien aguerri, dira-t-on aujourd’hui, va se livrer à un exercice solitaire et autoritaire du pouvoir organisé autour du parti unique, avec une opposition muselée, une liberté d’expression comprimée, sur fond de reniement des actions amorcées au plan économique. Paradoxalement, une ouverture se fait en 1966, par le biais de la culture, avec l’organisation du retentissant Festival mondial des Arts nègres. Les retombées seront de courte durée. En 1968, le pays est secoué par une forte contestation estudiantine suivie d’une répression musclée. Senghor va bénéficier du soutien de l’armée et des confréries, de l’aide du contingent militaire français. Bien qu’ébranlé, il arrive à conserver le pouvoir. Une ouverture s’en suit, desserrant la concentration présidentielle du pouvoir avec la nomination d’un Premier ministre.

Bien qu’il soit comptable d’un bilan quelque peu contrasté, Senghor qui annonce publiquement, le 31 décembre 1980, sa démission en faveur d’Abdou Diouf, aura participé à poser des fondations solides dans l’œuvre d’édification et de construction de la nation sénégalaise. Il a jeté les bases dune société enracinée dans ses valeurs, capable de faire monde ensemble, dans un dialogue fécond ; contribué à l’élaboration d’une administration et d’une armée républicaine, sans oublier la mise en oeuvre d’une laïcité tempérée adaptée au mode d’être et de faire local.

Tout sobrement intitulé « Senghor », l’ouvrage écrit par Elara Bertho, tombe donc à pic, en ce 63 anniversaire de l’indépendance.

Loin de l’hagiograhie et des anathèmes, Elara Bertho s’est essayée avec bonheur à la manifestation d’un destin singulier en évitant de réduire une pensée complexe à une sommation de formules toutes faites qui n’en disent rien sinon que de la caricaturer. A travers son ouvrage, elle invite à « prendre le temps de lire et de comprendre » Senghor , aussi bien que la brûlante actualité de sa pensée.







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