Il a été beaucoup question de l’armée nationale dans les médias récemment. C’est un fait suffisamment inhabituel pour mériter une réflexion. Tout est parti de la déclaration de Yewwi Askan Wi (YAW) du 31 mars. Dans cette déclaration, la coalition de l’opposition informait l’opinion qu’elle avait décidé de sursoir à ses manifestations du 3 avril après une consultation avec des “hauts gradés de l’armée”. La réaction de la Grande Muette ne s’est pas fait attendre. Le même jour, La Direction de l’Information et des Relations Publiques de l’armée (DIRPA) sortit un bref communiqué invitant “les acteurs politiques de tous bords et la société civile à tenir l’armée nationale hors du débat politique pour l’intérêt de la Nation.” Cette déclaration ne nie pas que des chefs militaires auraient discuté avec YAW. Par contre, elle lance un appel aux forces politiques alliées au pouvoir comme à l’opposition de s’abstenir de la mêler à leurs disputes. Le Ministre des Forces Armées, M. Sidiki Kaba, montera au créneau pour dénoncer ce qu’il appelle “une incitation au coup d’état”. Un célèbre patron de presse connu pour sa proximité avec le Président Macky Sall embouchera la même trompette pour fustiger l’opposition, allant jusqu’à suggérer une enquête au sein de l’armée pour tirer les choses au claire.
L’armée sénégalaise est une armée républicaine, patriotique et professionnelle. Sa loyauté aux élus civils n’a jamais été mise en doute. Cependant, elle n’est pas indifférente à la marche de la nation. Elle a joué un rôle décisif à des moments critiques de l’histoire du Sénégal. Je voudrais, ici, évoquer brièvement quelques-uns de ces moments.
L’armée, à son corps défendant, fait son irruption sur la scène politique pour la première fois lors de la crise de 1962. Lorsque des députés alliés au Président Senghor ont voulu voter une motion de censure contre le Président du Conseil, Mamadou Dia, pour instaurer un régime présidentiel, ce dernier, chef des armées, fit appel à la troupe pour occuper le bâtiment de l’Assemblée Nationale et arrêter quatre députés frondeurs. Cependant, Me Lamine Guèye, Président de l’Assemblée Nationale, favorable au Président Senghor a pu réunir le quorum des députés chez lui pour faire voter la motion destituant le Président du Conseil. Pendant le conflit, l’armée avait essayé de rester neutre. Les militaires postés à la radio nationale avaient renvoyé dos à dos les émissaires de Dia et ceux de Senghor, leur empêchant de faire passer leurs communiqués. Senghor n’a pu diffuser son communiqué qu’en passant par l’émetteur qui se situait à Rufisque. Profitant de la confusion, il destitua le colonel Amadou Fall, Chef d’Etat-major des Armées (CEMGA) qu’il soupçonnait (certains disent à tort) de soutenir Dia pour nommer à sa place le général Jean Alfred Diallo. Ce dernier jouera les premiers rôles lors les crises politiques de 1963 et 1968 qui ont secoué les fondations de l’Etat sénégalais.
Aux élections présidentielles de 1963, Senghor était l’unique candidat puisqu’aucun candidat de l’opposition n’a pu obtenir le parrainage de 10 députés exigé par la loi électorale. Cela va de soi qu’aucun député de l’UPS n’était prêt à soutenir un adversaire de leur chef de parti. Il ne restait donc à l’opposition que la rue pour manifester son choix politique. Senghor donna à l’armée l’ordre de tirer sur la foule de manifestants réunis dans le quartier de la Médina qu’il accusa de vouloir marcher sur le palais pour le déloger. Quarante manifestants perdirent leur vie. Il semble que le Général Jean Alfred Diallo aurait tiré les leçons de cette tuerie. En tout cas, il adoptera un comportement complètement différent lors de la crise de 1968.
Cette crise qui a commencé avec la grève des étudiants de l’Université de Dakar en mai avait atteint son paroxysme avec la grève générale déclenchée par l’Union Nationale des Travailleurs du Sénégal. La révolte se propagea à travers le pays malgré la dure répression exercée sur les étudiants et les grévistes. L’armée n’a pas cependant tiré même si elle a procédéà des arrestations musclées.
Le CEMGA Jean Alfred Diallo jouera un rôle déterminant dans la résolution de la crise. Nous disposons de deux versions de son intervention. L’une fournie par le Président Abdou Diouf dans ses mémoires (pp 122-123) qui donne une version officielle de la situation et l’autre par le Professeur Abdoulaye Bathily en sa double qualité de leadeur du mouvement étudiant et d’historien professionnel. Diouf, qui était alors Ministre du Plan et de l’Industrie,nous dit qu’après avoir obtenu une audience avec le Président de la République, le Général Jean Alfred Diallo s’est présenté à son bureau, accompagné par des officiers supérieurs, pour lui demander des conseils. Les militaires voulaient un changement de gouvernement et étaient venus avec une liste de ministres. Diouf et Habib Thiam qui était présent, donnèrent leur suggestions au général et à ses hommes. Abdou Diouf décrit ensuite l’audience que le président eut avec les militaires, et il cite verbatim l’entretien. Senghor a d’emblée demandé au CEMGA s’il s’agissait d’un coup d’état, ce dernier, au garde-à-vous, répondit par la négative et ajouta “Du tout monsieur le Président. Nous sommes là plutôt pour une analyse de la situation. Nous sommes très sensibles à la demande des citoyens sénégalais de changer le gouvernement et vous proposons, monsieur le Président, la liste d’un nouveau gouvernement.” Senghor répondit “Ce sont des propositions ou des directives, mon général ?” “Non il ne s’agit que de recommandations, rétorqua le général.” Senghor alors prit la liste proposée par les militaires. Diouf précise que le président accédera à la demande populaire et procéda à la formation d’un nouveau gouvernement.
Le Professeur Abdoulaye Bathily, dans son ouvrage sur Mai 68 et plus récemment lors d’une émission à WALF TV et un entretien avec le journal français Le Monde, donne une version plus détaillée de l’intervention de l’armée lors de la crise de 1968. Il nous dit que le CEMGA Jean Alfred Diallo avait réuni tous les chefs des armées pour se concerter et trouver une solution de sortie de la crise. A la suite de la réunion, le Général sollicita une audience avec le Président de la République et ensuite lui envoya une lettre datée du 2 juin 1968 faisant l’économie de leurs délibérations. Les suggestions avancées dans cette lettre qui est en la possession du professeur concernaient différentes dimensions de la gouvernance du pays. Certaines des mesures préconisées visaient la réduction du train de vie de l’Etat. Elles proposaient la diminution du budget de l’Assemblée Nationale, la fusion de postes ministériels, la réduction des représentations diplomatiques et des voyages officiels, le limogeage de certains ministres incompétents, la dépolitisation de l’administration en privilégiant dans le choix des hauts fonctionnaires des critères de compétence et d’efficacité sur l’appartenance politique. Le général a, en outre, souligné l’urgence et la nécessité de procéder aux réformes préconisées pour faire revenir la paix dans le pays. Bathily considère que cette posture du Général Diallo a contribué à la libéralisation de la scène politique au Sénégal, et graduellement, au renforcement de la démocratie.
Après 1968, l’armée se fera plus discrète sur la scène politique, mais elle continuera néanmoins à jouer son rôle dans la pérennisation de l’Etat de droit et l’instauration de la paix et la stabilité dans le pays en offrant son expertise aux autorités civiles. On se rappelle de la nomination du général à la retraite Mamadou Niang au poste de Président de l’Observatoire National des Elections (1997-1998). En 1998, l’ancien CEMGA, Lamine Cissé, sera nommé Ministre de l’Intérieur par le Président Abdou Diouf comme gage de sa volonté de transparence dans l’organisation des élections. Le général Cissé présidaà la première alternance démocratique au Sénégal. Selon certaines sources, son intervention personnelle a joué un rôle central dans le transfert pacifique du pouvoir après la défaite du Président Abdou Diouf lors des élections présidentielles de l’an 2000. Certains leaders du PS auraient essayé de comploter pour rester au pouvoir, mais le général aurait convaincu le président de la victoire de Abdoulaye Wade.
Notre armée nationale, qui, comme le disait le Président Diouf, est une armée d’intellectuels dont la plupart des cadres ont fait des études supérieures, reste très consciente de son rôle de garant de la légalité constitutionnelle et de la paix civile. Elle resteimperturbable, mais bien consciente des enjeux nationaux.
Cheikh Anta Babou,
Professeurd’histoire, University of Pennsylvania