Pouvant être définie comme une forme de gouvernement dans laquelle la souveraineté n’appartient pas à un ou à quelques individus mais au peuple constitué d’humains universellement et réciproquement égaux en droits, la démocratie se pratique soit de façon directe par les citoyens soit de façon indirecte par ses représentants élus pour une durée déterminée. Le modèle athénien de la démocratie est resté célèbre dans les imaginaires en ce sens que sur toutes les questions importantes concernant la vie de la cité, l’avis des citoyens (excepté les femmes, les étrangers et les esclaves) était directement requis à travers des consultations organisées par les pouvoirs publics de la cité-Etat. Mais Athènes était une petite cité avec peu de citoyens. Elle pouvait donc se permettre le luxe d’avoir pour système de gouvernement une démocratie directe et non une démocratie représentative. Conscient à juste raison de ce type de contrainte, Jean Jacques Rousseau avait estimé au dix-huitième siècle qu’une authentique démocratie, c’est-à-dire une démocratie directe sur le modèle de la démocratie athénienne était impossible dans les grandes républiques modernes. Le moindre mal pour ce type de républiques, serait donc la démocratie représentative où des représentants élus dans le cadre de mandats clairement délimités se voient confiés la responsabilité et le droit de décider pour toutes et tous de questions importantes pouvant même toucher à leur vie intime.
En Afrique et plus particulièrement en Afrique de l’ouest, les processus et expériences endogènes de démocratie directe ou indirecte avaient été brutalement interrompus par le colonialisme européen qui leur avait substitué par le bâton des régimes autoritaires et foncièrement répressifs ; régimes qui s’étaient dans la plupart des cas reproduits dans les Etats postcoloniaux. Le retour à des expériences et à des processus démocratiques, sur le modèle de la démocratie représentative, s’est fait concomitamment avec le processus encore inachevé de décolonisation et de libération de la région. Trois grandes vagues du retour de l’Afrique en général et de l’Afrique de l’ouest en particulier à la démocratie scandent ce processus de sortie et de libération de l’autoritarisme colonial et post-colonial.
– La première grande vague renvoie à la période des indépendances où les mouvements de libération nationale -qu’ils aient été pacifiques ou non- avaient été prolongés dans la plupart des pays par des partis uniques à qui était dévolu le rôle d’animer la vie politique et de désigner, même suite à des compétitions arbitrées par le parti, des candidats aux différentes élections. Si clairement une telle pratique démocratique excluait le multipartisme, formellement, elle n’était pas moins une démocratie représentative dans la mesure où c’était toujours officiellement des élus du peuple qui le représentaient et décidaient en son nom et non des colons venus d’ailleurs.
– La deuxième grande vague est celle du multipartisme du début des années quatre-vingt-dix suite aux graves crises de légitimité des partis uniques qui avaient conduit dans nombre de pays à des conférences nationales souveraines. Cette deuxième vague s’est également traduite par l’adoption du modèle représentatif de la démocratie et a permis à des peuples de pays comme le Mali, le Bénin, le Congo-Brazzaville, etc. de choisir sans contrainte de nouveaux dirigeants politiques.
– La troisième vague est celle qui est consécutive aux grandes mobilisations populaires (Tunisie, Egypte, Sénégal, Burkina-Faso, République Démocratique du Congo, Mali, etc.) de 2010, 2011, 2014 et 2020. Avec comme lame de fond de fortes aspirations à vivre dans des sociétés non plus formellement mais pleinement démocratiques, ces grandes mobilisations populaires étaient donc au moins en partie le signe d’une profonde crise du modèle de la démocratie représentative adopté jusque-là par nombre de pays africains. Portée par de nombreux et puissants mouvements citoyens (Y en a marre au Sénégal, Balai citoyen au Burkina-Faso, mouvement Filimbi en République Démocratique du Congo, etc.), il était attendu de cette troisième vague de retour à la pleine démocratie une solution à la crise du modèle représentatif, éventuellement par des recours ponctuels au modèle participatif impliquant la société civile et les mouvements citoyens.
Cette exigence à vivre pleinement en démocratie, que l’on retrouvait déjà dans la deuxième vague, a conduit à de grands soulèvements populaires dans trois pays francophones d’Afrique de l’Ouest : le Mali en 1990, le Sénégal en juin 2011 et le Burkina-Faso en octobre 2014. Ces soulèvements ont été prolongés par des élections multipartites reconnues globalement comme régulières et ayant conduit aux élections de Alpha Oumar Konaré (1992-2002), de Amadou Toumani Touré (2002-2012) et de Ibrahima Boubacar Keita (2013-2023 même si son second et dernier mandat a été interrompu par un coup d’état en août 2020) au Mali, de Macky Sall (2012-2024 même si le pacte public qu’il avait initialement noué avec ses concitoyens devait le limiter à 2022) au Sénégal et de Roch Marc Christian Kaboré (2015-2025 même si son second mandat entamé en 2020 a été interrompu par un coup d’état en janvier 2022) au Burkina. Malgré certaines nuances, il y a quand même lieu de relever qu’il existe également de grandes similitudes entre les cas du Mali (surtout sous Ibrahima Boubacar Keita), du Burkina-Faso (sous Roch Marc Christian Kaboré) et du Sénégal (sous Abdoulaye Wade d’abord et puis sous Macky Sall). Dans les trois cas relevés, ce sont bien de graves crises de la représentation qui ont conduit soit à des changements anti-constutitionnels de régimes (Mali et Burkina-Faso en août 2020 et en janvier 2022) soit à des protestations populaires sans précédent (Sénégal en juin 2011 sous Abdoulaye Wade et en mars 2021 sous Macky Sall).
Comme signe révélateur de la crise profonde du modèle de la démocratie représentative dans ces trois pays, nous y avons noté, périodiquement, l’existence d’un énorme fossé entre les populations, c’est-à-dire les citoyens d’un côté et leurs représentants (particulièrement leurs présidents de la république) de l’autre. De ce fossé, est né dans ces pays un doute structurel sur l’efficacité des institutions démocratiques et surtout sur celle des présidents élus à faire face aux attentes de leurs mandants et à préserver et à renforcer la République, les institutions républicaines et l’Etat de droit. Une explication charitable de ce fossé entre gouvernants et gouvernés reviendrait à soutenir qu’il y avait probablement un malentendu au départ sur la véritable nature des aspirations et exigences des populations de ces pays et surtout sur la façon de les traduire concrètement dans la gouvernance de ceux qui allaient être élus. Par contre, une autre explication, moins charitable mais se fondant sur une observation lucide de la très forte propension des présidents élus à presque ne jamais tenir leurs promesses, amène à soupçonner légitimement chez ces derniers des desseins inavoués et inavouables en porte-à-faux avec les aspirations et exigences profondes des populations. Au moment décisif où se nouait donc le pacte de confiance (par exemple celui entre Macky Sall et les sénégalais entre les deux tours de la présidentielle de 2012) non écrit entre le peuple et celui qui allait le représenter, il était certainement clair dans la tête de ce dernier qu’il le romprait en temps opportun pour assouvir sa soif de pouvoir. Sinon comment comprendre aujourd’hui que le tabou portant sur la possibilité d’élections non inclusives et donc discriminatoires à l’encontre de millions de sénégalais pourtant formellement membres du contrat social qui fonde la république démocratique ou de celui relatif à un éventuel troisième mandat puissent être transgressés même dans le discours au Sénégal ? C’est parce que tout simplement, il y avait certainement eu au moment de l’élection, un réel décalage entre les exigences des populations auxquelles le candidat qui allait être élu avait publiquement mais hypocritement adhéré (il faut rappeler qu’entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2012 Macky Sall s’était bruyamment rendu au siège des assises nationales pour y signer sans aucune réserve la charte de la gouvernance démocratique) et son dessein inavoué et inavouable d’exercer un pouvoir personnel, autoritaire, voire tyrannique.
Dans le cas du Sénégal, une telle dérive ou perversion d’une démocratie formellement représentative en régime dictatorial est facilitée, comme l’a montré récemment Youssou Mbargane Guissé dans un article paru à Sud Quotidien et intitulé « Sénégal ou la République défigurée », par le présidentialisme de seigneur, qui est un régime où tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains d’un seul individu. Disposant du pouvoir de nommer comme de celui de révoquer, de distribuer des prébendes comme de celui d’en priver, un président de la république pourtant élu par ses concitoyens peut, avec de tels pouvoirs, avoir naturellement tendance à en abuser. Et c’est ce qui s’est passé dans presque tous les régimes présidentiels forts d’Afrique francophone et particulièrement au Mali, au Burkina-Faso et au Sénégal. Les ruptures que l’on constate souvent dans ces pays entre les populations et leurs représentants traduisent donc moins un rejet systématique de la démocratie représentative en elle-même que l’aspiration forte à un renouvellement de fond de celle-ci. Sous sa forme présidentialiste, la crise de la démocratie représentative se traduit toujours par une coupure entre gouvernants et gouvernés qui en arrivent à avoir le sentiment d’être dépossédés, de ne pas être entendus, de ne donc pas avoir de prise sur les décisions retenues par un système qui s’auto-génère. Au Sénégal, une telle coupure entre gouvernants et particulièrement entre le président de la République Macky Sall et les gouvernés ne fait que s’aggraver, amenant à questionner le modèle de la démocratie représentative sous sa forme présidentialiste, ce qu’il vaut réellement dans l’avènement d’une société pleinement démocratique. Aujourd’hui, la médiation représentative, sous sa forme présidentialiste, est vécue de fait par les Sénégalais comme une sorte de dépossession. D’où la nécessité d’un dialogue national (qui n’aurait rien à voir avec celui malhonnête et politicien du dictateur) sur les conditions d’un renouvellement de la démocratie représentative avec éventuellement des recours ponctuels à la démocratie participative, citoyenne, directe pour l’enrichir et pallier ses insuffisances structurelles. On m’objectera à juste raison que c’était déjà cela le travail des Assises nationales dont le mot d’ordre aurait pu être résumé par le slogan : « démocratie maintenant !». Mais, nous savons aussi, que même s’il a été porté au second tour de l’élection présidentielle par le peuple des Assises nationales, une fois élu, le président Macky Sall s’est écarté en toute conscience de la charte de la gouvernance démocratique des assises nationales. S’y ajoute aussi le fait que, des réponses à une telle crise de confiance, entre les citoyens sénégalais et leur président de la République, ne sauraient être écrites à l’avance. Même s’il faut donner le crédit qu’il faut aux conclusions des Assises nationales dans le cadre d’une nouvelle entreprise de refondation de notre modèle de démocratie représentative, nous ne pouvons pas ne pas envisager la possibilité de nouvelles réponses à la crise de confiance qui s’est aggravée sous Macky Sall ; réponses qui se construiraient dans l’expérience et dans l’aller-retour entre confrontation, expérimentation et critique. La version sénégalaise de la crise de la représentation pendant la deuxième alternance n’étant pas statique et uniforme, il nous faut certainement inventer en permanence de nouvelles réponses qui ne sauraient trouver leur pertinence ailleurs que dans l’expérience concrète des sénégalaises et des sénégalais. Par exemple, une nouvelle réponse à la crise aiguë de la représentation dans notre pays ne saurait faire l’impasse sur un diagnostic sérieux des causes réelles de la dictature qui s’est mise en place sous Macky Sall. Si les réponses ne sont pas écrites à l’avance, permettez-moi de me hasarder tout de même à quelques-unes, dans la mesure où la crise de la représentation dans notre pays est aussi et surtout une crise des réponses à apporter au besoin essentiel de changement, de dignité, d’espérance et en fin de compte d’une société sénégalaise radicalement nouvelle. Ces réponses, certes hasardeuses et donc très discutables, voire contestables, sont au nombre de quatre (04) :
1) Investir dans l’éducation : une société qui se veut pleinement démocratique est une société où le droit à l’éducation de tous ses enfants est garanti. L’éducation n’est certes pas une condition suffisante à la pleine démocratisation d’une société mais elle n’en est pas moins une condition nécessaire parce que c’est elle qui confère aux citoyens les outils et l’esprit critique requis pour s’ériger en sentinelles de la démocratie.
2) Changer la nature du régime présidentialiste : dans les trois (03) pays (Mali, Burkina-Faso et Sénégal) dont j’ai fait cas dans ce texte existent des régimes présidentiels forts où tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains du Président de la République. La crise du modèle de la démocratie représentative dans ces pays étant fortement liée à une crise de confiance entre les gouvernants, particulièrement entre les présidents de la république et les gouvernés, il est important d’y effectuer des réformes institutionnelles pour changer la nature du régime présidentialiste en instaurant soit un régime parlementaire soit un régime semi-présidentiel avec une séparation effective et non plus seulement formelle des trois (03) pouvoirs que sont l’exécutif, le législatif et le judiciaire. C’est de cette façon qu’il sera possible de combler dans ces pays le fossé caractéristique du modèle représentatif actuel entre représentants et représentés et d’y mettre fin à la grave crise de la démocratie représentative.
3) Trouver des palliatifs ponctuels aux limites de la démocratie représentative : le changement de la nature du régime présidentialiste proposé dans le point précédent n’implique pas un abandon total du modèle représentatif de la démocratie mais plutôt sa correction. A chaque fois donc que ce modèle même réformé comme je l’ai souhaité sera traversé par des tensions, il faudra recourir à une certaine dose de démocratie directe ou de démocratie participative en associant davantage les citoyens aux décisions et aux processus qui y conduisent.
4) Répondre à quelques urgences sociales : une démocratie, quel que soit sa forme, ne peut se maintenir si le minimum vital à la survie de l’être humain n’est pas garanti à chaque citoyen.n.e. Sans une réduction drastique des inégalités sociales, donc du fossé entre les riches et les pauvres, il est impossible de renouer du lien social, de maintenir un contrat social inclusif, de construire un projet commun et de préserver une démocratie vivante.
Oumar Dia est maître de conférences titulaire, département de Philosophie, Université Cheikh Anta Diop.