Voilà déjà 10 ans que Abdoulaye Ly nous a quitté pour rejoindre le Créateur, Tout Puissant ! C’était le 31 mai 1913. Il avait alors 94 ans. C’était au terme d’une vie bien remplie et toute entière consacrée au Sénégal, à l’Afrique et à la communauté scientifique.
Le 06 juillet 2022, sa famille remettait à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar les ouvrages, manuscrits et documents d’archives que l’historien et homme politique sénégalais a laissés aux générations actuelles et futures. C’est une bibliothèque de 1571 ouvrages de diverses disciplines et un fonds 258 dossiers dont 152 dossiers manuscrits numérisés constitués de papiers rédigés par Abdoulaye Ly ou collectés par lui pour les besoins de ses activités de chercheur et d’homme politique. Il s’agit d’une véritable mine d’or pour les chercheurs en sciences sociales, économiques et politiques classée et appelée Fonds Abdoulaye Ly conservé à l’IFAN Ch. A. Diop.
La disponibilité de ces ressources documentaires et archivistiques est une belle opportunité qui élargit le champ des recherches amorcées par Abdoulaye Ly. Elle permet aussi de sortir de la pénombre ce vieux combattant très apprécié pour son double visage d’historien et d’homme politique qui, par la profondeur de sa production théorique et la constance de son engagement politique, est l’un des penseurs ayant le plus influencé l’histoire intellectuelle de l’Afrique de l’Ouest francophone.
PARCOURS DE RESILIENT
Né le 25 février 1919 à Saint-Louis du Sénégal, Abdoulaye Ly a fait ses études coraniques, primaires et secondaires dans sa ville natale et à Dakar, alors capitale de l’Afrique occidentale française. Il a fréquenté les Cours secondaires de Dakar. Après l’obtention du baccalauréat, en 1938, il poursuivit ses études supérieures en histoire à l’Université de Montpellier, en France. Avec l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale, en 1939, et en sa qualité de citoyen français, il fut appelé sous les drapeaux et a vécu l’expérience de la guerre. Après cet épisode, le Sergent Abdoulaye Ly a fait partie des troupes envoyées au Maroc où il resta deux années. Cette mobilisation lui a valu quatre années d’interruption de ses études.
Démobilisé en 1943, Abdoulaye Ly reprend ses études d’histoire. Il obtient la licence d’enseignement à l’Université de Montpellier avant de s’inscrire à l’Université de la Sorbonne pour y préparer le diplôme d’études supérieures d’histoire. En février 1946, il fait accepter le sujet « La Compagnie du Sénégal de 1673 à 1696 » dans le cadre de la préparation de sa thèse de doctorat d’État ès Lettres. Dès lors, il partage sa vie entre l’action militante et la recherche académique, parcourant les services d’archives des villes portuaires de France (Marseille, Bordeaux, La Rochelle, Nantes, Saint-Malo, Le Havre, Rouen, Dunkerque, Dieppe), et de l’océan Indien (PortLouis) pour collecter les matériaux sur la traite négrière et rédiger sa thèse.
En 1951, il fut recruté par l’Institut Français d’Afrique Noire (IFAN). Il commence alors une brillante carrière de chercheur doublée de celle d’un homme politique de gauche. Fondateur et conservateur du Musée Historique de l’Afrique occidentale française (AOF) à Gorée, avant celui de la place Sowéto, il fut en 1955 Directeur adjoint de l’IFAN depuis 1955. C’est en 1977 qu’il a pris sa retraite en 1977. Sa présence à l’IFAN n’a été interrompue que par l’exercice des fonctions ministérielles entre 1957 et 1958 comme ministre de la Production et entre 1966 et 1970 au titre de ministre de la Santé et de l’Action sociale.
HISTORIEN DE LA TRAITE NEGRIÈRE
En 1955, Abdoulaye Ly soutient sa thèse « La Compagnie du Sénégal ». Il est alors le premier sénégalais titulaire d’un doctorat d’État en histoire. Sa thèse étudie l’évolution du commerce de la Sénégambie du XVIIe au XVIIIe siècles. Il y met en évidence le rôle privilégié joué par la Compagnie du Sénégal dans la traite négrière et les formes de connexion entre l’histoire mondiale et l’histoire africaine. Il s’est attelé à déconstruire les codes multiséculaires du trafic atlantique de sucre et d’esclaves noirs qui caractérise la connexion des continents au profit de l’Europe mercantiliste. Son ouvrage magistral s’inscrit dans la même dynamique que les travaux de l’école de la dépendance et explique, en partie, les maux dont souffre le continent noir. Il préfigure les études sur l’histoire globale du continent africain.
C’est Abdoulaye Ly qui déblaie le terrain aux travaux de Samir Amin sur les relations entre Centre et Périphérie et de Walter Rodney sur « How Europe Underdeveloped Africa » (1972). Ses publications ont également servi de balises aux travaux des historiens Boubacar Barry, auteur de Le royaume du Waalo Le Sénégal avant la conquête (1972) et Abdoulaye Bathily, auteur du livre intitulé Les Portes de l’or Le royaume de Galam (Sénégal), de l’ère musulmane au temps des négriers (VIIIe-XVIIIe s.) » (1985), qui ont porté sur l’importance de l’histoire de l’Atlantique dans l’évolution de l’Afrique et, en particulier, de la Sénégambie, à partir du XVe siècle et les conséquences sur les sociétés sénégambiennes de la domination progressive de l’Europe dans le cadre de la Traite Négrière et de la Colonisation. Tous ces travaux ont mis en évidence les origines historiques de la dépendance en Afrique qui continue, jusqu’à nos jours, de plomber les efforts de développement endogène et autocentré de tout un continent.
HOMME POLITIQUE ET PENSEUR PANAFRICANISTE RADICAL
En 1951, Abdoulaye Ly et ses compagnons Amadou Mahtar Mbow, Cheikh Fal, Abdoul Aziz Wane, Diaraf Diouf, Fadilou Diop et Solange Faladé, entre autres, mettent sur pied le GAREP (Groupement Africain de Recherches Économiques et Politiques), organisation anti-impérialiste conçue comme une structure d’orientation et d’animation de la FEANF (Fédération des Étudiants d’Afrique Noire en France). Abdoulaye Ly est le rédacteur du Manifeste. Il y joua un rôle central dans le processus d’unification des jeunes étudiants d’Afrique noire évoluant en France. C’est en 1952 qu’il rentre définitivement au Sénégal. En 1955, avec ses amis du GAREP, Abdoulaye Ly rejoint le BDS (Bloc Démocratique Sénégalais) de Léopold Sédar Senghor et il devient ministre de la production en 1957 sous le gouvernement de la Loi-cadre. Mais, sa fidélité à l’Indépendance l’amène, avec Amadou Mahtar Mbow, Assane Seck, Abdoulaye Guèye Cabri, Fadilou Diop et Thierno Ba, entre autres, à créer, en 1958, le Parti pour le Regroupement Africain (PRA)-Section Sénégal. Secrétaire général du PRA-Sénégal, Abdoulaye Ly s’oppose au présidentialisme néo-colonial. Il en paie le prix fort avec une détention politique entre 1963 et 1965.
En 1966, le PRA-Sénégal intègre l’UPS (Union progressiste sénégalaise) de Léopold Sédar Senghor sur la base d’un accord politique précis. Il entre dans le Gouvernement et assure, entre 1966 et 1970, les fonctions de ministre de la Santé et de l’Action Sociale. Avec l’amorce de la relève de la classe politique qu’entreprend Léopold Sédar Senghor en 1970, en nommant Abdou Diouf au poste de Premier ministre, Abdoulaye Ly et ses amis de l’ex-PRA Sénégal quittent l’attelage gouvernemental et parlementaire avec le sentiment que leur génération avait rempli sa mission en jouant les premiers rôles. Dès lors, il consacré toute son énergie à accompagner les jeunes générations dans leurs expériences politiques. Abdoulaye Ly et ses amis politiques font le choix de cheminer entre 1982 et 1992 avec le Parti And Jëf, regroupant « une fraction de la jeunesse militante qui, avec constance et abnégation, a essayé de faire son chemin ».
Pour Abdoulaye Ly, cette expérience formelle avec les jeunes ainsi que les contacts et échanges variés et multiformes avec les divers segments de la société sont la condition d’éviter d’avoir une pensée morte. Aussi, Abdoulaye Ly est-il resté dans une quête permanente du savoir et dans la posture de servir les jeunes générations. Au regard de l’orientation des travaux de l’historien Abdoulaye Ly, on comprend le lien étroit entre sa production intellectuelle et son engagement politique pour l’émancipation des peuples africains. Toutes ses publications, depuis « Les Masses Africaines et l’Actuelle Condition Humaine » (1956), en passant par « POUR UNE POLITIQUE NOVATRICE DE GAUCHE EN AFRIQUE : Réflexion d’un vieux militant sur les conditions de cohérence et de tolérance » (2008), reflètent les préoccupations majeures de l’homme politique engagé dans l’action jusqu’à son dernier souffle. Il déconstruit le présidentialisme néocolonial et jette les bases de la construction d’un État démocratique restituant l’initiative au génie créateur des peuples africains. Prototype de l’intellectuel dissident, il publie en 1992, Les regroupements politiques au Sénégal (1956-1970), un ouvrage considéré comme une autobiographie politique.
Ce livre a été complété par Dialogue avec Abdoulaye Ly. Historien et homme politique sénégalais, publié en 2001. Ces deux ouvrages offrent des repères pour comprendre l’évolution politique et intellectuelle du Sénégal contemporain. Son expérience de ministre l’amène à découvrir et analyser un système politique post-indépendance moulé dans le présidentialisme néocolonial qui est une négation de la démocratie réelle et citoyenne.
Ses ouvrages sur le système politique déconstruisent le mécanisme de gestion personnalisée du pouvoir mis en place dans la plupart des pays africains indépendants. La force d’Abdoulaye Ly a été d’avoir associé intimement sa réflexion intellectuelle hétérodoxe, originale et prodigieuse et son action politique pour baliser ses choix. C’est ce qui explique, malgré le poids de l’âge, sa capacité à dialoguer constamment avec toutes les générations qu’il a continué à inspirer tant au niveau politique que dans le domaine de la réflexion intellectuelle.
Doté d’un esprit scientifique aiguisé, il a produit une quinzaine d’ouvrages réflexifs entre 1955 et 2008 sur l’histoire politique, économique et sociale du Sénégal, les conditions de l’unité africaine et les tâches de l’élite. Son œuvre panafricaniste, son engagement politique et son sens du devoir accompli dans la dynamique du réarmement moral de la jeunesse du continent caractérisent, en partie, l’identité de ce grand patriote africain Le philosophe sénégalais Djibril Samb, ancien Directeur de l’IFAN Cheikh Anta Diop, a porté sur lui ce témoignage : « Abdoulaye Ly est un homme libre. Il y a chez lui comme un effort permanent de conciliation entre les exigences du statut d’historien, formé au culte de l’établissement minutieux des faits, et celles liées à la qualité de citoyen, imbu de valeurs traditionnelles, comprenant la gravité de la parole proférée, par essence immarcescible, surtout lorsqu’elle est infamante ».
Au double plan scientifique et politique, le combat de Pr Abdoulaye Ly pour la restauration de la dignité humaine bafouée constitue un précieux lègue à exhumer au bénéfice de notre jeune génération soucieuse de relever les défis du développement d’une Afrique qui reste à libérer de la pauvreté, de la maladie pour l’épanouissement de tout le potentiel du continent. C’est ce penseur dissident, fécond et profond que la communauté scientifique africaine doit s’assigner de sortir de l’ombre ou de l’oubli et que la nation sénégalaise doit reconnaitre et honorer.
Réfléchissons sur les propos du Professeur Djibril Samb qui a ainsi qualifié la portée du modèle qu’a incarné l’historien et l’homme politique : « La constance de la vie et de l’œuvre de Abdoulaye Ly constitue certainement un modèle à méditer. Il nous enseigne que, dans la compétition des nations, l’Afrique doit non seulement faire entendre sa voix celle qui porte l’espoir mais aussi sillonner sa propre voie celle du développement global des humains ».
Par Professeur Babacar FALL
Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal & institut d’études avancées de Saint-Louis du Sénégal