Une université doit se soucier de son rôle social et former ceux qui, demain, auront en mains cette machine gigantesque et complexe qu’est une société. Aujourd’hui, au Sénégal, l’accomplissement de ce devoir est menacé par les convulsions politiques entre l’opposition farouche et le régime en exercice. Ces tensions s’étendant jusqu’aux universités, suscitent des interrogations sur la lancinante question de l’inter-relation entre la politique, l’université et la société. Une seule évidence apparaît ici, les deux premières sont au service exclusif de la dernière. Mais, mesure-t-on vraiment les conséquences des troubles de la première sur les autres.
Dans cet article, il sera question d’engager une gymnastique intellectuelle audacieuse sur la situation de l’enseignement supérieur dans le contexte des soubresauts politiques du Sénégal. Dans les lignes qui suivront, nous allons de prime abord montrer l’interaction idéale entre l’université et la société, interroger l’histoire des mouvements politiques dans l’espace universitaire. Subséquemment, une analyse des discours sera faite pour comprendre les intentions des autorités politiques et universitaires. Enfin, la pertinence de leurs stratégies d’adaptation afférentes aux décisions d’entreprendre des cours à distance seront soumis à une appréciation multiscalaire.
Une réverbération entre l’université et la société est un principe pour opportuniser les savoirs académiques. La première est un cadre de formation et de réflexion sur les grandes questions qui concernent la deuxième. Ses fonctions tournent autour de l’enseignement, de la formation et de la recherche. Cela dit, l’université participe ou doit participer fondamentalement au progrès et à la dynamique de la société.
Aujourd’hui, il est connu de tous que l’enseignement supérieur est fortement aux dépens de la situation politique nationale. Cette dernière se résume à des stratégies de conquête du pouvoir contre des stratégies de maintien du pouvoir. Elle entrave sans doute le bon fonctionnement de l’université, force motrice de la société, et source de progrès en ce qu’elle forme les individus qui la composent. En effet, depuis presque une année, le déroulement normal des enseignements dans les universités sénégalaises fait défaut. Pour l’illustrer, invitons l’anticipation apparente des vacances hivernales de 2022 à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis après des grèves revendicatives à l’approche des élections législatives. A la suite de ces dernières, celles de la quinzaine de la jeunesse, qui n’étaient plus données aux étudiants en raison du retard des calendriers académiques à rattraper, ont été également accordées en 2023. Et récemment remarque-t-on que les emplois du temps des cycles primaire, secondaire, et ceux de l’enseignement supérieur sont arrimés aux convulsions des procès infernaux du sieur Ousmane Sonko avec la dame Adji Sarr et le sieur Mame Mbaye Niang. Si rien n’est fait, ne serons-nous pas amenés dans nos universités à faire une production massive d’inadaptés sociaux et professionnels ?
Amusons-nous à faire une comparaison de ce mouvement avec la crise universitaire de mai 1968 comme aiment le faire certains de l’opinion publique. On peut déceler des différences dans les facteurs mais aussi une ressemblance subtile des dégâts provoqués. Les tensions de mai 1968 étaient motivées à l’origine par la bourse d’étudiant. Cette lutte était donc à la base syndicale avant de prendre une coloration politique se manifestant par une protestation contre le néocolonialisme et le train de vie élevé de l’Etat. De fait, l’université de Dakar était française dans ses structures, ses programmes, son personnel et même par le nombre des étudiants ressortissants français selon Omar Guèye dans son papier « Mai 1968 au Sénégal : Dakar dans le mouvement social mondial« . Contrairement à ces événements, les affrontements qui ont lieu aujourd’hui ne sont pas syndicaux mais purement politiques en ce qu’ils sont le fruit d’une décision de justice frustrante et mal appréciée par une partie de la population. Dans les universités, les manifestations se présentent comme des luttes syndicales. Au regard de ce qui précède, on remarque facilement que l’approche de mai 1968 est bottom-up et syndicale et celle actuelle est top down et politique.
Les conséquences de ces crises sont l’arrêt systématique des cours dans les universités et le pillage de matériels d’équipement. Mais, le dernier événement n’est pas sans susciter un questionnement. Les luttes politiques doivent-elles prendre des formes violentes dans les temples du savoir jusqu’à perturber les activités pédagogiques ? À cette question, Arendt nous enseigne dans « La condition de l’homme moderne » que « être politique, vivre dans une polis, cela signifiait que toutes les choses se décidaient par la parole et la persuasion et non par la force ni la violence« . Mais cette manière élégante proposée, ce politiquement correct et exemplaire marche-t-elle au Sénégal pour faire valoir sa vision politique ? La réponse à cette dernière question ne saurait être trouvée dans la manière dont l’homme politique Sénégalais exerce le pouvoir.
Le MESRI (ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation) Pr Moussa Baldé a dans son entretien sur la RFM (Radio Future Média) montré qu’il ne maîtrisait pas certaines réalités que traversaient les universités du Sénégal, à travers la nomination qui désigne « un acte de parole contextualisé » (Paul Siblot). Ainsi avec ce procédé, il montre clairement son besoin de mise en écart des processus d’enseignement présentiel dans ce contexte où certaines universités (UCAD et UASZ) ont subi des dommages matériels graves. Par conséquent, dans son élan de vouloir coûte que coûte rouvrir les Universités, le ministre dans cet entretien a sapé la posture des apprenants. En effet, pour valider ces hypothèses (utilisation excessive de « peut-être, si, propositions, etc. »), il se focalise sur le « potentiel intellectuel » des universités comme l’UCAD. Toutefois, nous remarquons qu’il a esquivé la question du nombre d’étudiants qui est, selon nous, un facteur déterminant pour la faisabilité des enseignements à distance. De là, la sortie du ministre peut être considérée comme un exercice de délivrance de « concepts mobilisateurs » (Clément Viktorovitch) pour persuader son interlocuteur (le monde universitaire) que la situation est sous contrôle. Notons que le mimétisme des universités sur la base des recommandations « déguisées » du ministre portera préjudice à plus d’un. Car, les conditions pour faire des cours en ligne ne sont pas réunies. Par conséquent, nous notons une évolution discursive des autorités en charge de l’enseignement supérieur. En effet, les notes d’information issues des Conseils académiques montrent la mainmise du ministre sur ces institutions. Ainsi, il découle d’une lecture détaillée de la situation pour se rendre compte que les autorités universitaires ne font qu’appliquer les directives du ministre. Les décisions des différents Conseils académiques devraient varier d’une université à une autre mais malheureusement nos universités sont dans le « mimétisme institutionnel » pour emprunter les propos du sociologue Mamadou Tall. N’oublions pas de préciser que dans certaines universités, la suspension des cours n’était pas obligatoire. De là, la reprise en ligne demeure aussi une décision qui va décourager plus d’un et à plus forte raison qu’elle n’est pas accompagnée. Le cas de l’UCAD en est une parfaite illustration. Ainsi, nous notons que le discours du politique sur l’enseignement supérieur est borné de décisions « anxieuses » pour les apprenants. Car, ces derniers ne sont pas pris en considération ni dans le discours encore moins dans l’élaboration des décisions prises par les instances universitaires. En un mot, nous pouvons qualifier cette décision de « violence symbolique » (Professeur Souleymane Gomis) à l’égard de l’étudiant.
Ainsi, le mardi 13 juin 2023 voit pleuvoir un lot de communiqués issus des conseils académiques des différentes universités publiques du Sénégal. La décision qui a fait office de répétition ou de « copier-coller » est celle relative à la poursuite des enseignements mais à distance. Comme toujours, l’université devient un haut lieu d’exécution de décisions politiques au lieu d’être un espace de conflit d’idées et de débat de haut niveau. Nul besoin d’avoir des compétences visuelles ou une résonance sur la rotondité de la terre pour savoir que le phénomène de l’enseignement supérieur à distance ne tourne pas rond chez la majeure partie de nos universités.
Cette stratégie, d’enseignement à distance, a été utilisée par l’Etat du Sénégal, par le biais du MESRI, lors de la crise pandémique de COVID-19 en raison des mesures restrictives imposées par les autorités pour endiguer la maladie. Dans les 78 recommandations qui ont été faites, lors de la concertation nationale sur l’avenir de l’enseignement supérieur (CNAES) en 2013, figure la promotion du numérique dans le système. C’est ainsi que la recommandation n°49 est d’une part de « renforcer l’utilisation des TIC (e-learning) pour élargir l’accès à la formation ».
Ceci pour juste montrer, selon l’État, que des politiques ont été mises en œuvre pour initier, au mieux, les universitaires, de tout ordre, à l’utilisation du numérique et/ou à la formation à l’enseignement à distance. Force est d’admettre que beaucoup de mesures se fondent essentiellement sur un tâtonnement avec une démarche déconnectée de la réalité. Ces politiques baguenaudent et flânent avec l’avenir de milliers d’étudiants qui sont des ambassadeurs de leurs familles respectives. L’enseignement à distance connaît une multitude de variétés. Parmi les acronymes et expressions les plus souvent utilisés, on peut retenir les formations ouvertes et à distance (FOAD), les Massive Online Open Courses (MOOCs), les enseignements à distance (EAD), le e-learning ou l’apprentissage en ligne, les formations à distance (FAD), etc. L’UNESCO a tenté une approche assez généraliste et simpliste pour ainsi dire : « Les termes enseignement à distance et formation ouverte et à distance désignent une démarche qui vise à élargir l’accès aux services éducatifs et de formation en permettant aux apprenants de franchir les obstacles que représentent l’espace et le temps et en proposant des modalités d’enseignement souples aux individus comme aux groupes d’apprenants ».
Les typologies d’enseignement à distance, mises en œuvre dans certains établissements d’enseignement supérieur (EES), différent d’une université à une autre. A travers les travaux de Thibault et al. en 2006, on peut noter le « présentiel enrichi » (formation essentiellement en présentiel avec une légère dimension à distance), l’enseignement mixte ou dual (entre 30% et 60% de la formation s’effectue à distance) et le véritable e-learning qui implique plus de 60% de la formation à distance. Au-delà de ces typologies susmentionnées, nous y ajoutons, l’apprentissage dénommé « le tout Virtuel » où toutes les offres se font en ligne. Mais leur mise en œuvre requiert des outils préalables et une préparation aux changements éventuels des systèmes d’enseignement.
Ceci est renforcé par les propos de Fournier Fall (2006) qui selon lui « Le e-learning n’est pas simplement une innovation ou un renouveau dans l’enseignement, il dénote un véritable changement de paradigme pédagogique ». Ceci interpelle les autorités sur les pré-requis et les mesures d’accompagnement qui doivent suivre certaines décisions. Notre démarche est contre « la vision technophile » et « la vision technophobe », qui, toutes deux, accordent une place essentielle aux technologies utilisées, au détriment de la dimension sociale. Nous avons une société qui n’a pas cette culture numérique tant développée ailleurs et le contexte n’est pas propice à une mise en œuvre hâtive de ces enseignements en ligne.
Dès lors, il serait judicieux de se poser au moins cette question : Qu’est-ce qui empêche certaines universités de reprendre les cours en présentiel (UGB, UASZ, UIT, UCAD, etc.)?
Même l’UVS qui est officiellement créée sur décret présidentiel le 23 Septembre 2013 et a fait presque dix ans d’existence avec le e-learning rencontre des difficultés sans précédent et vous mettez les étudiants dans une situation cahoteuse et douteuse. Parmi ces difficultés, on peut noter principalement le défaut de couverture en électricité dans certaines zones reculées, le débit de connectivité à Internet qui est faible dans beaucoup de contrées habitées par les étudiants, le manque d’outils adaptés pour suivre normalement les enseignements (Smartphone, ordinateur, etc.), la consommation excessive de données mobiles notées durant ces enseignements, etc.
Ainsi, en situation de crise et d’incertitudes, telle que l’actuelle crise, surgit inévitablement un conflit entre deux temporalités : celle du politique, qui doit prendre des décisions dans l’urgence, et celle de la recherche, qui peut certes accélérer ses protocoles, mais en aucun cas s’affranchir de toute méthodologie, sous peine de briser la branche sur laquelle elle s’est laborieusement hissée. Les acteurs universitaires aiment souvent qualifier l’université d’autonome, d’indépendant, etc. Nous pensons que ceci ne reflète guère ce qui se passe dans les instances suprêmes de prises de décision (Conseil d’Administration en particulier) de nos universités. L’autonomie de l’université doit se matérialiser par la non influence des décisions politiques sur le mécanisme décisionnel et les recteurs doivent aussi éviter dans le futur de tomber dans ce que Etienne Klein appelle « l’ipsédixitisme » et ce que Dan Sperber qualifie d’« effet gourou » cette sensibilité aux arguments d’autorité. Le manque d’évaluation et de bilan des enseignements à distance durant la période de la Covid-19 a conduit les autorités à répéter les mêmes erreurs déjà commises il y a 2 ans ! L’université est un sanctuaire qui mérite beaucoup plus de considération et les décisions qui concernent son fonctionnement méritent beaucoup plus de froideur et de sérieux. L’avenir des étudiants est actuellement entre la Tabaski et les grandes vacances.
A toutes fins, pour bénéficier de l’enseignement supérieur à distance, il est essentiel d’avoir accès à une connexion Internet stable et rapide, de gérer les défis liés aux inégalités socio-économiques, le manque de compétences techniques et l’isolement et manque d’interaction sociale. Pour relever ces défis, il est crucial de mettre en place des infrastructures technologiques adéquates, d’investir dans la connectivité Internet, de dispenser une formation aux étudiants et aux enseignants sur les compétences numériques, d’adapter les méthodes d’enseignement pour favoriser l’interaction et l’engagement, et de développer des stratégies d’évaluation en ligne sécurisées.
En conclusion, l’espace universitaire sénégalais est politisé et son fonctionnement est rythmé par des heurts conduits souvent par des structures syndicales d’un côté et de l’autre par des structures à coloration politique. Ce qui explique aussi la situation complexe du combat mené pendant la crise actuelle et aussi le caractère politique du mouvement. Ces irrégularités bouleversent et impactent les décisions des instances universitaires.
Les universités sénégalaises sont souvent exposées à l’influence des décisions politiques d’une part et d’autre part aux violences universitaires causées par des questions d’ordre politique. Elles doivent divorcer avec ces pratiques qui ne garantissent nullement leur autonomie de gestion et leur indépendance vis-à-vis des facteurs exogènes. La relation tripartite entre la politique, l’Université et la société mérite d’être repensée afin de garantir une université sénégalaise qui sera, au-delà de la formation et de la recherche, un lieu de discussions, de débats contradictoires et de partage entre acteurs. L’émergence de la « dictature musculaire » dans nos universités dénote d’une insuffisance d’arguments et d’une démarche belliqueuse et dangereuse. À nos gouvernants, l’université ne doit pas être un prolongement de décisions politiques et des cadres d’exécution des visions des politiques. L’histoire nous a montré qu’aucun pays ne s’est développé sans avoir mis en place au préalable, un système d’enseignement performant, innovant et stable, ce qui est loin d’être le cas au Sénégal.
Que le salut du peuple soit la loi suprême.
Vive le Sénégal
Modou Dione est Chercheur en Analyse du discours politique en temps de crise Gradis (Groupe de Recherches en Analyse des Discours Sociaux)/UGB
Alioune Gueye est Chercheur en Mathématiques et Applications
Laboratoire d’Algèbre, Cryptographies, Codes et Applications (LACCA)/ UGB
Hamat Seck est Chercheur sur le transport et la mobilité durable Laboratoire Leïdi/UGB