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La Constitution, Pacte Entre GouvernÉs Et Gouvernants

Dans cette édition de la Chronique d’un temps politique, l’universitaire Felwine Sarr reçoit Alioune Wagane Ngom, un doctorant en Droit public spécialisé dans les ordres constitutionnels français et sénégalais, ainsi que dans des domaines tels que la laïcité, l’épistémologie juridique, l’écologie des savoirs et les nouvelles formes de normativité en Afrique. Au cours de cette conversation, Alioune Wagane Ngom répond aux questions de Felwine Sarr, offrant ainsi un éclairage précieux sur ses recherches et son expertise.

La Constitution et sa fonction

Alioune Wagane Ngom explique que du point de vue juridique, la Constitution est souvent considérée comme un texte fondamental, une loi qui détermine les modes d’évolution et d’exercice du pouvoir, ainsi que les règles qui organisent le fonctionnement de l’État. Cependant, il souligne que la Constitution va au-delà de cette définition juridique. Elle représente également un pacte entre les gouvernants et les gouvernés, permettant d’organiser la gouvernance de la cité et d’établir les règles auxquelles les citoyens doivent se soumettre. Ainsi, une Constitution remplit à la fois une fonction de légitimation de l’exercice du pouvoir et de garantie du bon fonctionnement de l’État, tout en constituant un pacte entre les gouvernants et les gouvernés.

La Constitution comme pacte entre gouvernés et gouvernants

Alioune Wagane Ngom retrace l’histoire constitutionnelle du Sénégal en mentionnant la première Constitution adoptée le 24 janvier 1959, à un moment où le pays se préparait à accéder à l’indépendance et était engagé dans une fédération avec le Soudan français, formant ainsi la fédération du Mali. Il souligne que cette première Constitution était une étape importante vers la création d’un État quasi-indépendant, puisque le Sénégal n’était pas encore pleinement souverain à ce stade. Après la dissolution de la fédération du Mali, une deuxième constitution a été adoptée le 26 août 1960, marquant une étape significative vers un État souverain.

La troisième Constitution adoptée le 7 mars 1963 a revêtu une grande importance dans l’histoire constitutionnelle du Sénégal. Alioune Wagane Ngom explique que contrairement aux deux premières Constitutions, celle-ci a fait l’objet d’un référendum, permettant ainsi au peuple de participer à l’adoption de ce nouveau texte constitutionnel. Cette Constitution est restée en vigueur de 1963 jusqu’en 2001. Par la suite, une nouvelle Constitution a été promulguée le 22 janvier 2000, sous la présidence d’Abdoulaye Wade. Ainsi, il est possible d’observer différentes Constitutions qui se sont succédé dans l’histoire du Sénégal.

Alioune Wagane Ngom souligne une particularité importante concernant ces Constitutions. En plus de la distinction entre les deux premières, adoptées sans référendum, et les deux suivantes, adoptées par référendum, il met en évidence la nature des régimes politiques instaurés par ces Constitutions. Les premières Constitutions établissaient un régime parlementaire dans lequel le président du Conseil jouait un rôle important, tandis que le Parlement avait également un rôle non négligeable.

En revanche, les Constitutions de 1963 et 2001 ont instauré des régimes présidentiels, conférant ainsi des pouvoirs considérables au président et à l’exécutif.

La Constitution du régime présidentiel de 1963

Dans le contexte de la modification de la Constitution sénégalaise en 1963, Alioune Wagane Ngom souligne que la construction des constitutions dans la plupart des États d’Afrique francophone, y compris le Sénégal, a été largement inspirée de la Constitution de la Cinquième République française de 1958. Les institutions et leur fonctionnement, tels qu’énoncés dans la constitution sénégalaise, reflètent en grande partie les règles établies par la Constitution française. Cette inspiration est donc totale et représente une influence directe de la construction française.

Ngom explique ensuite pourquoi des changements constitutionnels ont eu lieu à partir des années 60. Il souligne que l’une des limites de la Constitution sénégalaise de 1958, qui était inspirée de la Quatrième République française, résidait dans l’instabilité du pouvoir exécutif. Sous la Quatrième République, la France a connu plusieurs régimes successifs en raison des conflits constants entre le Parlement et le pouvoir exécutif. Au Sénégal, cette crise politique a été mise en évidence par les divergences entre le président Senghor et le président du Conseil Mamadou Dia. Ainsi, pour prévenir ces crises et renforcer le pouvoir exécutif, un changement de perspective s’est opéré avec l’adoption de la Constitution de 1963, qui a instauré un régime présidentiel avec des pouvoirs exécutifs considérables.

En ce qui concerne les Constitutions de 1963 et de 2001, Alioune Wagane Ngom souligne qu’il s’agissait plutôt de textes d’adhésion que de textes véritablement discutés. Il regrette le manque de débat approfondi impliquant les citoyens dans leur ensemble. Les discussions se sont principalement limitées aux universités, aux élites et à quelques interventions médiatiques. Par exemple, la question de la laïcité a été largement médiatisée lorsqu’Abdoulaye Wade a tenté de supprimer le caractère laïque de la République dans la nouvelle version de la Constitution. Cependant, ces débats n’ont pas réellement impliqué les citoyens de tous les horizons pour comprendre leurs aspirations profondes et recueillir leur point de vue sur le type de texte constitutionnel souhaité. Ainsi, les Constitutions ont été soumises au peuple après un processus de réflexion relativement faible, mené principalement par les élites juridiques et médiatiques, plutôt que par l’ensemble des citoyens.

D’une prétendue ambiguïté sur la durée et le nombre de mandat présidentiel

Le débat sur la durée et le nombre de mandats présidentiels au Sénégal a été relancé malgré l’objectif de la révision constitutionnelle de 2016, qui visait à mettre fin à toute ambiguïté à ce sujet. Alioune Wagane Ngom explique que ce débat est polémique et qu’il avait déjà suscité des controverses en 2012. À l’époque, à la suite de la tentative du président Abdoulaye Wade de se présenter pour un troisième mandat, la question de la durée et du nombre de mandats présidentiels avait été clarifiée par les juges, affirmant que ces débats étaient définitivement clos.

Cependant, malgré ces clarifications, le débat est de nouveau posé. Ngom souligne que plusieurs raisons, à la fois juridiques et circonstancielles, peuvent expliquer cette situation. En 2011 et 2012, la crise politique autour de la candidature de Wade était particulière, car il s’agissait d’un président élu sous l’ancienne constitution de 1963 qui avait décidé d’adopter une nouvelle constitution en 2001. La question juridique était de savoir si son premier mandat devait être comptabilisé à partir de son élection ou à partir de l’adoption de la nouvelle constitution. Le Conseil constitutionnel avait alors validé la candidature de Wade en précisant que son premier mandat était exclusivement sous l’ancienne constitution.

En revanche, la situation de Macky Sall, élu en 2012, est différente car il a procédé à une révision constitutionnelle en 2016, sans changer de constitution. Cette révision a réduit la durée du mandat présidentiel de 7 à 5 ans, mais la limitation du nombre de mandats consécutifs reste en place depuis la constitution de 2001. Ainsi, sur le plan juridique, la question du nombre de mandats présidentiels est définitivement résolue.

Alioune Wagane Ngom souligne également l’importance de la parole du président de la République, qui est liée à son serment lors de son investiture. Selon lui, la parole donnée par un dirigeant politique, affirmant qu’il remplira fidèlement les charges de la présidence et fera respecter la Constitution et les lois, a une valeur juridique et morale. Il considère que la parole donnée par un dirigeant ne peut être mise sur le même plan que celle d’un citoyen ordinaire et doit être prise en considération dans l’exercice de la fonction présidentielle.

Consacrer dans la constitution le caractère sacré de la parole

Il est crucial que les chercheurs s’engagent dans le chantier de la conformité des textes constitutionnels aux valeurs et concepts importants dans les sociétés africaines, en particulier au Sénégal. Alioune Wagane Ngom souligne l’importance de concepts tels que le « kaddu » (la parole) dans la société sénégalaise. Il est nécessaire de travailler à la traduction de ces concepts dans les textes constitutionnels et de créer de nouvelles catégories juridiques qui intègrent ces valeurs.

Dans cette entreprise, le Conseil constitutionnel joue un rôle clé. Ngom suggère que le Conseil constitutionnel puisse créer des catégories juridiques, comme le « kaddu », et les inscrire dans le texte constitutionnel. Ainsi, son travail d’interprétation pourrait devenir un travail de création de normes, permettant l’intégration de concepts tels que le « kaddu » dans la constitution.

Ce défi consiste à repenser les catégories juridiques existantes et à rechercher de nouvelles formes de normativité en dehors des textes constitutionnels officiels. Il invite à explorer d’autres sources de savoir, d’autres ressources et d’autres archives, qui peuvent être trouvées dans des événements sociaux tels que les mariages ou les cérémonies d’initiation chez les Diolas, les Peuls, les Sérères, etc. Ces événements reflètent des valeurs profondément ancrées dans la société et peuvent fournir des perspectives précieuses pour repenser et enrichir les textes constitutionnels.

De la pertinence de la composition du Conseil constitutionnel

Le travail à accomplir implique d’élargir considérablement les compétences du Conseil constitutionnel. Actuellement, la loi organique de 1992 énumère de manière limitative les compétences du Conseil constitutionnel, et bien qu’il y ait eu quelques modifications en 2016 avec la révision, cela reste insuffisant.

Selon Alioune Wagane Ngom, le fait que le président de la République soit toujours celui qui désigne les membres du Conseil constitutionnel pose un problème en termes d’indépendance et d’autonomie de l’institution. Pour assurer sa pleine autonomie, le Conseil constitutionnel devrait être composé de manière indépendante, sans l’influence directe de l’exécutif.

La question de la Cour constitutionnelle devient alors cruciale. Ngom fait référence à des exemples tels que la Cour constitutionnelle du Bénin, du Niger ou de la Centrafrique, qui jouent un rôle véritablement constitutionnel en prenant des décisions qui peuvent aller à l’encontre du pouvoir exécutif. Ces cours constitutionnelles fonctionnent comme de véritables juridictions, garantissant un équilibre réel entre le Parlement et le pouvoir exécutif.

Il est également souligné que le juge constitutionnel doit assumer ses responsabilités en matière d’interprétation constitutionnelle. Dans certaines circonstances et contextes, il doit être capable de dépasser une interprétation stricte du texte constitutionnel et prendre des positions d’interprétation normative qui permettent de résoudre des questions cruciales qui se posent à des moments clés de l’histoire.

Intégrer des profils différents de juristes dans la composition du Conseil constitutionnel pourrait être une excellente innovation. Cela permettrait de prendre en compte différentes perspectives sociologiques, anthropologiques et historiques dans les décisions prises par l’institution. En incluant des experts d’autres domaines, les décisions du Conseil constitutionnel pourraient être plus efficaces et mieux adaptées aux objectifs visés par les dispositions constitutionnelles interprétées.

Cette approche plus ouverte et pluridisciplinaire pourrait contribuer à une meilleure compréhension des enjeux sociétaux, des dynamiques historiques et des réalités culturelles du Sénégal. Elle permettrait également de renforcer la légitimité des décisions prises par le Conseil constitutionnel en les enrichissant de perspectives variées.

Selon Ngom, il est important de souligner que les questions constitutionnelles ne se limitent pas à des aspects purement juridiques, mais touchent également à des dimensions sociales, politiques et culturelles. En reconnaissant cela et en élargissant la composition du Conseil constitutionnel, on pourrait renforcer la capacité de l’institution à jouer un rôle régulateur dans le fonctionnement des institutions sénégalaises.

Ce type d’approche inclusive et pluridisciplinaire pourrait favoriser une meilleure appropriation des décisions constitutionnelles par l’ensemble de la société sénégalaise et contribuer à une plus grande confiance dans le système juridique et politique du pays.

L’universalité de certains principes juridiques

Il existe des principes juridiques universels qui transcendent les frontières et les contextes nationaux. Ces principes fondamentaux, tels que la séparation des pouvoirs et la garantie des droits et libertés, sont essentiels pour assurer un État stable, un système judiciaire équitable et la protection des droits fondamentaux des individus.

Peu importe la provenance ou l’influence du texte constitutionnel, ce qui importe vraiment, c’est que ces principes soient intégrés dans le contenu de la constitution. Par exemple, une constitution française, chilienne, gabonaise ou sénégalaise peut garantir la séparation des pouvoirs et protéger les droits et libertés des citoyens. Ces principes transcendent les particularités nationales et sont essentiels pour promouvoir la justice et l’équité dans tous les pays.

En reconnaissant ces principes universels, il devient possible de partager des valeurs communes et de promouvoir des normes juridiques internationales. Cela favorise également une meilleure compréhension mutuelle entre les différentes cultures et systèmes juridiques.

Il est donc crucial d’incorporer ces principes universels dans les textes constitutionnels afin de garantir la stabilité, la justice et la protection des droits fondamentaux dans tous les États du monde. Cela contribue à renforcer l’État de droit et à promouvoir les valeurs démocratiques à l’échelle internationale.

De la volonté de certains d’appeler à la dévitalisation de la Constitution

Bien que la Constitution sénégalaise ait des origines françaises et que le débat sur le mimétisme puisse se poser, cela ne doit pas dévaloriser ou discréditer la conscience sénégalaise. Il revient désormais aux Sénégalais, aux chercheurs et au juge constitutionnel de s’approprier cette constitution, de l’intégrer aux normes locales et de l’interpréter conformément aux aspirations les plus profondes de la population sénégalaise.

En effet, lorsque l’on examine l’évolution des États du point de vue institutionnel, on constate que la séparation des pouvoirs, par exemple, est née en Angleterre, mais de nombreux États dans le monde l’appliquent aujourd’hui à leur manière. Ainsi, l’origine n’est pas la question principale, mais ce qui compte réellement, c’est la manière dont nous faisons vivre ces principes, ces valeurs et ces règles dans notre propre contexte. Il s’agit de les adapter en fonction de notre histoire, de notre culture et des spécificités de notre pays.

Il est donc essentiel de procéder à un travail d’adaptation, de réappropriation, d’invention et d’interprétation de la constitution afin de l’adapter aux aspirations des citoyens sénégalais. Ce processus implique de prendre en compte les réalités locales, de répondre aux besoins spécifiques du pays et de veiller à ce que la constitution joue pleinement son rôle dans la protection des droits et la promotion de l’équité.

En fin de compte, le but est de faire en sorte que la constitution soit véritablement en phase avec les aspirations de la population sénégalaise et qu’elle reflète les valeurs et les principes qui lui sont chers. Cela nécessite un effort collectif pour façonner et interpréter la constitution de manière à répondre aux besoins et aux attentes du peuple sénégalais.

Une bonne constitution doit participer à la résolution des crises

Une crise politique met à l’épreuve la valeur d’une constitution. Elle révèle la capacité du texte constitutionnel à maintenir la cohésion sociale et à réguler les situations de crise au sein de l’État qu’il organise. Une Constitution ne se limite pas seulement à énumérer des règles pour le fonctionnement des institutions et la protection des droits et libertés. Elle doit également prévoir les mécanismes et les institutions chargées de résoudre les crises qui surviennent.

La valeur d’une constitution se mesure également à sa capacité à résoudre et à réguler les crises qui surgissent dans un État donné. Ces crises peuvent être politiques, sociales ou économiques, et la constitution doit fournir les outils nécessaires pour y faire face de manière efficace et équitable.

Ces dernières années, nous avons pu observer au Sénégal un regain d’intérêt de la part des citoyens envers la constitution, notamment en ce qui concerne l’article 27 sur les mandats présidentiels. Lorsque les citoyens disent « Touche pas à ma constitution », cela témoigne d’une réappropriation de la constitution par les citoyens. Ils s’intéressent de plus en plus à la constitution, à son rôle et à son utilité, et ils l’utilisent comme un outil de lutte lorsqu’un président de la République ou toute autre personne cherche à aller à l’encontre des dispositions constitutionnelles.

Selon Alioune Wagane Ngom, cela montre l’importance de la constitution comme un repère juridique et une référence normative pour les citoyens. Elle leur permet de revendiquer leurs droits, de défendre la légalité et de résister à toute tentative de violation de la constitution. Cette réappropriation de la constitution par les citoyens est un signe positif de leur engagement envers la démocratie et l’État de droit.

Il est donc essentiel de veiller à ce que la constitution reste un instrument efficace pour résoudre les crises et protéger les droits fondamentaux des citoyens. Cela nécessite une vigilance constante, une participation active des citoyens et une adaptation continue du texte constitutionnel aux réalités changeantes de la société.

La vidéo de la conversation entre Felwine Sarr et le juriste Alioune Wagane Ngom est à retrouver ici

 







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