Dans la Dictature, antithèse de la démocratie? 20 idées reçues sur les régimes autoritaires, Eugénie Mérieau, politiste, juriste et enseignante à Science Pô Paris, déconstruit la binarité quasi proverbiale entre autoritarisme et démocratie. Elle le fait d’autant plus nettement qu’elle appuie son raisonnement sur des exemples concrets pour illustrer la véracité de ses propos et montrer qu’elles sont loin d’être étanches les frontières séparant ces deux régimes, contrairement à ce que d’aucuns pourraient être amenés à penser. Cela explique que certaines pratiques censées être l’apanage des régimes autoritaires se produisent en démocratie et que d’autres, vues comme étant la marque de fabrique des régimes autoritaires, se passent sous des régimes dits démocratiques. Dès lors, dit-elle, « les frontières se brouillent, et surgissent dans le débat public les termes de » démocratie autoritaire’, de » démocrature », de » régime autoritaire multipartite ou libéral. Ce double mouvement de dé-démocratisation de la démocratie libérale d’une part et de libéralisation des régimes autoritaires d’autre part crée une zone de convergence grise de régimes hybrides[1] ». Le Sénégal, depuis un certain temps, se trouve dans cette zone hybride, si elle ne se situe pas en grande partie dans la zone de l’autoritarisme. Quelques idées extraites du livre d’Eugénie Mérieau et de celui de Daniel Ziblatt et Steven Levistky, How democraties die – traduit en français par La mort des démocraties, appuyées par des faits réels peuvent étayer ces propos.
Absence d’indépendance de la justice
Bien que le concept soulève de nombreuses difficultés, dans un pays, l’indépendance de la justice vis-à-vis de l’exécutif peut, selon Eugénie Mérieau, être évaluée à partir de critères institutionnels : inamovibilité des juges, absence de contrôle de l’exécutif sur les carrières et l’immunité judiciaire. Elle peut être également être mesurée à l’aune de ses résultats – à part quelques rares exceptions -, notamment par rapport à la propension des tribunaux à rendre verdicts et décisions contraires aux intérêts du gouvernement[2].
Les critères institutionnels
Au Sénégal, le fait de présider le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) donne un pouvoir incommensurable au président de la République sur la carrière des juges, avocats et magistrats. Aussi n’hésite-t-il pas à s’en servir pour, d’une part, nommer et placer ses hommes liges à des postes clés ; et d’autre part récuser ceux qui résistent aux pressions et refusent de se soumettre à ses desiderata. Les cas des juges Téliko et Alioune Ndao ces dernières années en sont la parfaite illustration. Ce seul exemple suffit pour montrer à satiété ô combien la tentation est grande et réelle pour un président de la République de mettre la justice sous la coupe de l’exécutif. Ceux qui s’y sont succédé au pouvoir depuis l’indépendance n’ont pas hésité d’un iota à utiliser ce levier pour orienter nombre de décisions de justice importantes allant dans le sens du renforcement de leurs pouvoirs. Il faut toutefois noter que cette subordination du judiciaire à l’exécutif est moins une question de personne qu’une faille d’un système qu’il faudra corriger impérativement si l’on veut garder un certain équilibre entre les différents pouvoirs. Le cas président Macky Sall semble tout de même spécifique. Car il en use et en abuse – certainement plus que ses prédécesseurs – même dans des cas flagrants, manifestement injustes et illégitimes.
La propension des tribunaux à rendre verdicts et décisions contraires aux intérêts du gouvernement
Il convient tout d’abord de rappeler que – comme l’a bien mentionné Eugénie Mérieau – tout l’appareil judiciaire d’un pays, même sous les régimes les plus autoritaires au monde, ne peut pas être soumis à l’exécutif. Car, non seulement l’État n’a pas du tout intérêt dans tous les dossiers en justice, mais, pour donner une certaine image à l’international et surtout gagner la confiance des investisseurs étrangers entre autres – aucun pays ne pouvant vivre coupé du monde – il est obligé de laisser certains secteurs de leur justice fonctionner convenablement. Au Sénégal, la propension des tribunaux à rendre verdicts et décisions allant dans le sens des intérêts du gouvernement peut être considérée comme un corollaire de l’ascendance de l’exécutif sur le judiciaire. Donc, comme un problème de système. Ce qui fait que dans les cas où l’État dispose d’intérêts directs dans des dossiers considérés comme des menaces à son pouvoir, il n’hésite à faire de vives pressions sur des juges qu’il a minutieusement choisis pour qu’ils rendent un verdict défendant des positions qui lui sont favorables. Les procès des principaux opposants au régime du président Macky Sall : Ousmane Sonko, Khalifa Sall et Karim Wade et les verdicts rendus à leur issue en sont des preuves à bien des égards
Processus électoral vicié
Contrairement à certaines idées reçues, il existe des élections multipartites dans la majorité les régimes autoritaires du monde. Mais l’objectif premier de celles-ci est surtout de stabiliser le régime en remplissant 3 fonctions : une fonction de légitimité tout d’abord – « l’onction du suffrage universel » ; la fonction de contrôle social (…) et enfin une fonction de cooptation (…)[3]. Lors de ces élections, les fraudes directes (bourrages d’urnes, décomptes frauduleux, assassinats politiques, achats de vote) ont tendance à être remplacées par une intervention en amont sur le processus électoral. Au Sénégal, il y a eu une révision du code électoral pour filtrer les candidats avec l’instauration du parrainage – qui a été désapprouvé par la Cour de justice de la CEDEAO dans un arrêt rendu le 28 avril 2018. Celle-ci avait même donné à l’État sénégalais un délai de 6 mois pour qu’il le supprime. L’intervention dans le processus électoral se fait aussi par l’élimination des candidats les plus sérieux à la suite de procès iniques en mode fast-track. De plus, les inscriptions sur les listes électorales ont été rendues très difficiles et contraignantes pour nombre de jeunes ; les délais sont courts et le retrait des cartes d’électeur de ceux qui sont soupçonnés appartenir à des partis de l’opposition est rendu souvent compliqué. En outre, un certain brouillard plane toujours sur le fichier électoral et sa fiabilité. Les effets combinés de tout cela permettent au gouvernement de prendre une longueur d’avance sur ses adversaires. Bien que nombre de ressources soient mobilisées lors du processus électoral, il n’en demeure pas moins que subsistent encore des cas de fraude lors des différentes élections : vote d’enfants mineurs, plus de votants que d’inscrits…comme cela a été relevé lors des dernières élections législatives.
– Gare au wax-waxeet et à la tentative de s’accrocher au pouvoir, Ulysse et les Sirènes
Après avoir crié sur tous les toits du monde que le nombre de mandats était limité de 2 et écrit dans son livre : Le Sénégal au cœur qu’il en est à son second et dernier mandat, le président Macky Sall revient sur ses propos et envoie ses lieutenants – armés d’une escroquerie sémantique : second quinquennat et de la même antienne : le dernier mot revient au Conseil constitutionnel – pour pouvoir poser une 3e candidature afin d’obtenir un mandat supplémentaire auquel il n’a pas du tout droit selon l’actuelle constitution du pays. Eugénie Mérieau semble lui rappeler la célèbre métaphore d’Ulysse et les sirènes du philosophe norvégien Jon Elster afin qu’il revienne à la raison. D’autant que celle-ci doit se prémunir contre les passions du pouvoir par la Constitution : « Alors qu’Ulysse et ses compagnons rentrent du royaume des morts, ils s’approchent dangereusement de l’Île des Sirènes, qui, avec leur doux chant, attirent tous les navires aux rochers et leurs équipages à la mort. Il réunit alors ses hommes pour leur donner les instructions suivantes : « Mettez de la cire dans vos oreilles, mais pas dans les miennes. Attachez-moi bien fort au mât, en ramez. Surtout, ignorez absolument ce que je pourrais vous dire sous l’influence des Sirènes, ignorez-le, et continuez à ramez. Et si je vous implore, si je vous supplie de me libérer, vous devez serrer encore plus fort les cordes qui m’entravent. » Les hommes s’exécutent et Ulysse est ligoté au mât du navire. Le chant des sirènes, absolument divin, lui parvient ; il se débat dans les cordes, suppliant ses hommes de le détacher, d’ôter la cire de leurs oreilles, d’apprécier ensemble ce moment de pure grâce. « Je sais ce que je vous ai dit auparavant, mais ignorez mes précédents ordres, et obéissez » Comment les hommes d’Ulysse pouvaient-ils résoudre ce dilemme ? Comment réagir face à deux ordres contradictoires d’une même autorité légitime ? L’ordre le plus récent ne déroge-t-il pas à l’ordre plus ancien ? Finalement, l’ordre donné lors du moment de raison s’imposa à l’ordre donné sous l’emprise des passions incontrôlables – c’est le principe de la constitution, qui, vise à contraindre la passion de la politique par la raison du droit. »[4]
Subvertir la démocratie
À travers une métaphore footballistique, Steven Levitsky et Daniel Ziblatt nous apprennent comment les autocrates élus subvertissent la démocratie dans leurs pays : « Pour mieux comprendre comment les autocrates élus minent subtilement les institutions, il serait utile d’imaginer un match de football. Pour renforcer leur pouvoir, les apprentis (aspirants) dictateurs doivent capturer les arbitres, mettre sur la touche au moins quelques-uns des joueurs vedettes de la partie adverse et réécrire les règles du jeu pour préserver leur avantage…La capture de l’arbitre…est une arme puissante permettant au gouvernement d’appliquer la loi d’une manière sélective en punissant les opposants tout en protégeant ses alliés. Les autorités fiscales peuvent être utilisées pour poursuivre opposants, entreprises et organes de presse. La police réprime les manifestations de l’opposition tout en tolérant les actes de violence des voyous progouvernementaux » (ma traduction) Ce qui est décrit dans cette citation ressemble bien à s’y méprendre à ce qui se passe au Sénégal. Les arbitres, qui sont la justice, la police et l’ensemble des institutions administratives du pays sont utilisés pour renforcer le pouvoir du régime en place, très souvent au mépris de toutes les règles de droit ; les footballeurs vedettes, qui sont les principaux opposants: Ousmane Sonko, Khalifa Sall, Karim Wade, ont été tous mis sur la touche à l’issue de procès expéditifs et iniques (à suivre l’affaire Ousmane Sonko) ; le code électoral a été révisé ; les critiques du pouvoir sont souvent sanctionnés par des peines de prison pendant que les partisans du pouvoir, qui font des déclarations plus graves, et vont même jusqu’à en appeller ouvertement aux meurtres d’opposants jouissent d’une impunité totale. Les dossiers des corps de contrôles ayant épinglé des partisans du pouvoir sont sous le coude du président alors que ceux impliquant d’autres personnes opposées au gouvernement sur place sont traités avec une célérité inhabituelle ; des nervis sont utilisés lors de manifestations pour réprimer sinon tuer les manifestants mécontents ; des journalistes – Pape Alé Niang, Pape Ndiaye entre autres- sont arrêtés parfois pour des vétilles et médias comme Walfadjri fermés arbitrairement.
En définitive, comme le rappellent Daniel Ziblatt et Steven Levitsky – après avoir comparé plusieurs Constitutions -, que les Constitutions les plus parfaites au monde ne résistent pas aux assauts répétés d’un président malintentionné et obnubilé par la conservation de son pouvoir à tout prix. De plus, en démocratie, parmi les choses les plus importantes figurent des règles non écrites. Le respect de la parole donnée par le président de la République n’est nullement inscrit sur la Constitution sénégalaise, mais dans les différentes cultures dans le pays, les esprits, il est impensable qu’une autorité, qui plus président de la République puisse mentir pour vendre son referendum, pour accéder au pouvoir et s’y maintenir. Mais un peuple debout et uni peut toujours faire face à tous les dirigeants, fussent-ils dictateurs.
[1] La dictature, une antithèse de la démocratie? 20 idées reçues sur les régimes autoritaires, Eugénie Mérieau, p.16
[2] Ibib, p.76
[3] Ibid, p.86