Le juillet 2023, à 20 h 21 après une vingtaine de minutes d’une allocution annoncée de longue date le président de la République, Macky Sall déclarait : « Ma décision, longuement et mûrement réfléchie est de ne pas être candidat à la prochaine élection du 25 février 2024 ». Il mettait fin ainsi à une agitation politicomédiatique autour du « deuxième quinquennat » qu’il a suscité et entretenu depuis sa « réélection » en février 2019. Les semaines précédant son annonce, avec une énergie renouvelée et teintée de désespoir, il a organisé diverses réunions à la présidence de l’avenue Léopold Sédar Senghor où les courtisans rivalisaient d’éloquence pour dire que son maintien à la tête du pays était « une demande sociale » et prédisaient l’apocalypse s’il n’est pas candidat à un nouveau bail à la direction du pays.
L’annonce de Macky Sall a entraîné hors du Sénégal une flopée de « salutations et de félicitations ». Le président français Emmanuel Macron, le Secrétaire d’État américain Antony Bliken, le Secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres y sont allés chacun de son tweet. En Afrique : les présidents du Niger, Mohamed Bazoum, et de Guinée-Bissau, Umaro Sissoco Embalo, ainsi que le président de la Commission de l’Union africaine, Moussa Faki Mahamat ont adressés des messages de félicitations. Au Sénégal, mis à part le microcosme politicomédiatique, la déclaration présidentielle a été accueillie dans l’indifférence. Plus de trois Sénégalais sur quatre (79 %)[1] étant pour la limitation des mandats présidentiels à deux, son annonce n’avait aucun intérêt pour eux. Aucune des figures importantes de la société civile (dignitaires religieux en premier) n’a considéré que le propos présidentiel nécessite un commentaire particulier.
L’esbroufe et la vérité historique
Le président Macky Sall a dit au cours de son allocution que c’est son « code d’honneur » qui l’a amené à cette décision. Qu’il a renoncé à se présenter, en dépit du fait qu’il en a le droit, parce que son « sens de la responsabilité » lui commande de préserver sa dignité et sa parole ! C’est son récit. Les wolofs disent « Kuy Xalam, di ci jaayu »[2] (« On se berce au son de sa propre guitare ») ! Birago Diop (1906-1989) écrivain et poète, qui a mis à l’écrit de contes traditionnels de la littérature orale africaine, notamment Les Contes d’Amadou Koumba dit « Quand la mémoire va chercher du bois mort, elle ramène le fagot qui lui plaît. » À la vérité historique nous devons de dire que le chef de l’État a cherché jusqu’au bout à être candidat. Alors que la Constitution en son article 27 est claire sur son incapacité à être de nouveau dans la course présidentielle, il a mobilisé son gouvernement, son parti (APR), la coalition présidentielle (BBY), la presse, des lobbyistes américains et une officine française d’extrême droite de juristes mercenaires pour opérer des distinctions fantaisistes sur la notion de mandat, épiloguer sur ce qui est « hors de portée », etc.
Le renoncement du président à son plan de mise en orbite de sa candidature illégitime et illégale à l’élection présidentielle du 25 février 2024 est en réalité une capitulation en rase campagne. Outre que les Sénégalais dans leur immense majorité sont pour la limitation des mandats, les organisations de la société civile notamment les ministres des différents Cultes qui ont une véritable influence ont montré qu’il ne fallait pas compter sur eux pour trouver un début de soutien à cette aventure. Plus encore que la « résistance passive » de ces groupes sociaux, c’est la détermination des opposants notamment ceux regroupés autour de Sonko et de Pastef qui ont fait comprendre à Macky Sall qu’il faut reculer. Il a privé les Sénégalais des débats et laissé un pays au contrat social soumis à rude épreuve.
Un contrat social soumis à rude épreuve
Il est prêté à Macky Sall, alors qu’il se préparait à se lancer dans sa campagne électorale victorieuse de 2012, le propos selon lequel le « Sénégal ne peut être tenu avec efficacité que dans la dictature ». Si sa fameuse boutade « nous allons réduire l’opposition à sa plus simple expression » est documentée, il en est autrement en ce qui concerne cette déclaration qui établit un lien dialectique entre dictature et la gouvernance efficace du Sénégal. Il manque des témoignages pour la confirmer. Mais il n’en reste pas constant que depuis son arrivée au pouvoir en 2012, la pratique gouvernementale du président est caractérisée par un autoritarisme rompant avec la tradition sénégalaise des cinq dernières décennies. Pire, depuis trois ans, on assiste une tentative de momification de la vie politique qui prend les atours les plus caricaturaux de la glaciation senghorienne (1963-1968). Des intellectuels, des journalistes, activistes, dirigeants politiques sont privés de liberté pour des expressions d’opinion. Des journalistes se censurent de peur de subir le sort de leurs confrères et consœurs privés de liberté pour avoir exercé leur métier : informer.
Des ministres, des députés et proches collaborateurs du président de la République assimilent l’opposition à une activité criminelle. Yoro Dia, le ministre porte-parole et coordonnateur de la communication de la présidence de la République du Sénégal a déclaré : « le projet de Pastef est la continuation de la guerre perdue par le MFDC par d’autres moyens notamment la politique ». Il est très curieux qu’un parti à l’implantation nationale avec des élues dans tous les départements du pays soit assimilé avec l’organisation militaropolitique qui se bat depuis 1982 pour l’indépendance de la région naturelle de Casamance. Ce propos de Yoro Dia montre à souhait que dans l’entourage de Macky Sall, il y a une tendance très nette à considérer que l’ethnicité est politiquement une caractéristique essentielle. Cette vision est en porte-à-faux avec les valeurs et l’histoire de notre pays. Il est choquant que le président n’ait pas estimé nécessaire de se désolidariser du propos de son porte-parole.
Les résultats de l’enquête Afro Barometer publiés au début de juin 2023 révèlent que pour 53 % des Sénégalais le pays « n’est pas une démocratie » ou « est une démocratie avec des problèmes majeurs ». Le niveau de satisfaction du fonctionnement de la démocratie est passé de 68 % en 2013 à 48 % en 2022. Dans la même période, le niveau d’insatisfaction est passé de 28 % à 51 %. Plus de 2 Sénégalais sur trois (69 %) estiment que la justice traite « souvent » ou « toujours » les gens de manière inégale. Depuis 2012, les indices de redevabilité et la transparence des administrations publiques n’ont pas évolué dans le sens de l’amélioration. Depuis 2015, l’année de mise au point de l’indice de l’État de droit du World Justice Project la position a régressé. Les notes et les classements de l’indice WJP de l’État de droit s’articulent autour de huit facteurs principaux : Contraintes sur les pouvoirs du gouvernement, absence de corruption, Gouvernement ouvert, droits fondamentaux, Ordre et sécurité, application de la réglementation, Justice civile et Justice pénale[3].
La caractéristique fondamentale de la démocratie sénégalaise est la passion de deux libertés et l’attachement à l’égalité de chance. La fascination pour les libertés de conscience et d’expression est un point non négociable du contrat social sénégalais. Les Wolofs disent « Tudd sawara du lakk làmmiñ »[4]. Les jóola disent en écho « Mañaao butum akaaneool ; afago, butum àpureneool »[5]. Le président Léopold Sédar Senghor répétait tel un slogan « Sénégal, pays de dialogue ». Il employait le mot dans le sens de la confrontation, l’interpénétration des arguments. Cette tradition démocratique sénégalaise a reçu du régime tous les coups possibles et imaginables. Ils sont des dizaines à être dans les prisons pour s’être exprimé sur la situation du pays ou des évènements particuliers.
Le pari sur la rente des hydrocarbures
Depuis bientôt une décennie le président de la République, son gouvernement nous promettent des lendemains enchanteurs en raison des découvertes de pétrole et de gaz dans nos eaux territoriales. Ils vont jusqu’à théoriser les restrictions des libertés par le statut de pays producteurs et exportateurs d’hydrocarbures. Selon cette théorie, la nouvelle position du pays nous expose aux entrepreneurs de guerre et autres semeurs de chaos et qu’en conséquence des tours de vis supplémentaires sur les libertés civiques et démocratiques sont légitimes. C’est même devenu l’antienne des composantes de « gauche » de la coalition BBY au pouvoir. Le cache-misère de l’indigence de leurs réflexions sur le devenir sur pays et la réalité de ce que devrait être le camp du progrès et de la justice sociale.
Le Sénégal va être un pays producteur d’hydrocarbures. À partir de 2024, si les prévisions et le calendrier ne connaissent pas de perturbations, il sera extrait du champ gazier au large de Saint-Louis 2,5 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié (GNL) par an. Cette production en partage avec la Mauritanie devrait atteindre 10 millions de GNL par an à partir de 2030. Pour le pétrole, la production au cours de la première phase devrait être de 100 000 barils par jour. Les recettes annuelles espérées de l’exploitation de ces ressources sont estimées à 700 milliards de francs CFA. Si l’exploitation des hydrocarbures semble des perspectives positives, il ne faut pas perdre de vue que notamment au large de Saint-Louis l’activité économique principale reste la pêche artisanale. Les effets bénéfiques de la nouvelle rente compenseront-ils les dommages qu’elle causera ? Comment concilier la préservation de l’environnement et la biodiversité tout en exploitant la ressource ?
Le plus inquiétant dans la vision de l’exploitation de ces ressources est l’idée qui la soutient : les recettes d’exportation qui en seront tirées vont ouvrir la voie au développement du pays. Il y a une obsession des « retombées du gaz et du pétrole » qui démontre une approche patrimoniale de la rente des hydrocarbures.
Échec de la transformation structurelle de l’économie
À son arrivée au pouvoir en 2012, l’économie du pays était dans un cycle de croissance amorcé depuis la dévaluation du franc CFA de 1994. Une croissance erratique sans grand impact sur la réduction de la pauvreté et la création d’emplois. Après avoir essayé le programme économique Yonu Yokuté sur lequel il a été élu, le président a lancé le Plan Sénégal émergent (PSE) qu’il a qualifié de « vision du développement du pays à l’horizon 2035 ». Le PSE se décline en trois axes : la transformation structurelle de l’économie et la croissance ; l’amélioration du capital humain ; la Gouvernance et des institutions. Au-delà de ses objectifs pour lesquels tout le monde s’accorde, la philosophie du PSE n’a rien d’original dans l’économie politique sénégalaise. Le PSE s’inscrit dans la continuité des politiques économiques menées depuis le Plan à court terme de stabilisation 1979 — 1980. Il ne déroge pas à la logique de la doxa néolibérale des Institutions financières internationales (IFI). La Nouvelle politique agricole (NPA), la Nouvelle politique industrielle (NPI), la Stratégie de croissance accélérée (SCA) et maintenant le Plan Sénégal émergent (PSE), toutes ces expériences qui font l’histoire économique du pays depuis quatre décennies s’inscrivent en droite ligne des recommandations du consensus de Washington ou du nouveau consensus de Washington.
Tout débute pour le cycle que nous vivons en juin 2000, quand le nouveau gouvernement de l’alternance signe des accords avec les Institutions financières internationales (IFI) notamment le Fonds monétaire international (FMI) dans le cadre de l’Initiative pays pauvres très endettés (PPTE), pour engager des « réformes structurelles » et « lutter contre la pauvreté ». Cet accord dit « point de décision » dans le jargon des IFI, permettait au Sénégal de bénéficier d’un allégement de dette de 488 millions de dollars en valeur actualisée nette à fin 1998. En avril 2004, le Sénégal en atteignait « le point d’achèvement ». En conséquence, les Conseils d’administration du FMI et de la Banque mondiale approuvaient un nouvel allégement de dette de 488 millions de dollars en valeur actualisée nette à fin 1998. Pour faire face à ses engagements liés aux allégements de dette, le Sénégal a depuis engagé des programmes de lutte contre la pauvreté. Ainsi en 2003 le Sénégal lançait un plan de lutte contre la pauvreté, le Document de Stratégie pour la Réduction de la Pauvreté, DSRP-I, qui couvrait la période 2003-2005. Suivront le DSRP II 2006-2010, puis en 2011, le Document de Politique économique et sociale (DPES) qui devait couvrir la période 2011-2015. Il sera révisé à la faveur de l’alternance de 2012 et prendra le nom de Stratégie nationale de développement économique et social (SNDES) 2013 -2017. Mais en 2014, le gouvernement actualise cette stratégie et la nomme Plan Sénégal émergent (PSE). Ce plan ne diffère pas beaucoup des précédents puisque sa raison d’être part du constat que « la baisse de l’incidence de la pauvreté s’est avérée particulièrement faible » et les objectifs qu’il poursuit ne sont pas d’une grande originalité quand on les compare aux autres programmes. La différence se situe aux mécanismes de financement : le PSE fait appel aux marchés là où les autres plans ont misé sur la mobilisation des ressources internes et les prêts concessionnels.
De 2011 à 2020, la croissance économique a été au rendez-vous et a été supérieure à la croissance démographique. Ce cycle de croissance s’explique en grande partie par le redressement de l’activité agricole, une disponibilité de ressources sur les marchés financiers et enfin une baisse mondiale des cours du pétrole. En effet, les marchés confrontés au contexte de liquidité abondante, de faiblesse des taux d’intérêt prévalant aux États-Unis et en Europe trouvaient des avantages à placer leurs fonds sur de nouveaux marchés tels que ceux des pays africains. C’était pour eux une occasion de diversifier leurs risques tout en augmentant leurs rendements. Entre 2014 et 2018, plus de 3 milliards de dollars ont été ainsi levés par le Sénégal. Mais la pandémie puis le déclenchement de la guerre en Ukraine ont mis un terme à ce contexte favorable. Le manque de vision stratégique présidentiel nous a privés des chances de changement structurel de l’économie qu’offrait cette période. Depuis 2020, il y a un retournement de conjoncture qui a montré les limites des options économiques du président.
La reprise de la croissance notée en 2021 après la pandémie n’a pas résisté aux chocs exogènes des derniers mois. En 2022, la croissance s’est ralentie sous l’effet des pressions inflationnistes et du ralentissement de l’activité économique globale liée à la guerre en Ukraine. L’inflation a atteint 14,1 % en novembre 2022 plongeant dans la pauvreté de nombreux foyers. Ces chocs exogènes ont entraîné des pressions budgétaires. Les mesures prises pour lutter contre les conséquences de la guerre en Ukraine ont entraîné un creusement du déficit budgétaire qui a atteint à 6,7 % du PIB en 2022. La dette publique a augmenté fortement au cours des dix dernières années et en particulier depuis 2019. Elle a atteint 69,1 % du PIB en 2020, 73,3 % en 2021 et 76,6 % du PIB en 2022. La dette intérieure par l’émission d’obligations du Trésor sur le marché régional a également augmenté très rapidement. L’encours de la dette reste principalement composé de la dette extérieure contractée auprès de créanciers commerciaux et de la dette contractée auprès de créanciers multilatéraux et bilatéraux. Le resserrement monétaire mondial, déclenché par l’inflation consécutive de l’invasion russe en Ukraine, a entraîné une augmentation des coûts d’emprunt sur les marchés internationaux. Dans la sous-région, le taux directeur est passé 2022 de la BCEAO de 2 % en juin à 2,75 % en décembre est à 3 % depuis mars 2023.
Dans une économie marquée par la faiblesse de la pression fiscale notamment sur le capital, le resserrement des conditions financières va entraver la capacité du gouvernement à emprunter des ressources suffisantes pour investir et permettre de résister aux chocs.
[1] Enquête d’Afrobarometer au Sénégal juin 2023
[2] CISSE Mamadou, ABDEL MALEK Karine Proverbes et dictons wolof Présence Africaine — Paris — 2014
[3]https://worldjusticeproject.org/about-us/overview/what-rule-law
[4] « Le fait de nommer le feu ne brûle point la langue »
[5] « Le sacré, c’est la bouche qui le crée ; quand il n’y a plus de raison d’être, c’est la bouche qui se lève. » Diatta, N., & Thomas, L. V. (1998). Proverbes jóola de Casamance. KARTHALA Editions.