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Un Espoir De Vie Et Un Moyen De Renaitre

Dans son édition du jeudi 26 juillet 2023, « Le Témoin » a réalisé une interview exclusive du Contre-Amiral (Général) Abdou Sène. Le Chef d’Etat-major de la Marine nationale (Cemmarine) y alertait les candidats au « Barça ou Barsakh » qu’ils auront plus de chance de mourir en haute mer que d’arriver aux îles espagnoles. Dans cette deuxième partie de notre dossier, Pr Mamadou Mbodji, docteur en Psychologie Clinique, conforte le Cemmarine tout en passant sous scanner psychologique ces migrants clandestins. Nous publions — avec l’accord de l’auteur et celui de son éditeur — de larges extraits d’un document-contribution du psychologue Mamadou Mbodji intitulé « Imaginaires et Migrations – le cas du Sénégal » et réalisé sous la direction de Momar Coumba Diop aux Éditions Crepos.

Le Sénégal a connu de profondes mutations marquées notamment par d’amples phénomènes migratoires qui témoignent du dynamisme et de l’ouverture de ses populations. Les ressorts intimes, psychologiques et affectifs qui sous-tendent les dynamiques et mouvements des migrations sont multiples et complexes. Ils relèvent ainsi de plusieurs facteurs intriqués, historiques, culturels, économiques, politiques et fantasmatiques. La grande tradition de voyageurs des Sénégalais, la place de ce pays comme plaque tournante du commerce dans l’histoire de cette partie du continent entre le nord et le sud, les caractéristiques de ses populations comme peuples de voyageurs, de nomades, de commerçants, de migrants en témoignent.

A cela s’ajoutent les liens historiques chargés entre l’Europe — en particulier la France — et l’Afrique, précisément le Sénégal. Déjà, durant la période coloniale, chez les Soninkés du Sénégal ( * ), considérés plus tard comme les premiers migrants africains vers la France, « l’instauration du prélèvement des taxes et l’introduction plus tard de l’impôt et donc celle d’une dépense monétaire obligatoire par les autorités coloniales vont entraîner l’insertion définitive dans les rapports marchands par la mobilisation d’une force de travail qui ira se vendre en dehors du cadre régional.

« Cette émigration de la force de travail va se faire au profit de deux activités principales : la navigation et le navétanat. Ensuite débutera l’émigration, vers d’autres pays d’Afrique, des Soninkés. (…) Ainsi, l’émigration des Soninkés (aura) déjà une histoire avant de connaître un nouvel essor à la fin des années cinquante, inaugurant les départs massifs à destination de la France ». Le caractère clandestin et la dimension frauduleuse qui entourent la circulation des personnes entre les pays africains et la France, malgré les tentatives bilatérales de réglementation (de cette circulation) remonteraient déjà au début des années soixante (… )Et dès 1972, comme en témoigne A. Diarra « le besoin de partir est si intense et la difficulté de satisfaire aux indications légales si grande que l’unique solution pour les migrants reste le passage par le trafiquant. (…) L’utilisation des circuits clandestins devient presque inévitable »1 Aujourd’hui, plus de cinq décennies après, émigrer est encore et toujours, pour bien des Sénégalais, la principale préoccupation qui les anime et la seule forme de liberté qui leur reste. C’est également le seul rêve qu’il leur est encore donné d’avoir, l’unique choix qui leur est laissé.

L’élément déclencheur, les disparités sociales !

Le pays a connu, entre 1980 et 2000, une détérioration de sa situation économique et sociale, qui a engendré de profondes disparités sociales. Et il a fini par s’installer dans un processus de développement à deux vitesses.

Les rapports monétaires ont envahi les relations interpersonnelles et sous-tendent l’essentiel des rapports sociaux. Les inégalités se creusent et le fatalisme et l’indifférence submergent certaines franges de populations en en faisant des spectateurs désabusés ou des acteurs de l’érosion sociale, culturelle et économique du pays.

L’émiettement des groupes familiaux, la solitude et l’obligation, pour beaucoup d’individus, d’assurer seuls leur destin, ont rendu problématiques pour de nombreux citoyens, les moyens d’élaboration des liens et de sauvegarde des éléments culturels d’appartenance et de solidarité.

Dans un environnement social où les modèles de conduite ou d’inconduite comme la plupart des repères sont brouillés, la « structure interne » des individus devient, elle aussi, floue. Au moment où chacun est tenu de se donner une place et un statut, par sa compétence et ses mérites personnels, mais sans y être véritablement préparé. Chacun est condamné à se forger son propre destin, souvent en dépit et en dehors de sa famille, de son groupe, de sa naissance et du nom qu’il porte.

Le monde rural est caractérisé en partie par le basculement de ses populations jeunes vers les centres urbains et suburbains. La vie dans ces centres a eu comme effet, la dislocation des grandes sphères familiales et a contribué en même temps à distendre les liens ou à les ternir, à cause de l’habitat souvent inadapté et inapproprié à la recomposition et à la survie des groupes familiaux dits traditionnels, de la précarité de l’emploi ou du manque d’emploi.

Au sein des classes moyennes et en milieu rural, les individus les plus éprouvés par la crise économique et sociale, se sont de plus en plus retrouvés renvoyés à eux-mêmes, leurs problèmes et leurs aspirations ne pouvant plus être pris en charge convenablement par les familles ni par les systèmes socioculturels habituels.

Il s’agissait là du cumul des effets sociaux d’une crise économique aggravée parla dévaluation du franc CFA et par les conséquences des programmes d’ajustement structurel (Pas).

L’impact de la détérioration du tissu économique et social était difficilement perceptible dans les conduites humaines tant que les systèmes de gestion des dysfonctionnements, étaient encore épargnés par une telle détérioration. Dans les familles, la plupart des recours qui avaient permis d’éviter que la dégradation des conditions de vie ne tourne à la catastrophe grâce à un esprit de débrouillardise et d’entraide, ont fini par se gripper et s’effriter.

Et si une telle évolution place les individus dans une certaine solitude, elle n’en a pas moins constitué, pour certains d’entre eux, un facteur d’émancipation vis-à-vis du carcan social et culturel, voire de la tutelle familiale. En effet, de plus en plus d’individus se sont retrouvés renvoyés à eux-mêmes et ont fini par comprendre qu’ils étaient désormais tenus de se prendre seuls en charge.

En milieu Soninké, les bons fils sont en France…

L’extérieur social qui était jusque-là vécu comme le lieu de tous les dangers, s’est progressivement transformé en un environnement pourvoyeur de liberté et de leviers d’émancipation, un espace d’élaboration d’une « identité individuelle » au détriment des structures habituelles d’édification des représentations et de façonnement des référents.

La saturation des systèmes de défense élaborés par les citoyens pour faire face aux difficiles conditions de vie, au climat social hostile, à l’érosion de l’autorité de l’Etat et à l’impossibilité grandissante pour les institutions sociales et familiales à prendre en charge les besoins et aspirations des individus, a fini par engendrer des initiatives -d’abord solitaires et ensuite progressivement collectives- de franges de populations désormais obligées de prendre en main leur propre destin.

Là où, bien des individus, impuissants devant une telle situation, étaient des spectateurs passifs et médusés, nombre de jeunes ont cherché — et cherchent encore — leur salut dans l’expatriation ou l’émigration à tout prix. « Les bons fils sont ceux qui acceptent de partir en France » disait-on déjà en milieu soninké.

A leurs yeux, rester au Sénégal, c’est mourir de la pire des morts

Partir, aller vers l’ailleurs a toujours été dans les représentations sociales vécu comme une initiative salutaire pour celui qui part. Qu’il s’agisse de migrer du village vers le bourg d’à côté, vers la capitale ou vers l’extérieur, pays voisins ou plus loin, à travers les océans. Malgré « les mesures de blocage de l’immigration en France (premier pays européen de destination) qui sont entrées en vigueur à partir de 1975 »

Les mouvements migratoires, individuels ou collectifs, quels qu’en soient les destinations et mobiles, les modalités, conditions et risques encourus, ont toujours été présentés comme des actes de maturation et de maturité. La grande affluence des demandeurs de visas devant les représentations consulaires occidentales et l’ampleur du nouveau et dramatique phénomène des migrations clandestines à bord de pirogues à destination des côtes européennes, sont assez édifiantes sur le désarroi, la solitude et l’absence de perspectives des jeunes. Mais cela renseigne également sur leur farouche et aveugle détermination à prendre en mains leur propre destin.

Pour la plupart de ces jeunes — hommes et femmes — il faut partir ou mourir. À leurs yeux, rester dans leur pays, c’est mourir de la pire des morts. C’est pourquoi ils préfèrent mourir dans l’aventure, en essayant de s’en sortir, qu’en se consumant à petit feu dans leur terroir devenu si hostile. « Séjourner à l’étranger vaut mieux que mourir », ce proverbe soninké que cite Adrian Adams est aujourd’hui plus que jamais d’actualité pour tous ces candidats à l’émigration. Même si, « devenue en principe illégale (…), l’entrée massive de travailleurs africains en France (a) pris l’aspect d’un délit commis par des individus plutôt que d’un désordre social.

L’Europe, une forteresse à prendre !

Pour ces individus à l’assaut de l’Europe, comme pour ceux qui y sont déjà, « l’Europe est une forteresse à prendre ». Il ne leur est laissé aucun choix. En effet, partir c’est déjà quelque part comme mourir, mais c’est aussi une nouvelle naissance. Et pour tous ces jeunes aux yeux de qui « l’espace Schengen est une forteresse à prendre », partir offre aussi et surtout l’opportunité de « faire mourir » ce qu’ils sont devenus en raison de l’absence de perspectives et d’espoir de s’en sortir autrement que par l’exil, la migration, la fuite.

L’Occident est vécu comme la clé du destin, un préalable, un détour difficile à effectuer mais incontournable. « L’émigration augmente nécessairement, par suite de l’effet second de dépendance qu’elle crée elle-même. L’apparence d’équilibre recouvre un cercle vicieux ; lorsqu’il faut émigrer pour vivre, on en vient inexorablement à vivre pour émigrer ». Ces jeunes perçoivent l’Occident comme gage de leur « étoffage » psycho-socio-culturel ou comme une nouvelle condition pour étayer leur identité. Dans ces conditions, partir relève d’un réflexe de survie malgré les risques du voyage.

Ces populations sont puissamment armées d’un imaginaire à la fois fécond et rigide, d’une grande détermination, d’une ferme résolution et d’une croyance aveugle en leur destinée et en la volonté divine, qui les accompagne. Ces individus ont la ferme conviction qu’aucune frontière, aucune mesure restrictive ni aucun sermon ne sauraient venir à bout de leur détermination à partir.

Déjà il y a plus de trois décennies, « devant les difficultés de parvenir en Europe en partant de Dakar ou d’Abidjan, les migrants n’hésitaient pas à aller d’abord dans d’autres villes africaines comme las Palmas, Casablanca, Tunis (…), etc., d’où ils atteindront leur destination finale en France (…). Et ironie du sort, « dans ces pays de transit qu’ont été jusqu’alors l’Espagne et l’Italie, les Africains n’ont eu qu’à emprunter des circuits existant déjà et utilisés par les Portugais, les Espagnols, les Italiens et les yougoslaves pour entrer clandestinement en France ».

Aujourd’hui, en ce début du 21ème siècle, même si les risques encourus liés aux moyens dérisoires choisis pour s’exiler ne leur laissent qu’une infime chance d’arriver vivants à leur destination européenne, les migrants sénégalais et africains n’hésitent pas à tenter l’aventure, arpentant les mêmes circuits, armés de leurs illusions et de leur seule foi en l’appel du destin et en un avenir meilleur loin de chez eux.

Dans leur univers social et culturel, la valeur intrinsèque de l’individu est habituellement moins déterminée par son parcours personnel et sa personnalité propre, que par le « personnage social » qui lui est dévolu par son sexe, son rang dans la fratrie et par sa capacité à faire face et à assumer, avec plus ou moins de satisfaction, les attentes, devoirs et obligations liés à son statut social.

Pour ces jeunes des pays de forte migration, ce sont leurs chances de réunir les conditions de prise en charge et de gestion de tels obligations et impératifs socio-économiques, en restant sur place, qui sont aujourd’hui et pour longtemps profondément et gravement hypothéquées.

Et pourtant « les apports compensateurs d’argent ne rétablissent pas vraiment l’équilibre, mais entraînent au pays (d’origine) même une dépendance accrue à l’égard de l’extérieur, dépendance qui relaie et renforce le besoin vital ».

Un appel du destin !

Si partir c’est un peu comme mourir, le départ vers l’exil comme la mort, sont encore aujourd’hui vécus par ces candidats au voyage comme un signe, un appel du destin. Mourir dans l’épreuve de l’émigration, fut-elle clandestine, est de loin, préférable aux yeux de ces jeunes, à la mort plus redoutable encore par l’asphyxie à petit feu engendrée par le désœuvrement, le manque ou l’absence de perspective et le marasme quotidien dans leur pays. Le simple fait de partir est déjà, pour eux, en soi un remède à l’ennui, la honte, la désolation et au désarroi. Peu importe ce qu’ils vont trouver en Europe. Le simple fait de partir est un baume, un pari sur l’avenir, un gage de réussite, une protection contre le renoncement, un rempart contre la dépression, et une garantie contre le sentiment de « n’être rien » qui les a envahis depuis fort longtemps.

Le fait de partir constitue un moyen de fuir le monde adulte qui leur est donné en spectacle et dans lequel ils sont tenus d’être des acteurs mais où il ne leur est laissé que le choix d’être des spectateurs impuissants et aphones devant leur propre mort programmée. On comprend dès lors pourquoi au moment de leur embarquement, ces migrants clandestins se dépouillent de leur identité et de tout ce qui est susceptible de permettre de les identifier : « Il ne faut garder aucun papier avec soi, pas de pièces d’identité, de téléphone portable, de numéro de téléphone avec soi ni d’argent local ni aucune trace susceptible de renseigner autrui sur notre pays d’origine ou sur notre nationalité. »

Badara, un patient en psychologie

Selon l’un d’entre eux, Badara M. refoulé des Îles Canaries « partir c’est la seule chose à faire qui nous reste (…) car ici, au Sénégal, quoi que l’on puisse avoir comme activité, quoi que l’on puisse gagner comme argent, on ne pourra rien réaliser (…). Pour avoir sa Teranga, il faut partir, s’éloigner, échapper aux pesanteurs sociales (…) car les valeurs sociales empêchent l’individu de réussir (…), elles sont une véritable camisole de force, un véritable obstacle à la réussite (…). Il faut s’éloigner de la famille pour échapper aux pressions et respirer tout en aidant nos « wadiur ».

Partir est aussi, pour ces jeunes, le préalable intangible, le moyen le plus sûr de pouvoir, plus tard, demain peut-être, plonger de plain-pied dans le versant valorisant et gratifiant de l’univers adulte. A condition toutefois d’échapper à la mort quasi assurée à laquelle les destinent souvent les moyens aléatoires, dérisoires et saugrenus qu’ils empruntent pour effectuer leur voyage.

Toujours selon Badara M. « Au moment où l’on a décidé de partir par la mer, l’on est dans une situation telle que l’on ne voit plus le danger ni les risques encourus, quels qu’ils soient. Ça devient une affaire d’hommes (… ) des hommes mus par le même projet qui est de débarquer en Europe. Et lorsque l’on a embarqué dans une de ces pirogues, le plus dur, c’est le premier jour, le reste, c’est une affaire de solidarité et de fraternité (…) ! Et puis la mort, maintenant ou plus tard, il n’y a qu’une mort » !

Cet « ailleurs », fruit de fantasmes et de projection, a fini, par la force des choses, par formater l’imaginaire de la plupart des jeunes. Celui qui part — et à plus forte raison celui qui est déjà là-bas — est porteur de rêve, d’espérance, donc d’un avenir meilleur, quelles qu’aient pu être les conditions de son départ, de son aventure. Cet « ailleurs », gage de ce qui désormais va fonder soi.

Les migrations et les conditions du voyage ont ainsi des relents qui rappellent les voyages initiatiques de naguère, très longs et périlleux, dont on ne revenait vivant que par miracle. Il faudra désormais les considérer comme un rite de passage. C’est ainsi que dans certaines contrées du Sénégal, le jeune homme qui n’a pas sacrifié à ce rite de l’émigration, a peu de chance de trouver une femme avec qui se marier quand bien même il aurait une activité professionnelle et les moyens de fonder un foyer.

Ces migrations internationales ont permis, dans certains milieux, l’émergence d’une nouvelle catégorie d’individus qui ont progressivement constitué une « caste haut de gamme » de la société sénégalaise. Une caste de nantis aux yeux des populations. Etre de « l’ailleurs » est une denrée très prisée au sein des populations ; car cet ailleurs est un lieu de projection de toutes les attentes et de déploiement de tous les imaginaires, surtout lorsque la réalité quotidienne n’offre rien qui puisse faire espérer des lendemains meilleurs. « La contradiction que recouvre l’apparence d’équilibre est, bien entendu, que le recours systématique à l’émigration draine les forces productives des pays et sape ainsi à terme la production vivrière ».

La fortune ou le travail, peu importe !

Naguère, on partait chercher fortune ou tout simplement du travail. Mais aujourd’hui, pour la plupart de ces jeunes, peu importe ce qu’ils vont trouver en Europe, l’essentiel étant de partir de chez eux. Et ce puissant besoin de fuir la réalité quotidienne a fini par élever, repousser leur seuil de tolérance du danger et d’évaluation des risques fussent-ils mortels. Peu importent les conséquences de leur départ et le déséquilibre que cela pourrait entraîner.

Au-delà de l’ignorance, de la naïveté, du manque de bon sens, du fonctionnement impulsif et de ce vernis d’immaturité que l’on dénote dans cet engouement voire cette ferveur pour l’ailleurs, précisément l’Europe, il y a chez ces candidats à l’émigration, quelque chose qui relève de ce monde merveilleux de l’enfance. Monde où la puissance de l’imaginaire suffit à forger et à magnifier l’ailleurs, en le parant de toutes les lumières, richesses et potentialités diverses, tout en y laissant entrevoir à ces individus un nouveau statut doté de tous les attributs de réussite et de grandeur (…)

La plupart de ces candidats à l’émigration semblent se demander ce que valent une appartenance et une fidélité à un terroir et des repères socioculturels, qui ne les aident plus à s’épanouir ni à survivre ? Que valent une intégration et une insertion socio-familiale sur lesquelles les individus ne peuvent plus s’appuyer pour se réaliser, autrement dit, que valent des « racines » dont les pousses ne sortent pas du sol ? Une insertion sociale qui ne permet plus à l’individu de se réaliser ni de s’épanouir (…).

Pour la plupart de ces candidats, l’Europe, en quelque sorte, leur doit réparation. Car à leurs yeux, c’est en grande partie à cause d’elle, par son rôle joué en Afrique dans le passé que les jeunes d’aujourd’hui ne parviennent plus à survivre chez eux. C’est pour cela qu’ils vont chercher — juste retour des choses — dans cette Europe les moyens de pouvoir de nouveau, demain, vivre et faire vivre décemment les leurs restés en Afrique. Et leur consécration, à leur corps défendant, vient du fait qu’ils sont aujourd’hui au cœur de l’actualité voire du débat politique dans bien des pays européens. Mais ils sont également au centre des préoccupations communes des pays européens et de bien des pays africains (…)

Auparavant, les candidats à la migration partaient seuls, car l’épreuve du voyage et de l’entrée en Europe, bien que fastidieuse, était encore tolérable, surmontables. Ils pouvaient y faire face, seuls. Aujourd’hui, alors que l’Europe se barricade tout en durcissant les conditions d’obtention des moyens légaux d’y entrer, les candidats à l’émigration la perçoivent comme une forteresse a priori imprenable par les voies habituelles et qu’il faut prendre d’assaut à plusieurs dans une communauté de destin. Cela les aide, pensent-ils, à mieux supporter les aléas du voyage.

Un sentiment d’échec chez les refoulés, expulsés ou rapatriés

A leurs yeux, plus ils seront nombreux dans cet assaut, plus ils auront de chance d’y arriver. Ils sont ainsi unis et solidaires dans la conspiration et dans la culture du secret qui enveloppe le voyage clandestin. Une épreuve collective aux allures de rituels et aux finalités quasi initiatiques. En effet, la conduite des migrants clandestins, avec des relents de conspiration, rappelle étrangement celle des jeunes hommes, candidats au rite initiatique qui, dans la discrétion et dans le secret absolu, préparent dans leur retraite, l’épreuve rituelle qui constitue un tournant capital de leur vie.

Dans le cas des refoulés des côtes espagnoles, comme chez tous ceux qui sont rapatriés, expulsés, il y a un puissant sentiment d’échec car à leurs yeux, la procédure rituelle –qu’est le voyage- n’a pas connu le parachèvement normal requis pour être complète et atteindre sa fonction symbolique. Ces candidats en début ou en cours d’initiation par le voyage, ayant été interceptés et renvoyés comme des malpropres, ont le sentiment amer d’avoir été jugés inaptes au voyage/rituel vers le statut d’initié, celui de la maturité, de la responsabilité.

C’est pour cela que leur retour forcé sur le sol africain — retour et départ initial sur les conditions desquels ils ne peuvent généralement pas s’exprimer ni mettre des mots —, est vécu comme une extrême humiliation car signe patent d’inaptitude à la candidature au voyage initiatique et émancipateur, en plus du lynchage publique et médiatique qu’ils subissent, sans parler des démêlés avec la police et des probables poursuites judiciaires qui en résultent.

A la violence du départ et des circonstances cauchemardesques du voyage s’ajoute la violence du retour, le sentiment d’échec qui lui est lié, et l’impossibilité de narrer les péripéties de l’aventure quasi suicidaire que viennent de vivre ces indésirables en terre européenne. A cela viennent se greffer les problèmes psychologiques et matériels engendrés par les difficiles retrouvailles avec leurs familles respectives, les pesanteurs du milieu, et la vie quotidienne ordinaire et insupportable pour ces desperados africains du XXIe siècle, en quête d’une alternative plus réjouissante et salvatrice.

Des voyous de la mer ?

Si la presse et les autorités publiques ont tendance à les présenter comme des voyous et des hors-la-loi, des individus inconscients, fraudeurs et suicidaires, ces candidats au voyage eux cherchent tellement à se soustraire à la forte pression sociale qu’ils subissent en permanence dans leur quotidien, que leur besoin de partir l’emporte sur toute autre considération ou mesure de prudence. Leur credo, c’est partir, s’éloigner, fuir le pays pendant quelque temps, souffler, respirer ! Ce qui fait qu’à leurs yeux, il ne peut y avoir d’obstacle infranchissable ou tout au moins incontournable. D’où leur slogan « Barça » ou « Barsax » Autrement dit, « Barcelone » ou « l’au-delà » ! Débarquer en Europe ou périr !

N.B : Un document exclusivement réservé au « Témoin » dont les titres et intertitres sont de la rédaction

(A suivre)

Par Pr Mamadou Mbodji, Psychologue clinicien







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