C’est à croire que l’homme politique sénégalais n’apprend pas de ses erreurs ou de celles des autres. En novembre 2011, j’ai reçu une personnalité qui a eu à exercer de hautes fonctions au sein de l’appareil d’Etat et qui songeait à se présenter à la présidentielle de 2012. Mon hôte souhaitait bénéficier de mon soutien et m’annonçait vouloir me confier la gestion de ses fonds de campagne. Je le remerciais de cette marque d’estime et de confiance, tout en lui soulignant que de mon point de vue, il était en train de se fourvoyer sur son poids électoral et sa capacité à gagner l’élection ou même à y peser de façon significative. Je lui conseillais ainsi de soutenir un candidat de sa génération, en l’occurrence Idrissa Seck ou Macky Sall. J’expliquais que derrière un de ces deux candidats, il ferait figure en quelque sorte de numéro deux de celui qui pourrait gagner ou être, à tout le moins, faiseur de roi.
En effet, mon analyse voulait que sa représentativité électorale pourrait demeurer un mythe et nul ne saura réellement son poids électoral mais que si d’aventure il se mettait à se peser devant les électeurs, le mythe tomberait fatalement. Mon interlocuteur, comme vexé par ma réflexion, éclata de rire et considérait que c’est l’un ou l’autre (surtout Macky Sall) qui devait se ranger derrière lui. Et contre toute rationalité, il se lève pour me dire avec assurance que c’est lui le prochain président de la République et qu’il a fini de faire faire le «listikhar» (forme de prédiction ésotérique fondée sur des préceptes coraniques). Je restais dubitatif en lui affirmant : «Dans ce cas, je ne vous empêcherais pas alors de devenir président de la République du Sénégal.» Nous nous quittions en nous promettant de nous revoir. Plus jamais il n’est revenu vers moi, mais la personne a suivi sa logique en posant sa candidature. Je ne pouvais m’empêcher de faire une chronique le 9 janvier 2012 intitulée : «L’erreur de se compter», sans pour autant évoquer cette anecdote. Je mettais en garde ce genre de candidats, qui se multipliaient, contre le ridicule auquel ils s’exposaient ainsi. Le fameux candidat a récolté un suffrage franchement humiliant.
Aux élections législatives du 30 juillet 2017, chaque Sénégalais semblait se voir «députable». Le foisonnement des listes de candidatures était tel que quelque 47 listes s’étaient lancées dans la course. Là aussi, le 19 juin 2017, nous publions une chronique d’alerte pour dire : «On finira par ne plus les prendre au sérieux.» Les élections législatives 2017 se révéleront être les plus chaotiques de l’histoire électorale du Sénégal, avec une désorganisation dans la campagne électorale et un véritable chaos le jour du scrutin. Au final, seules huit listes avaient pu engranger au moins un siège de député.
C’est en tenant compte de ces enseignements que le gouvernement a voulu instaurer, après une concertation avec la classe politique, le système du parrainage citoyen comme un filtre pour éviter les candidatures farfelues. L’opposition politique, qui avait pourtant souscrit à l’idée du parrainage, se rebiffa sur les modalités jugées trop contraignantes et les positions se montraient si figées que les parlementaires de l’opposition boycottèrent la séance d’examen de la réforme du Code électoral instituant le système du parrainage. Ce système sera expérimenté à la Présidentielle de 2019 et aux législatives de 2022. Il a pu permettre de limiter le nombre de candidatures et reste maintenu, même si une réforme survenue en 2023 en allège un peu les modalités.
Il n’empêche qu’on assiste de nouveau à une foire aux candidatures, aussi bien dans le camp de la majorité que dans celui de l’opposition. Nous disions : «Ce pays est-il devenu une péripatéticienne debout au coin de la rue pour que tout le monde puisse s’autoriser à lui demander des faveurs ? N’importe quel énergumène, farfelu ou va-nu-pieds, peut se fabriquer de vagues états de services ou des titres académiques et se porter candidat à la Présidentielle. C’est comme si chaque citoyen de ce pays voudrait devenir Président. C’est à croire que tout le monde y pense : du lutteur du dimanche au chef d’entreprise, du commerçant du coin au professeur d’université, de l’artiste au journaliste. En vérité, sous nos costumes stricts ou nos grands boubous amidonnés, il y a toujours un grain de folie à libérer en clamant : «Je veux être président.» Ils sont tous devenus fous.» Ces lignes sonnent si actuelles, comme si on les a écrites aujourd’hui même.
Ne risquerait-on pas de faire élire un indigne à la fonction présidentielle ?
Le camp de Benno bokk yaakaar se déchire en mille morceaux. L’annonce du renoncement de Macky Sall semble avoir libéré toutes les ambitions, les plus folles. D’aucuns sont bien conscients de ne pouvoir rassembler les parrainages nécessaires ou ne mettront pas des ressources pour battre campagne. N’empêche, ils se rêvent dans le rôle d’un présidentiable et occupent la scène publique. On est presque certain que le Président Sall ne leur vouerait pas assez de respect ou de considération pour songer faire avec certains d’entre eux une cérémonie de passation de pouvoirs au matin du 2 avril 2024. Seulement, au nom d’on ne sait quelle absurde logique, il les accepte autour d’une table ou dans des séances de casting pour désigner le candidat qui portera le flambeau de Benno bokk yaakaar. S’il voulait brouiller les cartes et rendre vulnérable le candidat qu’il aura choisi, il ne s’y prendrait pas mieux ! L’émiettement du réservoir d’électeurs de Benno bokk yaakaar risquera d’amoindrir leurs chances respectives à se qualifier pour un éventuel second tour à la présidentielle de 2024. La raison les visitera-t-elle pour leur éviter de se saborder ? Rien n’est moins sûr ! Au demeurant, certaines candidatures semblent s’expliquer par la recherche d’une certaine impunité. Des prédateurs de ressources publiques, poursuivis par la clameur publique, ont le toupet de demander à être président de la République, mais peuvent monnayer leur retrait au profit d’un candidat qui leur garantirait l’impunité.
On assiste à la situation identique de foisonnement des candidatures au niveau de l’opposition. Chacun des leaders se voit comme le prochain président de la République. Ils cherchent tous à se disputer le même électorat, le bassin des mécontents ou frustrés du régime de Macky Sall. La compétition est encore d’autant plus ouverte dans les rangs de l’opposition que les situations judiciaires de la figure de proue de l’opposition, Ousmane Sonko, et de ses principaux lieutenants, semblent montrer que le parti Pastef sera hors de la course électorale de 2024. Ainsi s’évertuent-ils à donner des gages de fidélité et de loyauté pour espérer, le cas échéant, recueillir l’électorat du parti Pastef. La manœuvre semble d’ailleurs être cousue de fil blanc aux yeux de nombreux militants du parti du maire de Ziguinchor.
Qu’ils soient tous candidats d’un bord comme de l’autre, les votes seront éclatés et au soir du décompte des votes, les candidats sont partis pour se tenir dans un mouchoir de poche et les différences seront estimées à quelques centaines ou dizaines de voix. La conséquence sera que la qualification à un second tour pourrait se révéler si étriquée et suscitera à coup sûr de vives contestations de cette élection. Un Tartempion, parce qu’il aura de l’argent pour acheter des votes ou parce qu’il aura la grande gueule ou qu’il aura la possibilité d’être soutenu par des milieux les plus lugubres et les plus dangereux pour la paix et la sécurité dans ce pays, se retrouverait dans une posture de pouvoir devenir président de la République ! Et si le schéma catastrophe se réalise pour qu’il le devienne, qu’adviendrait-il de ce pays ?
L’interrogation ne devrait pas résulter d’un pessimisme exagéré ou d’une prophétie d’un oiseau de mauvais augure. En effet, n’a-t-on pas déjà assisté à l’élection de maires si indignes ou incompétents ou de députés les plus ignares qu’il puisse exister, aussi bien aux élections locales de 2022 qu’aux élections législatives de la même année ? Certains de ces élus sont totalement inconnus de leurs électeurs qui, le lendemain du scrutin, cherchaient à voir à quoi ressemblait la personne qu’ils venaient ainsi d’élire pour diriger leur communauté ou les représenter à l’auguste Assemblée nationale. Les populations n’ont pas tardé à récolter les mauvais ou amers fruits de leurs turpitudes. Apprendront-elles de ces désillusions ? Peut-être aussi que les populations élisent toujours les dirigeants qu’elles méritent.
Le 7 août 2023, dans ces colonnes, nous avons essayé d’attirer l’attention sur des risques d’ingouvernabilité du Sénégal en 2024, mais force est de dire que nous faisons tout pour installer le chaos. La pratique politique est viciée dans ce pays avec des chômeurs professionnels ou des gens qui n’arrivent pas à se réaliser et qui trouvent que la politique reste le moyen le plus rapide ou le plus commode pour accéder à l’honorabilité sociale ou aux prébendes.
Le stratagème est simple, il suffit de créer un parti politique ou un mouvement citoyen, aussi facilement qu’on se ferait une omelette, pour pouvoir s’asseoir à une conférence des leaders avec un sigle et participer à investir un candidat et bénéficier d’un retour d’ascenseur une fois que le candidat remporte l’élection présidentielle. On voit des personnes être nommées à des emplois publics sans le moindre mérite ou la moindre qualification professionnelle. Il leur suffit simplement de pouvoir se prévaloir d’être le représentant de telle organisation politique. N’a-t-on pas vu des responsables recevoir des enveloppes régulières et des vivres, parce qu’ils sont comptés parmi les dirigeants d’organisation ayant soutenu tel ou tel candidat victorieux ? Les présidents Abdou Diouf, Abdoulaye Wade et Macky Sall ne nous démentiront pas ! Que Dieu veille sur le Sénégal !