Les ménagères le disent maintenant. Dans plusieurs marchés, les étals sont maintenant envahis de cuisses de poulet, probablement d’origine étrangère, et vendus à des prix défiant toute concurrence. Avec 2000 francs Cfa, une ménagère peut se payer un kilo de cuisses de poulet, au moment où il faut entre 5000 et 6000 francs Cfa pour se payer un poulet entier. Comment cela est-il possible ? La réponse va de soi : les importations des abats de poulet ont repris, malgré une interdiction officielle, datant de 2005, et qui n’a pas été levée de manière officielle. Il n’est pas nécessaire de rappeler que c’est à la suite de l’éruption de l’épidémie de fièvre H5N1 ou grippe aviaire, qui a frappé le monde. Se trouvant miraculeusement épargné par cette épidémie, le Sénégal en avait profité pour fermer ses frontières à toute entrée de poulet et de ses sous-produits.
Cette décision courageuse a été un coup de fouet à un secteur qui, avant cette mesure, était à l’agonie. Non seulement les acteurs locaux en ont grandement bénéficié, mais certains en ont profité pour mettre en place des filières porteuses. C’est de cette période que date l’expansion d’une industrie comme la Sedima, pour parler de ceux qui ont le mieux réussi. Mais il n’y a pas eu qu’eux. Même les minoteries qui stagnaient, parvenant difficilement à écouler leurs produits, ont pu fortement améliorer leurs chiffres d’affaires, au point de pousser d’autres à se lancer dans l’activité de production d’aliments de volaille.
Le développement de l’aviculture a également bénéficié à l’agriculture, qui a trouvé des débouchées à des spéculations comme le maïs, le mil et d’autres céréales, que les autorités tenaient à promouvoir.
C’est ainsi que l’on a pu voir l’aviculture passer des pertes estimées à plus de 30 milliards de francs Cfa en 2005, auxquelles s’ajoutait une forte déperdition des emplois, à une situation où l’ensemble du secteur, toutes filières confondues, génère environ 450 milliards de francs Cfa, si l’on se base sur les chiffres révélés par l’ancien ministre de l’Elevage, M. Aly Saleh Diop, en janvier de cette année. Selon les données qu’il a présentées, le secteur produisait l’année dernière, 135 000 tonnes de viande de volaille, pour 1, 3 milliard de tonnes d’œufs, tous en très forte augmentation par rapport aux années précédentes.
Bien sûr, tout n’est pas rose dans le monde. La crise des importations, consécutive à l’épidémie du Covid-19 et à la guerre entre l’Ukraine et la Russie, et surtout aux sanctions et blocus qui ont frappé les exportations de ces deux pays très importants en ce qui concerne la production des céréales, a eu un terrible impact sur les aviculteurs. Les prix des aliments de volaille ont flambé, ce qui a découragé de nombreux petits producteurs.
Cela, d’autant plus que les producteurs locaux de céréales n’ont pas été encouragés et encadrés pour les inciter à produire plus, et surtout à améliorer la qualité de leurs productions, de manière à ce que les transformateurs locaux puissent les intégrer facilement dans la chaîne de production des aliments.
Alors, de manière insidieuse, les autorités regardent des contrebandiers violer les mesures d’interdiction imposées, et introduire petit à petit des produits à la provenance et à la qualité douteuses… Dans ce contexte de forte crise alimentaire et de flambée des prix des produits de consommation courante, la disponibilité de ces «cuisses» semble faire l’affaire des petits consommateurs, mais plus encore, celle de nos autorités. Mieux vaut en effet des aliments de moindre qualité mais à bon prix, plutôt que des produits hors de prix ou simplement inaccessibles. N’oublions pas que les élections pointent à l’horizon. Un calcul qui peut tenir à court terme.
A long terme par contre, nous savons ce que cela va engendrer pour nous. Nous avions connu ce passage avant 2005. Une invasion de produits alimentaires bas de gamme finira par tuer la production locale, et même ceux qui aujourd’hui se considèrent comme «très gros» n’en réchapperont pas. Nous parlons ici de produits venant du Brésil ou des Etats-Unis, où ils ont été subventionnés à coups de milliards, nourris avec des produits à base d’hormones.
Débarqués à Dakar, ils sont toujours dix fois plus concurrentiels que les nôtres, produits dans le respect de toutes les normes hygiéniques et avec peu de soutien de l’Etat.
Ces deux pays, comme l’Union européenne, ont toujours milité pour la levée de l’interdiction des importations de volaille et des produits dérivés. Ils ont payé très cher des campagnes de toutes sortes pour arriver à ces résultats. L’Etat du Sénégal, avec l’appui de ses acteurs, a pu résister jusqu’ici, parce qu’il connaît les conséquences de cette ouverture. Au moment où l’on ne finit pas de compter des pirogues de jeunes gens qui quittent notre pays pour se chercher un eldorado à travers les mers et océans, nous ne devrions pas décourager ceux qui ont cru en leur pays et décidé d’y investir et créer de la valeur ajoutée.