« Un pouvoir judiciaire d’une intégrité incontestée est l’institution socle essentielle pour garantir le respect de la démocratie et la primauté du droit »[1]
La loi n° 2023-14 du 02 août 2023 modifiant la loi n° 65-61 du 21 juillet 1965 portant Code de procédure pénale a institué au Tribunal de Grande Instance hors classe et à la Cour d’appel de Dakar un Pool judiciaire financier (PJF) spécialisé dans la répression des crimes et délits économiques ou financiers, On espère que le PJF va jouer un rôle important « pour garantir la transparence et l’intégrité de la gestion des affaires publiques et le respect des principes de bonne gouvernance ». Mais pour assumer ce rôle, le PJF doit être indépendant, impartial et intègre.
« L’impartialité, c’est l’âme du juge », « c’est le courage du juge », « c’est la conscience du juge », « c’est le métier du juge », « c’est la rigueur intellectuelle du juge », « c’est l’honneur du juge » dixit Simone Rozès, alors premier président de la Cour de cassation en France [2].
Selon Jean-Etienne Pierrot, « l’intégrité est la principale vertu d’un magistrat » [3]. L’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime souligne que « dans le système judiciaire, l’intégrité est plus qu’une vertu, c’est une nécessité [4]». L’intégrité est, au même titre que l’impartialité, indissociable de la confiance placée par les citoyens dans leur justice.
« Être intègre, c’est n’être susceptible d’aucune influence, d’aucune pression, avoir la capacité, voir le courage de résister à toutes les pressions, l’intégrité est donc un marqueur de l’indépendance. L’intégrité suscite un dialogue avec sa conscience et donc la reconnaissance éventuelle de la menace et donc du risque qui peuvent prendre toutes les formes. L’intégrité va justifier certaines mesures dans certaines professions. Il en est ainsi …de la déclaration de patrimoine (pour les magistrats) …. » [5].
Au Sénégal, non seulement la loi n° 2014-17 du 2 avril 2014 relative à la déclaration de patrimoine, après près de dix ans d’application, n’a toujours pas fait l’objet d’une évaluation[6], mais elle omet divers agents exposés à des risques de corruption [7]. Dans cette catégorie figurent les juges du siège et les magistrats du parquet qui, à notre avis, devraient être soumis à l’obligation de transparence comme les magistrats de la Cour des comptes.
Rappelons que les responsables chargés des déclarations de patrimoine de seize pays d’Afrique de l’Ouest et Centrale ont tenu en 2014 à Dakar une conférence régionale pour examiner les politiques et les pratiques en vigueur en matière de déclarations de patrimoine dans leur région[8]. À l’issu de leurs travaux, ils ont émis diverses recommandations comme principes directeurs pour renforcer les dispositifs en matière de déclarations de patrimoine. Voici ce que dit la recommandation concernant les assujettis à la déclaration de patrimoine :
« Les personnes assujetties aux systèmes de déclarations de patrimoine devraient comprendre toutes les hautes autorités civiles et militaires, les agents publics ayant une responsabilité financière, les agents publics ayant un pouvoir de décision et les agents publics exposés à des risques de corruption, y compris les juges, les procureurs, les parlementaires, les élus et les autorités locales, les chefs d’entreprises publiques et parapubliques, les membres d’autorités de lutte contre la corruption, les cadres des forces de sécurité, les ordonnateurs, les comptables publics et tous les responsables des organisations bénéficiant des subventions significatives de l’Etat ».
Cette recommandation lance un message clair contre tout enrichissement illicite des personnes qui, par leur pouvoir de décision ou de gestion des deniers publics, sont exposés à des risques de corruption ou de détournement.
L’obligation de transparence en matière de déclaration de patrimoine existe chez les magistrats de la Cour des comptes
L’article 28 de la loi organique n° 2016-26 du 05 août 2016 portant statut des magistrats de la Cour des comptes dispose : « Tout magistrat de la Cour des comptes a l’obligation, préalablement à sa prestation de serment, de déclarer, par écrit et sur l’honneur, les biens meubles et immeubles entrant dans son patrimoine ainsi que ceux de son conjoint et de ses enfants mineurs »[9].
Mais elle est absente chez les magistrats judiciaires
Comme l’a recommandé la Déclaration de Dakar en matière de déclarations de patrimoine, adoptée le 28 mai 2014, l’Exécutif et le Législatif devraient imposer aux juges et aux procureurs une déclaration de patrimoine familial avant et après l’exercice de leur fonction.
Le ministre de la Justice devrait avoir le courage de proposer la modification du statut des magistrats judiciaires en vue d’imposer à tous les magistrats exerçant une fonction juridictionnelle l’obligation de déposer une déclaration exhaustive, exacte et sincère de leur patrimoine familial à leur entrée et cessation de fonctions [10]. Seraient donc concernés aussi bien les magistrats du parquet que ceux du siège et, en particulier, les magistrats qui vont exercer au sein du PJF à savoir le Procureur de la République financier, le Procureur de la République financier adjoint et les substituts financiers et les juges d’instruction financiers.
La déclaration de situation patrimoniale en question devrait concerner le patrimoine familial. C’est-à-dire que le patrimoine à déclarer devrait inclure, en plus des biens de l’assujetti, les biens du (de la) conjoint(e) selon le régime matrimonial, des enfants mineurs et des enfants même majeurs, à charge du couple, pour éviter toute dissimulation du patrimoine au niveau de la famille (l’épouse/l’époux ou les enfants).
L’obligation de déposer une déclaration de patrimoine familial devrait être étendue aux hautes autorités militaires (Armées et Gendarmerie), aux cadres des forces de sécurité et à toutes les personnes qui gèrent des deniers publics selon des régimes comptables dérogeant de facto au droit commun de la comptabilité publique.
Déclarer son patrimoine est un devoir civique pour tout citoyen élu (le Président de la République est au premier chef concerné) ou nommé à une haute fonction publique.
À ce sujet, citons l’exemple de la loi de la République du Bénin n° 2011-20 du 12 octobre 2011 portant lutte contre la corruption et autres infractions connexes. L’article 3 de ladite loi dispose : « Les hautes personnalités de l’Etat et les hauts fonctionnaires tels que définis par la loi n° 2010-05 fixant la liste des hauts fonctionnaires de l’Etat dont la nomination est faite par le Président de la République en conseil des ministres, (…), les membres des états-majors des armées, les directeurs généraux, les directeurs et cadres… de la police, de la gendarmerie (…), les présidents de tribunaux, juges, procureurs et greffiers (…) ont l’obligation de déclarer, à la prise et à la fin de service, leur patrimoine (…) ».
[1] Préface de C. G. Weeramantry, alors Président du Groupe sur l’intégrité de la magistrature, du document « Commentaires des Principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire » de l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime, Vienne. Document consultable sur
[2] Discours prononcé lors de l’audience de début d’année judiciaire en janvier 1988. Nous mettons en gras.
[3] Jean-Etienne Pierrot, Dictionnaire de théologie morale, 1849, p. 107.
[4] Cf. « Commentaires des Principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire », p. 71
[5] Dominique de la Garanderie dans « Le droit, la personne et l’éthique professionnelle », Archives de philosophie du droit 2018/1 Tome 60), pages 333 à 346, https://doi.org/10.3917/apd.601.0348
[6] Selon le Règlement intérieur de l’Assemblée nationale, la Commission des Délégations est chargée de l’évaluation et du contrôle de l’exécution des lois ; une compétence non exercée.
[7] Selon le Forum civil , « l’analyse de la liste des autorités assujetties, en vertu du critère institutionnel, à la déclaration de patrimoine permet de déceler des insuffisances ».Pour aller plus loin, voir l’étude sur la mise en œuvre de la loi sur la déclaration de patrimoine au Sénégal publiée le 16 décembre 2021 par le Forum civil, consultable sur https://senegalpolitique.org/etude-sur-la-mise-en-oeuvre-de-la-loi-sur-la-declaration-de-patrimoine-au-senegal-forum-civil-decembre-2021/
[8] La Conférence s’était tenue du 26 au 28 mai 2014, sous le haut patronage de Monsieur Macky SALL, Président de la République du Sénégal. Elle était organisée par l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (ONUDC), en partenariat avec l’Office National pour la Lutte contre la Fraude et la Corruption du Sénégal (OFNAC), la Banque Mondiale (BM), le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), le Centre d’Études et de Recherche-Action sur la Gouvernance (CERAG), Open Society Initiative for West Africa (OSIWA), le Programme Gouvernance et Paix de USAID au Sénégal (USAID/PGP) et l’Ambassade de France.
[9] Le même article précise : « Cette déclaration est déposée auprès du secrétaire général de la Cour des comptes. Elle doit rester strictement confidentielle, sauf en cas de nécessité de la loi.
Toute modification significative affectant ce patrimoine doit aussitôt faire l’objet d’une déclaration complémentaire dans les mêmes formes.
Le Premier Président de la Cour peut demander à l’Administration, qui est tenue d’y répondre, tout renseignement concernant le patrimoine de tout magistrat de la Cour des comptes.
La liste des biens meubles et immeubles devant figurer dans cette déclaration fait l’objet d’une ordonnance du Premier Président de la Cour, après avis de la conférence des présidents et du Procureur général. »
[10] La mise en place d’un tel dispositif nécessitera la révision de la loi organique n° 2017/10 du 17 janvier 2017 portant statut des magistrats de l’ordre judiciaire.