Le hall de l’Aéroport international Blaise Diagne de Diass est noir de monde, ce soir du samedi 4 novembre 2023. Des centaines de jeunes gens, tous âgés entre 20 et 35 ans, sont dans de longues files d’attente, pour les formalités d’enregistrement dans le vol AT 500 de la Royal Air Maroc en partance, dans quelques heures, pour Casablanca. Le spectacle laisserait croire à ces foules observées à l’occasion de départs de grands groupes de supporters de l’Equipe nationale de football, pour aller assister à une compétition internationale. Mais la différence est que le silence qui gagne ces lieux, pourtant bondés de monde, est surprenant, étonnant, inquiétant même. Pas un murmure, tout le monde attend tranquillement son tour, comme pris en quelque sorte par une anxiété, une angoisse ! C’est vraiment inhabituel de voir cet ordre, cette discipline chez des Sénégalais, de surcroît à l’aéroport de Dakar. Je chuchote la question à une dame au comptoir : «Qu’est-ce qui se passe ?» Elle me répond : «Ils vont au Nicaragua.» Je me retourne, interloqué, pour mesurer l’immensité de la foule. Mon interlocutrice ajoute : «C’est comme cela depuis longtemps et tous les soirs, sur tous les vols qui vont au Maroc ou en Espagne.» Je suis interpellé par un adjudant de police, au moment où je me dirige vers le poste pour les formalités de police pour le départ. Une discussion s’engage sur ce phénomène et il m’avoue à son tour : «On ne peut compter le nombre des départs. Le pays se vide de ses jeunes.» Au niveau du filtre des bagages en cabine, les agents sortent des talismans et des bouteilles remplies d’eau bénite, des affaires de nombreux voyageurs. La consigne de ne pas emporter dans ses bagages des liquides est martelée, à tuetête, mais rien à faire. Un jeune homme tient, comme à sa vie, à une petite bouteille. La dame, préposée à la fouille des bagages, finit par faire montre de mansuétude et lui laisse la bouteille. Elle se tourne vers moi pour me demander ma destination. Je lui réponds. «Je vais au Nicaragua.» Elle rétorque avec une certitude amusée : «Non, Monsieur Diagne, je regrette ! Ceux qui vont au Nicaragua n’ont pas de trolley, ils ont juste un sac à dos comme tout bagage !»
C’est en salle d’embarquement qu’une autre voyageuse vient m’apostropher, l’air décontracté : «Je crois vous reconnaître !», me lance-t-elle. «En êtesvous sûre Madame ?» Elle n’est du tout décontenancée et répond : «Si, si. Je vous vois à la télé.» Je remarque son sac à dos et lui demande : «Ne me dites pas que vous aussi allez au Nicaragua !» A. Sambe, c’est son nom, semble trouver ma question loufoque : «Bien sûr que je vais au Nicaragua. De toute façon, vous n’aurez plus personne pour voter en 2024», taquine-telle. Je suis sidéré par son attitude faite d’une certaine nonchalance mais aussi paradoxalement, elle apparaît déterminée. Je lui dis ma tristesse de la voir ainsi que tous ces jeunes gens, partir de la sorte vers une aventure des plus incertaines. Le débat s’engage. A. Sambe est persuadée qu’elle n’a plus rien à espérer dans ce Sénégal et qu’elle doit tenter sa chance dans un autre pays. Elle veut se convaincre que plus rien ne marche dans le pays, que le Sénégal est le pire des pays de toute la terre et il est impossible d’y réussir une vie. Je suis désappointé. J’insiste : «Pensez-vous que la situation sera meilleure là où vous comptez aller et mesurez-vous les dangers et risques qui vous attendent sur votre itinéraire ? Je crois que si vous arrivez à économiser quelque six millions de francs pour vous payer ce voyage jusqu’aux Etats-Unis et avec autant de difficultés, c’est la bonne preuve que vous pouvez bien vous en sortir ici, chez vous.» Elle reste imperturbable : «L’argent est le fruit de contributions de toute ma famille. Je vais travailler et revenir dans cinq ans. Et puis la situation ne sera pas pire qu’elle ne l’est ici, où on n’a même plus le droit de dire ses opinions», veut-elle croire. Je ne sais pas si c’est de la sidération ou de l’énervement, mais je lui réplique : «Franchement, vous cherchez à vous donner bonne conscience, mais ce que vous dites ne repose sur aucune objectivité. Si votre famille s’est cotisée pour rassembler cette somme, ce n’est pas pour vous permettre d’aller vivre dans un pays où vous auriez une plus grande liberté d’opinion ! Savez-vous que sur le chemin du Nicaragua jusqu’aux EtatsUnis, votre destination finale, vous trouverez des milliers de personnes provenant d’autres pays. Ce ne sont pas les Sénégalais seuls qui prennent ce chemin d’exode.» Elle a une seule et même réponse à tout : «Je sais, mais la situation est devenue impossible au Sénégal. Et puis celui qui est ma raison de vivre est emprisonné. Laissez-nous partir ailleurs», dit-elle dans un rire. Elle se dit une partisane de Ousmane Sonko, l’opposant politique emprisonné pour appels à l’insurrection et à la violence. Le discours qu’elle compte servir aux agents de la police des frontières à l’entrée sur le sol américain est déjà bien élaboré. «Quitter le pays ne permettra pas pour autant à Ousmane Sonko de sortir de prison !» En effet, mais elle reste ferme dans sa conviction de devoir partir. Elle part, se disant être une victime d’une persécution politique dans son pays. Je lui montre des images qui viennent de tomber sur mon téléphone, de plus de huit cents migrants dont leurs pirogues ont échoué, le jour même, sur les côtes mauritaniennes, précisément à Nouadhibou. Elle consent à dire : «Prendre les pirogues équivaut simplement à un suicide. C’est de la folie.» Elle ne réalise pas les risques qui jalonnent son propre itinéraire jusqu’à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique. Elle promet néanmoins de me donner de ses nouvelles.
I. Wagué claque tout son business pour partir lui aussi
Nous finissons d’embarquer. Un jeune est assis au siège jumeau du mien. Il se nomme I. Wagué. Il va lui aussi au Nicaragua. Il a trente-deux ans. Il s’est marié en 2021 et vient de baptiser son premier bébé. I. Wagué possède un commerce de quincaillerie qui semble bien marcher. «Je suis établi à Keur Massar. Si vous venez là-bas, la plupart des personnes qui bâtissent dans le quartier achètent du ciment et du fer au niveau de mon commerce. Ma quincaillerie est très connue. C’est Wagué Quincaillerie. Si vous venez làbas, vous demanderez.» Néanmoins, il décide de partir à l’aventure. «J’ai payé le voyage pour mon jeune frère, Mbaye, qui est déjà à Atlanta depuis un mois.» Il montre des vidéos de son jeune frère qui se présente à son avantage au pays de l’Oncle Sam. Wagué regarde les vidéos, tout satisfait et envieux. Il détaille les frais du voyage : «J’ai versé quatre millions cinq cent mille francs à un démarcheur à Dakar. Il est établi vers le Port de Dakar. Il fait ce business et s’occupe de toutes les démarches (il cite le nom de la personne). Il a tout arrangé jusqu’au Nicaragua, et une fois au Nicaragua, j’ai le contact d’une autre personne qui prendra le relais. J’aurai à payer mille dollars à partir de Madrid (Espagne) pour pouvoir embarquer pour le Salvador. Les autorités de ce pays ont instauré une nouvelle taxe payable par les passagers en transit, pour financer les travaux de modernisation de leur aéroport. Je suis avec deux autres de mes amis. Nous avons acheté des billets en Classe Affaires du fait qu’il n’y a plus une place de disponible en Classe économique. Après Madrid, nous prendrons un vol de la compagnie Avianca pour Bogota (Colombie), ensuite pour San Salvador (Salvador) et un autre pour Managua (Nicaragua). C’est la compagnie Avianca qui fait tout ce trajet à partir de Madrid. C’est au Nicaragua que des passeurs nous prendront en charge pour nous conduire par bus jusqu’à Mexico City, moyennant environ deux mille dollars. La taxe à l’aéroport de Managua est de cent-soixante dollars. D’autres passeurs prendront le relais pour la somme de deux mille dollars, pour nous acheminer de Mexico jusqu’à la frontière américaine, et nous pourrons aller dans un des camps. Il existe plusieurs camps. Nous allons au Camp Reynosa. C’est mieux d’aller dans les camps où les policiers américains vous traitent bien et vous permettent, après quelques jours d’attente, de pouvoir passer et entrer dans leur pays. Par contre, les migrants qui cherchent à franchir illégalement les frontières en escaladant les murs ou barrières sont maltraités et expulsés.» En définitive, le voyage coûte la bagatelle de six millions et demi de francs Cfa, sans compter les dépenses nécessaires pour la nourriture. Le voyage dure une quinzaine de jours de tribulations. I. Wagué est déterminé à aller jusqu’au bout. Quid de son florissant commerce qui lui a permis de rassembler les sommes nécessaires pour financer deux voyages, le sien et celui de son jeune frère ? «Je l’ai laissé entre les mains d’un de mes oncles.» Ironie du sort, cet oncle était émigré aux Etats-Unis où il a passé plus de trente ans : «Lui n’était pas parti par la voie que nous empruntons maintenant. Il avait un visa.» Qu’à cela ne tienne ! N’est-ce pas qu’après trente bonnes années, cet oncle est revenu pour ne s’occuper que du commerce que vous abandonnez ? I. Wagué n’en démord pas : «C’est vrai tout ça, qu’il n’a pas réussi là-bas, mais les gens n’ont pas les mêmes chances. Je vais tenter ma chance. Faut juste prier pour nous, tonton. Ça va aller.» Honnêtement, je suis désarmé. Nous arrivons à Casablanca. Un autre compatriote, O. Fall, qui va lui aussi en France pour son travail, ne décolère pas devant cette absurdité qui fait que des jeunes personnes se lancent ainsi en masse sur le chemin du Nicaragua. Des groupes aussi nombreux de jeunes provenant de différents pays africains et d’Asie sont également en transit à l’aéroport Mohammed V. Ils dorment à même le sol, dans les couloirs de l’aéroport, en attendant leurs vols de continuation. Visiblement, ils ont eux aussi pour destination le Nicaragua, leurs sacs à dos l’indiquent. Seulement, O. Fall a une compassion, une grosse tristesse même, qui finit par le révolter, de voir une autre jeune dame sénégalaise, portant péniblement un bébé de moins d’un an et qui fait partie du groupe des partants pour l’aventure du Nicaragua. Mais se résigne-t-il : «Que peut-on faire ? Ils sont obstinés et ne veulent rien entendre !» I. Wagué promet lui aussi de donner de ses nouvelles. Nos routes se séparent à Casablanca. Nous sommes tous tristes.