L’émigration, devenue « illégale » ces dernières décennies, est un phénomène sociétal ancré dans les habitudes depuis les années 65/70. À la place des pirogues et autres radeaux de fortune de nos jours, il y avait L’Ancerville, un paquebot français qui faisait la ligne Dakar/Marseille et dont on disait des “passagers clandestins” arrivés à bon port qu’ils avaient “brûlé” le bateau. Bien entendu, à l’époque le phénomène n’avait pas l’ampleur qu’il a aujourd’hui. On le mettait sur le compte de jeunes qui, largués par le système scolaire, voulaient rejoindre leurs amis partis dans un cadre légal, attirés par les récits que faisaient les « Kawman » tirés à quatre épingles de la vie dorée en France.
Ces « brûleurs » ou « burlekat » arrivaient très vite à trouver des emplois dans les usines (fabrication d’automobiles, de matériels agricoles), dans la restauration, les travaux champêtres, les services municipaux etc.
La crise économique en Europe datant du premier choc pétrolier (1973) a créé un recul de l’industrie et, par voie de conséquence, une baisse progressive de l’offre d’emplois au niveau du Vieux continent et des blocages aux frontières.
Les échecs des programmes économiques au Sénégal et la hausse du croît démographie aidant, les départs clandestins se sont multipliés, avec des candidats empruntant des moyens de transport de plus en plus risqués.
Aujourd’hui, ce phénomène a pris une ampleur telle que le Président Macky Sall s’est résolu à sortir du long silence qu’il avait décidé d’observer malgré des statistiques implacables égrenées quotidiennement par les pays de débarquement.
Selon les autorités espagnoles, depuis janvier 2023, plus de 23 000 migrants ont débarqué au niveau de l’archipel espagnol des canaries, soit une hausse de près de 80% par rapport à la même période de 2022 ; la majorité des arrivants étant originaires du Sénégal.
Le journal « Le Quotidien » informe que le chef de l’État a interpellé le chef d’état-major général des Armées et d’autres officiers supérieurs des chefs des forces de défense et de sécurité sur les départs incessants de pirogues vers l’Europe, malgré les moyens mis à disposition pour les enrayer
Dans son dernier discours à l’Assemblée générale de l’ONU, le Président Macky Sall a évoqué une « émigration irrégulière qui endeuille le continent, et plus particulièrement le Sénégal », et pointé du doigt les insuffisances d’un « système multilatéral, héritage d’un passé révolu, devenu obsolète ». Dans notre pays, on a du mal à appeler un chat par son nom.
A dire vrai, nous vivons une sorte de « boat peopolisation » au Sénégal, telle qu’on l’a connue dans les pays de l’ancienne Indochine et à Cuba dans les années 70/80.
Autant on imputait ce phénomène à l’arrivée de régimes communistes au Vietnam et au Cambodge, et à la « faillite » de Fidel Castro dans les années 80, autant au Sénégal on fait mine de ne pas le lier aux difficultés économiques et sociales engendrées par des politiques économiques inefficaces et stériles en matière d’emplois.
Dans les réseaux sociaux, les images de jeunes, de femmes et d’enfants bravant les océans, les récits poignants de rescapés sur les conditions des voyages, des traversées ponctuées de corps jetés à la mer, des déclarations résolues de jeunes criant à qui voulait les entendre qu’ils étaient prêts à prendre la suite de leurs devanciers… tout cela a fini par interpeler la nation tout entière et à faire de l’émigration une question prioritaire.
Dans un réseau social très usité par les jeunes, j’ai entendu un Sénégalais proposer la fabrication simultanée de 100 pirogues pour un départ collectif chronométré et simultané vers les côtes espagnoles !
Après avoir souri à ce que je prenais pour un trait d’humour, il m’est venu tout d’un coup l’idée que ce jeune parlait d’exode massif et concerté.
J’ai fini par comprendre que l’adversaire le plus farouche du pouvoir en place n’était plus Ousmane Sonko mais plutôt l’émigration clandestine
En réalité, Sonko est l’arbre qui cache la forêt de la déception de la jeunesse envers un régime qui n’a pas su régler ses problèmes existentiels.
Au-delà d’être un cinglant désaveu de la politique économique et social actuelle, ces départ massifs et quotidiens à flux croissants annoncent une rupture de confiance entre les jeunes et toute la classe politique dirigeante qui a échoué à leur assurer un avenir dans leur propre pays depuis 1960.
Cette nouvelle donne est lourde de conséquences par rapport à la manière traditionnelle de faire la politique dans notre pays. L’argent, les promesses, les beaux discours, le poids des grands électeurs et autres artifices ne sont plus suffisants pour assurer une victoire électorale.
Désormais, il faut avant tout incarner l’espoir pour gagner. Un espoir que Macky Sall avait incarné face à Abdoulaye Wade. Ousmane Sonko l’incarne aujourd’hui auprès de jeunes qui savent pertinemment que le changement de leur situation ne saurait être immédiat. Hélas, en mettant en œuvre des moyens d’exclusion de Sonko de la présidentielle de 2024, on « tue » cet espoir.
Une campagne électorale difficile en perspective pour le candidat de Benno !
Aussi, la campagne électorale pour la prochaine présidentielle sera particulièrement difficile pour des candidats qui ne pourront esquiver la question concrète de leurs programmes pour l’emploi des jeunes.
Celle du candidat de l’APR, comptable jusqu’à son terme du bilan de l’actuel régime, sera des plus malaisées. Comment, en effet, se présenter comme un homme neuf en la matière et déclarer « tout de go » qu’en cas de victoire, l’actuel Président, bien que non partant, serait toujours aux commandes ? Comment assumer son bilan en matière d’emplois et convaincre de la pertinence d’un autre programme, toutes choses étant égales par ailleurs ?
Une équation bien difficile à résoudre pour le candidat de BBY parce qu’exigeant un sens de la contorsion politique assez aiguisé. Pour encore plus compliquer la situation, il est notoire que, derrière ce désarroi des jeunes, se profile celui de mères assommées par la cherté de la vie et convaincues que la réussite de leur progéniture est au bout de la traversée parce que le fils de la voisine a non seulement mis la famille à l’abri du besoin mais encore restauré sa dignité dans le quartier via les signes de réussite socialement convenus.
On entend que ces mères de famille prennent l’initiative et participent au financement des frais de voyage de leurs enfants. Les jeunes candidats à l’émigration se voient ainsi investis d’une mission qui dépasse leur propre personne et qui leur donne le courage fou de braver les flots inhospitaliers de l’Atlantique, armés de la bénédiction des parents.
A côté de cette émigration clandestine meurtrière, il y a une émigration légale de fils et filles du pays, formés au pays, et dont les coûts y afférents ont été pris en charge par le budget de la nation. Il me vient en exemple les infirmières qui ont été recrutées par le système de santé canadien, par conséquent en soustraction d’un effectif largement insuffisant d’auxiliaires de santé au Sénégal, et sans doute sans contrepartie du pays d’accueil.
Dans toutes les familles de notre pays, on peut noter des membres qui travaillent dans les pays du Nord, de sorte que le premier réflexe des étudiants sénégalais à l’étranger est de rester sur place pour entreprendre une vie professionnelle.
S’il est vrai que l’émigration offre des opportunités économiques et professionnelles pour le migrant et crée un brassage culturel, favorisant la compréhension, l’échange et la tolérance entre les différentes communautés du monde, il demeure que celle que connait le Sénégal a des airs de « sauve qui peut » de populations en proie à des conditions de vie précaires, désespérées de trouver des solutions dans leur propre pays.
Aussi, l’insuffisance de création d’emplois par l’économie nationale aura constitué assurément le plus grave revers de la gouvernance du Président Macky Sall, au regard des promesses faites en la matière en 2012
A l’aube d’un nouveau quinquennat sous le magistère d’un nouveau Président, la question reste posée dans toute sa gravité, à savoir, quelle politique mener pour que les fils du pays y restent et participent au développement économique ?
Les solutions relèvent du courage et de la volonté politique. Il faut de l’agriculture, de la transformation endogène des produits agricoles, de l’industrialisation compétitive pour soutenir la concurrence sur les marches intérieur et extérieur, de la transformation industrielle de nos ressources minières via des accords de partenariat commerciaux, techniques et financiers équitables, la mise à contribution de nos ressources énergétiques propres (gaz, pétrole) à cette fin. Font aussi partie des solutions la valorisation continue du capital humain par une politique d’éducation et de formation professionnelle en rapport avec nos options de développement économique, la mise en œuvre de projets de développement régionaux et sous régionaux à partir de ressources du sol et du sous-sol et le développement du commerce intracommunautaire.
Dans cette perspective toutes les réformes économiques nécessaires doivent être initiées et encouragées y compris celles ayant trait à la monnaie CFA qui, dans sa forme actuelle, est un frein à la compétitivité externe des pays de la zone.
Ces questions non traitées durant le quinquennat 2024/2029 risquent de transformer l’émigration sauvage actuelle en exode.
Pour leur traitement, il y va de l’intérêt bien compris des Etats et des partenaires occidentaux qui doivent savoir que les risques sont partagés.