Sénégal : le compte à rebours
Au beau milieu d’une représentation théâtrale l’incendie un soir se déclara. Les acteurs pris de panique accoururent précipitamment sur la scène pour avertir le public que le théâtre avait pris feu. En cœur celui-ci à se mit rire de joie. Non ce n’est pas une blague reprirent les acteurs, le théâtre a bien pris feu, sauvez-vous dirent-ils en s’échappant de la scène. Les applaudissements fusèrent de nouveau. Cette histoire empruntée au philosophe danois Soeren Kierkegaard décrit bien malheureusement à peu près la situation actuelle du Sénégal. Depuis deux ans au moins le pays est plongé dans une crise qui a ouvert une grande brèche dans tout le corps social. Ni les alertes de toutes parts, ni les appels incessants au dialogue, ni même le sang versé ne semble impressionner outre mesure ceux dont la responsabilité est de préserver et de garantir la paix civile. Cette attitude répond-elle d’une volonté forcenée de rester à tout prix au pouvoir ou est-ce le signe que ceux qui ont laissé le malin génie s’échapper de la bouteille ne peuvent plus désormais le contrôler.
Tout ou presque est parti d’un pari on ne peut plus paradoxal dans une démocratie de réduire l’opposition à sa plus simple expression. Pourquoi et comment ce dessein a pu se former est une question fastidieuse à laquelle l’histoire politique du Sénégal trouvera peut-être un jour une réponse rationnelle. En attendant l’imbroglio politico-juridique née de cette volonté a fini de plonger le Sénégal dans une impasse politique dont il sera difficile de sortir. En effet à trois mois d’une élection plus que déterminante pour l’avenir du pays plusieurs graves questions restent encore sans réponse.
Quand et comment le thriller qui a fini de jeter le discrédit sur les deux piliers de notre architecture démocratique à savoir la justice et l’administration de se dénouera t- il ? Comment une élection apaisée pourrait-elle se tenir dans un climat de suspicion et de défiance instinctives entre les principaux acteurs ? Quelle serait la légitimité d’un gouvernement issu de telles élections et comment compterait-elle gouverner au-delà de février dans la stabilité et la confiance nécessaires pour relever les énormes défis qui attendent le pays ?
À toutes ces questions angoissantes vient s’ajouter le contexte tragique des départs massifs et suicidaires d’une jeunesse désemparée, désabusée et férocement désespérée qui cherche par tous les moyens à quitter la barque : au prix presque certain de leur vie. Tout sauf continuer de vivre dans son propre pays… même la mort vaut mieux à ses yeux que de rester. La tragédie de ces milliers de jeunes qui empruntent les chemins d’une mort certaine n’est pas une question de choix ou de convenance personnelle mais le symbole patent d’un formidable échec collectif. Ni la froide rationalité des chiffres qui tentent de prouver la réussite de la politique économique et sociale de l’état, ni l’indifférence ne pourront l’effacer. Ils sont bien là ces millions de jeunes qui pour paraphraser Mallarmé tètent le désespoir comme ils tétaient le rêve il y’a juste une douzaine d’années.
Fermer les yeux et se taire, fermer les yeux et sévir ne peut être une réponse à la détresse de plus des trois-quarts de la population sénégalaise ! Pour combien de temps encore pourra-t-on continuer de feindre l’indifférence, d’ignorer, voire de nier l’évidence du danger de désagrégation sociale qui menace le Sénégal. Ses signes avant-coureurs se manifestent dans des scènes de barbarie et de violence extrême allant jusqu’à la profanation des morts, des affrontements meurtriers sur fonds de discours sectaire, … Tant de dérives ont mené le pays à l’impasse politique et au risque d’implosion sociale. L’urgence de trouver une issue commande d’aller au-delà des calculs politiques à court terme pour enfin briser le cercle vicieux des espoirs brisés et l’éternel apprentissage du b.a.-ba de la démocratie. Il faudra bien prendre le mal à la racine dont le diagnostic est connu de tous : la démocratie sénégalaise ou l’idée qu’il en reste souffre de l’hypertrophie des pouvoirs de l’exécutif notamment du président de la République qu’il urge de limiter et contrôler. Une réelle séparation des pouvoirs et des réformes conséquentes pour cimenter et pérenniser l’indépendance de la justice qui est l’épine dorsale de toute démocratie s’imposent plus que jamais. C’est à cela en priorité que tous ceux qui aspirent à diriger ce pays devraient solennellement s’engager. Sinon les mêmes causes produisant les mêmes effets on risque encore une fois de retraverser le désert de l’indifférence. Indifférence devant l’injustice, indifférence devant la destruction systématique de tous les acquis démocratiques que des générations de sénégalais ont conquises dans une longue et âpre lutte. Indifférence devant l’extrême souffrance du peuple qui a fini même de désespérer d’un discours d’apaisement et de réconciliation.
Mais peut-être est-il encore temps, dans un sursaut de lucidité et de grandeur, que ceux qui ont la lourde de responsabilité de mener le destin de ce pays se ressaisissent enfin. Le peuple sénégalais au nom de qui tout jugement est rendu n’attend ni plus ni moins que le droit prévale, que les libertés individuelles et collectives, notamment le droit de manifester, garanties par notre constitution à tous les citoyens sans discrimination aucune soient rigoureusement respectés. L’horloge tourne déjà… et à grand coups…