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Les Cles Pour Comprendre Ce Qui Se Passe Au Senegal

A la stupéfaction générale, dans une adresse à la nation prononcée le 3 février 2024, le président du Sénégal, Macky Sall, a abrogé le décret convoquant le corps électoral pour le scrutin présidentiel qui devait se dérouler le 25 février, reportant de facto sine die la présidentielle. Pour entériner cette décision inédite dans l’histoire de la démocratie sénégalaise, l’Assemblée nationale a voté, au forceps, dans une hémicycle débarrassée manu militari des députés de l’opposition radicale, un projet de loi constitutionnelle fixant la nouvelle date de l’élection au 15 décembre 2024. Ce qui a ajouté à l’escalade et entraîné des manifestations de rue ayant occasionné la mort de trois manifestants, dont un étudiant. Qu’est-ce qui a conduit Macky Sall à ce saut dans l’inconnu, lui qui avait pourtant engrangé tant de sympathie après son discours historique du 3 juillet 2023 dans lequel il avait déclaré renoncer à briguer une troisième candidature à la magistrature suprême par égard pour la Constitution et pour la tradition démocratique sénégalaise ?

Dans son adresse à la nation, il a évoqué une crise institutionnelle qui augurait d’une crise post-électorale s’il n’arrêtait pas le processus. Les couacs se sont en effet multipliés. Quarante-un candidats à la candidature, dont les dossiers ont été rejetés par le Conseil constitutionnel, se sont regroupés dans un Collectif et ont sollicité le président de la République à l’effet de faire réparer « l’injustice » qu’ils estiment avoir subie. En cause, la méthode d’examen par la haute juridiction des parrainages exigés pour être éligible à la candidature. Dans le flot de contestations, Aly Ngouille Ndiaye, un ancien ministre de l’Intérieur, qui sait donc de quoi il parle pour avoir organisé plusieurs élections, a soulevé un sérieux grief : « Il y’a plus de 900 000 électeurs inscrits qui ne figurent pas sur le fichier à partir duquel le Conseil constitutionnel a travaillé pour apprécier la validité des parrainages. » C’est trivial, il n’y a pas d’élection crédible sans un fichier électoral fiable.

Sur les vingt-un candidats qui ont franchi le filtre du parrainage, Karim Wade, fils de l’ex-président Abdoulaye Wade, candidat du Parti démocratique sénégalais (PDS, au pouvoir de 2000 à 2012), a été recalé pour ne pas être exclusivement de nationalité sénégalaise. Alors que le PDS protestait en exhibant la déclaration de renonciation à la nationalité française de son candidat, une copie du passeport français de Rose Wardini, une candidate admise à concourir, a été publiée dans la presse, discréditant encore un peu plus le travail du Conseil constitutionnel.

Pour ne rien arranger, le groupe parlementaire Wallu, porte-étendard du PDS à l’Assemblée nationale, a suscité la création d’une commission d’enquête parlementaire pour faire la lumière sur des soupçons de corruption passive touchant deux membres du Conseil, de conflit d’intérêts, de collusion dangereuse… Macky Sall, à qui certains de ses adversaires prêtaient quelque regret suite à sa renonciation à briguer sa propre succession, ne pouvait trouver un contexte plus favorable pour documenter un arrêt du processus électoral. Ce qu’il a fait, en assortissant la mesure d’un appel à un large dialogue pour corriger ces graves dysfonctionnements afin de créer les conditions d’une élection qui ne souffrira pas de contestations. Pareille posture, en théorie républicaine, a été vite qualifiée de politicienne voire partisane par l’opposition qui y a vu une parade pour enrayer la défaite annoncée du candidat du pouvoir face à la vague d’adhésions en faveur de Bassirou Diomaye Faye, celui de Pastef, parti d’opposition radicale.

« Le facteur Pastef dans la complexité de l’équation politique»

Le métabolisme de la vie politique sénégalaise a été bouleversé par l’irruption brutale dans l’arène d’un haut fonctionnaire de l’administration des Impôts et domaines reconverti en hussard de la République. A coups de déballages tous azimuts, y compris sur des dossiers dont il a connu en tant que fonctionnaire, de livres à scandale et de fracassantes conférences de presse, Ousmane Sonko est passé de syndicaliste anonyme des Impôts à député élu au plus fort reste, puis à candidat classé 3e à la présidentielle, pour se retrouver porte-étendard de la coalition de l’opposition qui a ôté la majorité parlementaire au pouvoir de Macky Sall. Sous la bannière de Pastef (acronyme de Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité), Sonko a introduit dans un champ politique feutré et raffiné des méthodes aussi inédites que brutales (émeutes, casses, incendies volontaires, destructions de biens publics et privés, invectives contre les adversaires, insultes contre les autorités religieuses et coutumières, campagnes de diabolisation et d’intoxication sur internet…). Cette stratégie du bord du gouffre a atteint son paroxysme en mars 2021, lorsque le pays a manqué de peu de basculer après trois jours d’émeutes et de destructions perpétrés par des jeunes déchaînés par la convocation de Sonko sous une accusation de viol.

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Pastef, objet politique non identifié, a, telle une météorite, bousculé la hiérarchie des forces, secoué les positions sur l’échiquier politique, rallié jeunes désoeuvrés, laissés pour compte économiques et autres damnés de la terre par un discours populiste, démagogique mais efficace. Au bout de deux années où leurs incitations à la violence, leurs appels à l’insurrection et leurs nombreuses défiances envers les institutions ont installé le pays dans le désordre sécuritaire, économique et social, Ousmane Sonko et son second, Bassirou Diomaye Faye, ont fini par être arrêtés et emprisonnés. Condamné définitif pour corruption de la jeunesse, après la requalification du viol qui lui était reproché, donc inéligible, Sonko a dû se résoudre à soutenir la candidature de Faye à la présidentielle qui devait se tenir. L’acceptation de cette candidature est d’ailleurs l’une des curiosités du travail tant décrié du Conseil constitutionnel. Pastef ayant été dissous en juillet 2023 pour actes de terrorisme, destructions de biens publics et privés, financement occulte par des fonds d’organisations salafistes…, aucun de ses membres ne pouvait, en effet, conserver le droit de concourir dans la moindre élection. C’est donc dans ce climat de suspicions, mais aussi de couacs répétés, sur fond d’une longue tension politique, que l’élection a été reportée. D’autant que la goutte d’eau de l’élimination de Karim Wade a fait déborder le vase.

« L’injustice du rejet de la candidature de Karim Wade »

A l’encontre de Karim Wade, l’injustice est systématique, systémique. Depuis la défaite de son père à la présidentielle de 2012, le fils d’Abdoulaye Wade va de tracasseries en brimades. Poursuivi pour enrichissement illicite par le régime de Macky Sall, il s’est vu infliger une lourde peine de 5 ans de détention par la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei). En dépit du rejet, par le Groupe de travail des Nations-Unies sur la détention arbitraire, de cette décision rendue par une juridiction d’exception au mépris de son droit à la défense et du double degré de juridiction, il a été incarcéré 3 longues années et demie. Le jour même de sa libération, ce 23 juin 2016, il a été manu militari mis dans un avion, contraint à un long exil au Qatar. A la veille de l’élection présidentielle de 2019, désigné candidat par le PDS, il a été empêché de revenir au pays pour prendre part au scrutin, menacé par le régime d’arrestation dès sa descente d’avion pour cause de contrainte par corps.

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Pour éviter d’être à nouveau écarté, Karim Wade a, dès le 26 octobre 2023, pris la précaution de faire une déclaration de renonciation à la nationalité française auprès de l’ambassade de France à Doha. Enorme déchirement identitaire chez cet homme né d’un Sénégalais et d’une Française ! En dépit de ce sacrifice, il a subi un nouveau rejet de sa candidature. Une telle injustice, rendue évidente par l’admission de Rose Wardini – elle, réellement française –, a poussé le groupe parlementaire Wallu du PDS à initier une commission d’enquête parlementaire visant deux membres du Conseil constitutionnel pour corruption passive et conflit d’intérêts. Puis à déposer un projet de loi portant report de la présidentielle, pour donner à la commission le temps d’exécuter sa mission. Le projet, voté, a fixé le scrutin à la date du 15 décembre 2024.

Une curiosité, toutefois, dans cette procédure : la création de la commission d’enquête et le report de l’élection ont été adoptés grâce au vote des députés de la majorité présidentielle alors que les magistrats sont soupçonnés d’avoir été corrompus par… le candidat de cette majorité, le Premier ministre, Amadou Ba.

« Le problème Amadou Ba au sein de la majorité présidentielle »

Dans mon livre « Macky Sall face à l’Histoire/ Passage sous scanner d’un pouvoir africain », paru en janvier 2023, figure, à la page 207, un chapitre 19 titré « Le problème Amadou Ba ». L’intitulé est prémonitoire au regard des événements actuels. Cet inspecteur des impôts, directeur des Impôts au moment de la chute d’Abdoulaye Wade, a été promu ministre des Finances, puis ministre des Affaires étrangères par Macky Sall, avant d’être brutalement éjecté du gouvernement, soupçonné de manœuvres peu catholiques pour être calife à la place du calife.

Après deux années de traversée du désert, au cours desquelles tous le fuyaient comme la peste pour ne pas être suspects de connivence avec lui, il a été nommé Premier ministre par défaut dans un contexte où il était loin d’être le premier choix du chef. Avant d’être, à la faveur d’un intense lobbying qu’il a su orchestrer, désigné comme candidat de la coalition au pouvoir suite à la renonciation de Macky Sall à briguer une troisième candidature en 2024. L’adoubement de l’homme le plus calomnié dans les cercles du pouvoir, le plus soupçonné de déloyauté, le plus combattu… a aiguisé les couteaux, creusé les tranchées, déclenché une levée de boucliers… Sont-ce ses qualités, réelles, qui dérangent ? Des cadres de la mouvance présidentielle comme l’ex-Premier ministre, Mahammad Boun Abdallah Dionne, l’ancien ministre de l’Intérieur, Aly Ngouille Ndiaye, et l’ex-directeur directeur des domaines, Mame Boye Diao, sont ouvertement entrés en dissidence et ont déclaré leur candidature. Des proches de Macky Sall comme le président du Conseil économique, social et environnemental (Cese), Abdoulaye Daouda Diallo, le ministre du Tourisme, Mame Mbaye Niang, son homologue de l’Industrie, Moustapha Diop… ont alterné attaques publiques et coups en coulisses contre le candidat. Le cercle le plus intime du président a fini par se laisser persuader qu’Amadou Ba n’a pas l’étoffe pour gagner et que, s’il arrivait par miracle à l’emporter, il ne resterait pas loyal à la famille présidentielle. Pareille perception a dû peser sur la balance.

Toutefois, avant et après l’annonce du report, Macky Sall a donné des gages à son Premier ministre, lui a renouvelé sa confiance, l’a maintenu à son poste à la primature et à sa position de candidat. Conscient, sans nul doute, qu’un divorce d’avec Amadou Ba et ses proches, dans ce contexte de guerre frontale contre l’opposition et la société civile, scellerait la perte du pouvoir. Qu’adviendra-t-il entre ces deux hommes, qui ne s’aiment pas et ne se font pas mutuellement confiance, si la conjoncture politique actuelle change ?

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Pour l’heure, Macky Sall continue de subir le problème Amadou Ba, maintient une unité de façade de son camp, appelle celui d’en face à un dialogue pour surmonter la crise…

« Le dialogue, moindre mal pour sortir de la crise »

Si le cycle actuel de manifestations et répressions perdure, le Sénégal risque de basculer dans une spirale meurtrière ou de connaître, pour la première fois de son histoire, une rupture de l’ordre démocratique. Dans une récente interview accordée à Associated Press, Macky Sall a prévenu que, si la classe politique n’arrive pas à s’entendre, « d’autres forces organisées » risquent de faire irruption dans le champ politique. Dans un communiqué conjoint en date du 12 février, Abdou Diouf et Abdoulaye Wade qui dirigèrent successivement le pays de 1981 à 2000 et de 2000 à 2012, ont appelé les jeunes au calme, la société civile à la responsabilité, l’opposition et le pouvoir à « un dialogue constructif et franc » pour aboutir, le 15 décembre 2024, à une élection présidentielle inclusive et incontestable.

D’ores et déjà, la coalition au pouvoir, les dissidents de la mouvance présidentielle (Mahammad Boun Abdallah Dionne, Aly Ngouille Ndiaye…), le PDS d’Abdoulaye et Karim Wade, le candidat et ex-Premier ministre Idrissa Seck, le candidat et ancien ministre de l’Intérieur, Aly Ngouille Ndiaye… ont déclaré leur volonté de prendre part au dialogue. Certains ne devraient pas tarder à les rejoindre autour de la table. Nombre d’autres candidats, pas prêts pour une élection le 25 février, cherchent à mettre les formes pour aller à la discussion sans perdre la face.

Alors que l’on craignait que la chaise de l’opposition radicale amenée par Pastef reste vide, Pierre Goudiaby Atépa, un célèbre architecte proche d’Ousmane Sonko, et Alioune Tine, une figure de la société civile autoproclamée médiateur dans les crises successives, ont révélé que Macky Sall et Sonko ont entamé des négociations secrètes dans le but d’aboutir à une décrispation du climat politique. Tine est allé plus loin, indiquant même que, en guise de signe d’apaisement, « Sonko va sortir de prison au cours des prochains jours » à la faveur d’une loi d’amnistie. Laquelle a été effectivement déposée sur la table de l’Assemblée nationale. Après cette sortie médiatique, la sonkosphère a multiplié les démentis, objectant que son leader, porte-étendard de l’anti-système, chantre de la rupture d’avec la politique classique, n’est pas homme à « négocier » comme les politiciens traditionnels. Comme pour couper court à ces dénégations, Karim Wade a jeté un pavé dans la mare, dans ce tweet du 13 février : « Je viens d’apprendre qu’Ousmane Sonko est en négociation avec le président Macky Sall en vue de sa prochaine libération et de celle des personnes emprisonnées avec lui. »

Si Sonko devra éclairer aux yeux de ses partisans les péripéties de sa prochaine libération, l’Etat du Sénégal doit, de son côté, élucider les circonstances dans lesquelles trois manifestants ont perdu la vie. Il a également l’obligation de sanctionner les éléments des forces de sécurité qui ont levé la main sur deux femmes. Leurs écarts ont été captés dans des vidéos devenues virales qui ont fortement choqué l’opinion. Plus jamais ça ! Même le chien ne supporte pas de voir un homme frapper une femme.







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