Diriger, c’est commander, conduire, exercer une autorité sur un groupe, orienter la conduite et l’action de ce groupe. Facile quand tous les membres de la famille se plient au bon vouloir du père, quand tous les agents respectent les consignes du chef de service. Très facile si on est Général de forces armées, Pape ou Khalife général ! Mais tellement difficile quand on est président d’une République où tout un chacun, au nom de la démocratie, a des prétentions fondées ou non d’être Président, où tout un chacun ordonne ce que doit faire ou ne doit pas faire le chef d’Etat !
Au Sénégal, Macky Sall aurait dû connaître la paix depuis le 3 juillet 2023, date à laquelle il a officiellement annoncé sa décision de ne plus se présenter à l’élection présidentielle du 25 février 2024. Pourtant, c’est à propos de ce rendez-vous attendu du Peuple avec son futur élu qu’il a des embrouilles avec son adversité intraitable. Le tout premier problème, c’est, quand même, lui qui l’a cherché. Etait-ce de son ressort de choisir, pour son parti et la coalition qui l’ont porté au sommet, un candidat à la Présidentielle ? Les critères de son choix étaient-ils consensuels ? Pourquoi continue-t-il de passer sous silence les vertes sorties verbales d’un ministre qui ne quitte pas l’attelage gouvernemental, mais tire allègrement à boulets rouges sur le Premier ministre qui se trouve être le cheval de bataille idéal harnaché pour une course victorieuse vers la continuité et le parachèvement du Plan Sénégal émergent ?
La désignation des sept «Sages» siégeant au Conseil constitutionnel a tôt suscité des controverses non prises en compte. Le maintien du ministre de l’Intérieur comme cheville ouvrière dans le déroulement général des élections demeure un caillou dans la gorge de l’opposition pusillanime qui ne réagit qu’après un fait accompli qui la défavorise. Si le parrainage tel qu’il est pratiqué ne la rassure pas, si le fichier à partir duquel l’électorat est estimé reste inaccessible, pourquoi n’a-t-elle pas vigoureusement protesté et envisagé de boycotter, dans l’unité, l’élection qui ne serait ni transparente ni inclusive ?
Evacuer les problèmes préélectoraux aurait été pour le président de la République de ne désigner au Conseil constitutionnel aucune personnalité dont la présence pourrait faire invoquer un quelconque conflit d’intérêts, de remplacer le ministre de l’Intérieur par quelqu’un dont la neutralité ne souffrirait d’aucun doute, et enfin d’instruire le ministre de la Justice d’agir de sorte que les présumés détenus politiques soient relaxés.
Ces problèmes, suivant l’appréciation de bon nombre d’observateurs, sont-ils considérés comme tels par le Président et ses partisans ? Ce sont les divergences de points de vue et de postures qui font de la situation politique un véritable imbroglio, pire un invariable et durable jeu de dupes. Un bon nombre de ceux qui réclament aujourd’hui, à cor et à cri, la tenue de l’élection présidentielle à date échue, prévoyait objectivement, et souhaite intérieurement, le report. A qui veut-on se la jouer ? Si c’est aux populations laborieuses que des soucis persistants de survie préoccupent, peine perdue ! Partout, dans le monde, la politique politicienne prospère désormais difficilement et ses professionnels gagneraient à se trouver un job plus constructif et autrement revalorisant.
On se rappelle qu’après la déclaration de non-candidature à un autre mandat par Macky Sall qui, par la même occasion, a promis d’organiser des élections démocratiques et transparentes, à date échue, des voix se sont fait entendre pour diffuser la rumeur d’un éventuel report du scrutin présidentiel au mois de février 2026. Pourquoi ces voix qui ne venaient pas du camp au pouvoir se sont brusquement tues ? Alertaient-elles l’opinion nationale ou mettaient-elles en garde contre une probable forfaiture ? Toujours est-il que le 3 février 2024, à 14 heures, le Président Macky Sall s’est trouvé contraint d’abroger le décret convoquant le corps électoral le dimanche 25 février 2024 pour l’élection de son successeur. Après son acte responsable dicté par son statut d’arbitre, que de protestations et de supputations ! Devait-il croiser les bras, se taire et laisser se poursuivre un processus que la majorité des candidats jugeaient gravement vicié ? Beaucoup de candidats ont déclaré douter du fichier électoral et ignorer le réel motif de leur échec au parrainage. Initialement retenu parmi les prétendants au fauteuil présidentiel dont la candidature serait validée, Karim M. Wade ne figure pas sur la liste définitive des candidats autorisés à briguer la magistrature suprême pour cause de double nationalité sénégalaise et française. Plus alarmant, c’est tardivement qu’on a découvert qu’une candidate qui a réussi le parrainage avait dissimulé sa double nationalité. A ces dysfonctionnements s’ajoutent d’autres faits qui méritent vérification : 900 000 potentiels électeurs ne figureraient pas sur le fichier électoral et un candidat aurait corrompu à coups de milliards des membres du Conseil constitutionnel.
Même si Macky Sall avait signalé aux candidats qui s’estimaient spoliés et réclamaient son intervention que les décisions du Conseil constitutionnel sont insusceptibles de recours, devait-il laisser le processus suivre son cours alors que l’institution devant valider et proclamer les résultats définitifs de l’élection n’était pas hypothétiquement éclaboussée, mais délibérément salie, ouvertement incriminée par les représentants d’un parti d’opposition ayant exercé le pouvoir ? C’est, en effet, le Parti sémocratique sénégalais (Pds) qui, à travers son groupe parlementaire soutenu par celui du camp Benno bokk yaakaar, a estimé que son candidat a été injustement sorti de la liste des candidats devant participer à l’élection du 25 février 2024. Et c’est l’Assemblée nationale qui, à la majorité de ses membres, a voté le report de l’élection présidentielle au 15 décembre 2024.
Entre laisser se poursuivre un processus qui ne peut mener qu’à des contestations pré et post-électorales, et permettre à la classe politique de se mettre autour d’une table de concertation franche et responsable, Macky Sall, qui se trouve ainsi entre le marteau et l’enclume, a courageusement choisi la posture qu’il peut assumer devant l’Histoire. Le dialogue auquel il convie toutes les parties concernées est apprécié par les observateurs clairvoyants comme une possible et salutaire porte de sortie de crise.
Parler de coup d’Etat constitutionnel, appeler le Peuple à la résistance, faire sortir les élèves et les étudiants des salles de classe et des campus, et préconiser la confrontation, c’est vouloir dramatiser la situation. Pour départager l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel qui échangent à hue et à dia, l’Exécutif a tranché, laissant à chaque institution sa liberté de manœuvre, conformément à ce qu’autorise la loi. Ainsi le Conseil constitutionnel, saisi par les opposants au report ayant déposé un recours, se prononcera-t-il sans entrave ?
En tout cas, reporter l’élection présidentielle paraît concevable, si c’est une élection démocratique, transparente et inclusive que le pouvoir et l’opposition souhaitent vraiment. Sera-t-elle démocratique si la classe politique se scinde en deux camps antagonistes : ceux qui adhèrent au report contre ceux qui le rejettent ? Quelle transparence en attendre si le doute sur la fiabilité du fichier électoral et sur l’impartialité ou la probité de certains membres du Conseil constitutionnel persiste ? L’élection sera-t-elle inclusive si une solution n’est pas trouvée pour que la candidature de Karim M. Wade soit validée et que Ousmane Sonko, le leader incontestable de l’opposition, participe, en chair et en os, à l’élection ?
Aller au dialogue dans l’unité et parler d’une même voix, voilà ce qui incombe à l’opposition. Dialoguer, ce n’est nullement se renier ou renier ses principes et sa vision des choses. C’est écouter l’autre et se faire entendre de lui. Cela demande non seulement du courage, mais aussi de l’honnêteté intellectuelle. Dire de vive voix au cours d’un dialogue libre et inclusif ce qu’on clame quand on est dans un groupe de protestataires ou sur un plateau de télévision, ne sera pas facile pour certains que leurs pairs soupçonnent déjà d’être des hyènes cachées sous une peau de chèvre ou bien des manipulateurs encagoulés.
Refuser le dialogue, c’est implicitement avouer la faiblesse de ses arguments et sa volonté de faire durer la confusion. C’est surtout permettre à une catégorie de profiteurs de tirer leur épingle du jeu, laissant pourrir les vraies questions à poser. Le régime qui fait du président de la République le maître absolu du jeu politique est-il à conserver ? Le Président élu doit-il continuer à être chef de parti ? Le ministre de l’Intérieur doit-il être définitivement écarté du processus de gestion des élections ? La République ne mérite-t-elle pas d’être refondée ?
Aller aux élections dans le contexte d’un Sénégal où les institutions constituant le socle sur lequel doit reposer l’Etat de Droit sont constamment bafouées est-il la priorité ? Depuis 1963, allèguent les anti-report, l’élection présidentielle s’est toujours tenue à date échue. Mais depuis cette date, la classe politique s’est-elle souciée de la meilleure manière de gérer le pays auquel la métropole colonisatrice a accordé une indépendance sous haute surveillance ? Partout, en Afrique noire francophone, les responsables politiques nationaux n’ont eu que deux préoccupations majeures : conquérir le pouvoir, à n’importe quel prix, et le conserver le plus longtemps possible, voire à vie !
Il n’est pas trop tard pour les Africains de refonder la République par eux-mêmes et pour les générations à venir. Léopold Sédar Senghor, en son temps, a procédé à une relecture de la pensée de Karl Marx et de Friedrich Engels pour l’adapter aux réalités négro-africaines. La démocratie libérale restera une mauvaise boussole pour les conducteurs des peuples noirs, à moins qu’ils ne fassent l’effort de l’adapter aux mentalités et aux croyances de leurs administrés.
Au nom de la démocratie, voici qu’au Sénégal grenouillent plus de 300 partis politiques reconnus. En perspective de l’élection présidentielle du 25 février 2024, probablement repoussée au 15 décembre de la même année ou bien au-delà, plus de 260 individus sont allés retirer des fiches de parrainage. La majorité d’entre eux n’a pas versé de caution à la Caisse des dépôts et consignations, et ne s’est pas présentée au contrôle du Conseil constitutionnel. De la même manière que le bougre qui s’est inventé des députés, les mauvais plaisantins devaient être sévèrement sanctionnés, en guise d’avertissement.
Une question mérite d’être sérieusement discutée au dialogue qu’il faut préférer à une Conférence nationale. Le Sénégal n’est pas dans une impasse, car sa classe politique, qui ne s’entend pas sur tout, n’est pas encore à couteaux tirés. Donc il faut un dialogue dans la sérénité et la bonne volonté pour trouver un consensus fort garantissant la paix sociale et politique à laquelle a appelé le thème prémonitoire du 144ème Appel de Seydina Limamou Laye organisé les 10 et 11 février 2024. La question à battre en brèche est relative à la double nationalité sénégalaise et française.
Refonder la République, c’est d’abord revoir la Constitution et faire en sorte qu’elle ne soit plus taillée sur mesure pour personne, qu’il ne soit plus possible de la tripatouiller, qu’elle soit mûrement méditée et rigoureusement conçue pour un Etat souverain, promis à une stabilité pérenne.
Un Etat souverain est comparable à un corps sain agissant au gré d’un esprit sain. Moom sa bopp té moomoo sa lammiñ caaxaan la ! Que vaut la liberté d’un Peuple qui perd la langue par laquelle ses différentes composantes sociales communiquent ? Le Sénégal conquerra sa seconde et réelle indépendance lorsque sa langue officielle qui deviendra, par la même occasion, sa langue de travail, d’enseignement général et d’apprentissage, sera une des langues que ses populations sauront parler, écrire et lire. A ce moment seulement, la double nationalité pourra valablement être retenue comme cause de non-éligibilité d’un candidat à la présidence de la République.
Quelle est la nationalité exclusive des trois présidents qui, avant Macky Sall, ont présidé aux destinées du Sénégal où, pendant plus d’un quart de siècle, Jean Collin (1924-1990) a assumé de hautes charges au sommet de l’Etat ? Quel est le statut des ressortissants des quatre communes ? Sous la colonisation, les natifs de Saint-Louis, de Dakar, de Rufisque et de Gorée étaient considérés comme des citoyens français. Parce qu’ils étaient Français, Blaise Diagne, Léopold Sédar Senghor et Me Lamine Guèye ont siégé comme députés au Palais Bourbon, à Paris. Né le 13 octobre 1872 à Gorée et décédé le 11 mai 1934 à Cambo-les Bains, Diagne fut le premier Africain élu à la Chambre des députés français, en 1914. Senghor, maire de Thiès du 1er décembre 1956 au 31 juillet 1960, fut ministre-conseiller dans le gouvernement français du 23 juillet 1959 au 19 mai 1961. Quant à Me Guèye, maire de Dakar de 1945 à 1959, il fut aussi membre du Comité consultatif constitutionnel qui a rédigé la Constitution de la Cinquième République française.
Après 64 ans d’indépendance, lorsque le président de la République s’adresse à la Nation sénégalaise, c’est en français qu’il s’exprime d’abord.
Je n’envisage point de renoncer à ma double culture acquise grâce aux deux langues qui sont les deux béquilles sur lesquelles je m’appuie pour aller à la rencontre de mes proches et lointains compatriotes africains et semblables du village planétaire qu’est devenu le monde.
Je me considère à la fois Sénégalais et Français bien que je n’aie jamais demandé ni souhaité obtenir la nationalité française. C’est pourtant à la langue de Victor Hugo qui m’ouvre les portes du monde que je dois une certaine notoriété. Le wolof, ma langue maternelle, qui se trouve être celle parlée par la grande majorité de mes compatriotes, m’enferme dans un espace trop étroit pour me permettre de faire valoir mes prétentions de citoyen du monde. Je revendique une double nationalité qui n’est pas de droit mais de fait. Ne suis-je pas Sénégalo-Français tout comme ma fille, mon gendre et mes petits-enfants, tous nés au Sénégal, mais installés à Nantes et naturalisés Français le sont ? Quant à Karim M. Wade, né le 1er septembre 1968 à Paris d’une mère française, il est Franco-Sénégalais. De la même façon que le mot composé exprime une réalité évidente, la double nationalité, qui est en fait une nationalité composée, exprime le statut de bon nombre de personnes ne pouvant éradiquer leur zébrure.
La France, par le biais de sa langue d’ouverture, de fraternité et de liberté, m’apporte plus qu’elle n’apporte à des Français de souche. Ceux-ci ne reçoivent de leur Patrie que ce qui leur garantit la satisfaction des besoins élémentaires, tandis qu’elle m’offre un outil précieux et une arme miraculeuse. En effet, une langue est une lampe au front du mineur qui fouille l’esprit et l’âme de l’humanité. Plus elle s’universalise, plus elle aide les humains à se souder par des liens de commerce multidimensionnel et de solidarité agissante qui consolident et élargissent l’apport inestimable de la diversité culturelle et linguistique.
Refonder la République, c’est restituer au pays sa langue qui deviendra l’instrument de l’approfondissement de son unité et l’arme de sa conquête pacifique du monde extérieur ; c’est réécrire sa loi fondamentale dans cette langue que le Président élu au suffrage universel utilisera pour s’adresser à la Nation et aux délégations étrangères ; c’est reconfigurer les institutions en s’inspirant des valeurs culturelles et spirituelles qui ont éclairé les guides de l’Afrique précoloniale, s’il est établi que cette Afrique-là n’était point une table rase et ne tâtonnait pas hors de l’Histoire.
Refonder la République, voilà la priorité des priorités, celle qui mérite un temps de réflexion pointue et de concertation élargie.
Le dialogue auquel appelle le président de la République et qu’encouragent, par une déclaration conjointe, les anciens chefs d’Etat du Sénégal, Abdou Diouf et Maître Abdoulaye Wade, est une occasion pour la classe politique de démentir l’opinion dubitative qui met dos à dos boulimiques du pouvoir et trublions de l’opposition, les prenant de moins en moins au sérieux, les assimilant aux saigneurs à blanc, impénitents et éhontés, de la République.
Patriotes, tous au dialogue !
Marouba FALL
Professeur de Lettres modernes à la retraite
Ecrivant, auteur du roman «La collégienne»
Président de l’Association des Parents d’Élèves du Lycée Seydina Limamou Laye
marouba_fall@yahoo.fr