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L’impÉratif DÉmocratique Et Les Enjeux De L’Élection PrÉsidentielle

La crise suscitée par la tentative de report du scrutin présidentiel a failli ouvrir une ère d’incertitudes, préjudiciable à notre modèle démocratique tant vanté. Mais au-delà de la guerre des « régimes de vérité » et des « régimes de discours » suscitée par la situation de l’heure, la crise révèle deux constats. D’une part, elle est l’indice probant d’un processus de transformation d’un modèle démocratique qui a atteint ses limites, car les turbulences qui ont accompagné le processus électoral révèlent une fin de cycle politique. D’autre part, la crise du moment peut produire de l’inédit dans un désordre fécond d’où naîtront des changements positifs pour notre démocratie si les acteurs s’accorderont, après les élections, à refonder le modèle. 

La totalisation démocratique : un lieu de questionnement de la crise politique actuelle

La totalisation démocratique traduit la violation des règles démocratiques par un abus démesuré des espaces de liberté et par la banalisation des institutions de la part des acteurs politiques. Elle indique une sorte de malaise dans le vécu démocratique généré par le divorce entre l’impératif démocratique fondé sur le principe éthico-politique et la manipulation des institutions pour des intérêts partisans. La lecture du contexte politique sénégalais des deux années passées renseigne sur la totalisation démocratique qui a fini par fragiliser les institutions et à développer l’image d’une démocratie balafrée. Au nom de la logique de conservation du pouvoir à tout prix, la gouvernance de Macky Sall a contribué à la dissolution des règles du jeu démocratique jusqu’à produire dans les rapports entre acteurs politiques l’indice d’une rupture de consensus. Ce qui était vendu aux Sénégalais comme un nouveau paradigme, par une gouvernance vertueuse, n’a pas évidemment produit les effets attendus pour éloigner définitivement le Sénégal du cycle de fragilité démocratique dans lequel Wade avait fini par installer notre pays. Avec la seconde alternance, la gouvernance politique n’a pas varié, la pratique démocratique au Sénégal flirte avec la cacophonie du fait de l’irresponsabilité de ses acteurs. Dans ce jeu de l’ombre d’un président fondamentalement partisan, s’est développée une mise en stratégie de la ruse politique, faite de calcul et de manipulation. Au lieu de situer le débat politique au niveau des réalisations factuelles et sur la vision de faire du Sénégal un pays émergent, les politologues et conseillers de tous bords du régime de Macky Sall ont été piégés par l’opposition qui a choisi la stratégie de la délation et la rhétorique de l’engagement politique.

Par ailleurs, les stratégies politiques initiées par l’opposition sénégalaise dans sa stratégie de prise du pouvoir ont été actées en dehors du principe de la modération et de l’intelligence stratégique dans la conquête démocratique du pouvoir. L’opposition radicale qui a porté la lutte politique contre le pouvoir, sous la houlette du théoricien de l’anti-système Ousmane Sonko, a opté pour l’instrumentalisation du désordre. C’est un rapport pouvoir et opposition qui se déploie dans une logique de conflictualité extrême qui a prévalu et dont les conséquences ont conduit à la transgression, par la violence organisée, de l’ordre démocratique dans ses fondements intrinsèques jusqu’à occasionner, selon certaines sources, plus de 50 morts. Le tort de l’opposition à l’endroit du peuple sénégalais a été de privilégier dans son option l’excès de la violence politique dans sa stratégie de lutte contre le régime de Macky Sall. Même dans les régimes de discours destinés à la communication politique, la violence et la radicalité dans le propos ont prévalu. La communication politique depuis bientôt trois années se révèle par l’émergence de régimes discursifs nourris de polémiques continues faites de paroles relâchées et violentes, en dehors des positions programmatiques. L’usage de la violence dans les sociétés démocratiques où les processus d’institutionnalisation des conflits sont très développés et fonctionnent dans son cadre normatif, témoigne d’une impatience ou/et de manque de lucidité politique et de capacité à faire usage de l’intelligence stratégique dans la conquête démocratique du pouvoir.

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L’image trompeuse d’une démocratie politique vantée dans le monde

En reportant de manière sine die l’élection à quelques heures de l’ouverture de la campagne électorale, prenant comme prétextes les soupçons de corruption portés sur certains membres du Conseil constitutionnel et le cas Wardini, le président Macky Sall a franchi le Rubicon en oubliant qu’en politique personne ne peut sauter au-delà de son ombre. La décision inattendue a été un coup de poignard pour le peuple sénégalais. C’est comme si les crises sociales et politiques qui ont frappé le Sénégal ces deux dernières années, du fait des hésitations et des errements du régime dans leur résolution, ne suffisaient pas pour établir une crise de confiance entre le citoyen sénégalais et les institutions. Pris dans un contexte fortement politisé, fait de tension permanente où les Sénégalais sont intellectuellement affamés de débats programmatiques autour de leurs préoccupations réelles, la tentative de report de l’élection a réveillé les velléités d’une opposition colérique. Tout pouvait arriver pour notre pays, devenu un enjeu géoéconomique et géostratégique pour les multinationales et les lobbies de tous bords, du fait des récentes découvertes pétrolières et gazières. Cette crainte est justifiée par un contexte géopolitique sous-régional qui a favorisé la présence dans notre pays divers acteurs parasites qui ont investi le champ politique pour en faire une variable déstabilisatrice. Ces acteurs profitent des contextes d’instabilité et de leurs points de ruptures, en amont d’intérêts particuliers à échelles variables : irrédentisme, contrôle des routes du trafic et de la criminalité, islamisme radical. Heureusement, le Conseil constitutionnel a rétabli l’impératif démocratique pour sauver notre pays de la déstabilisation.

Il est évident que des éléments d’histoire peuvent participer à clarifier la situation actuelle. En convoquant quelques constats relatifs à l’histoire politique du Sénégal, on peut comprendre la base explicative des dérives actuelles comme une résurgence des travers d’une démocratie malade de ses acteurs. En interrogeant la pratique de ces derniers et la quintessence de notre modèle démocratique tant vanté, on constate que les élites dirigeantes ont toujours eu la latitude de procéder à des manipulations de nos institutions à des fins de conservation du pouvoir. Le mal de notre système démocratique est l’existence d’un hyperprésidentialisme que certains juristes considèrent comme une pathologie fondatrice des fréquentes retouches constitutionnelles au gré d’intérêts partisans. De Senghor à Macky Sall, en passant par Diouf et Wade, chacun a eu à abuser de notre charte démocratique à des fins partisanes. La démocratie s’est réduite à la seule sphère politique par l’organisation d’élections souvent sources de conflits socio-politiques, de violence et de fragmentation sociale. En réalité, les échéances électorales ont été depuis 1963 des moments de tension :  les élections ont alors oscillé entre mode de régulation conservatrice de l’élite gouvernante et moyen de réduire l’opposition à un simple rôle figuratif et décoratif. Le constat est la prééminence d’une démocratie politique où le calendrier électoral est le seul emblème identitaire  d’un système amputé de ses véritables missions régaliennes. En effet, le processus démocratique depuis le paradigme des trois courants instauré par Senghor n’a pas engendré dans l’histoire politique postcoloniale de notre pays une mobilisation citoyenne sur des questions essentielles de citoyenneté et de développement. L’adoption de la démocratie, au plan des principes, ne s’est pas traduite dans la réalité de l’exercice du pouvoir encore moins dans les stratégies de développement. Le processus démocratique n’a pas engendré pour notre pays la culture du développement, le culte du travail, bref la conscience citoyenne dans sa plénitude, de manière à induire un engagement citoyen pour l’émergence véritable. Le modèle démocratique sénégalais n’a pas contribué à des stratégies d’auto-expression et d’auto-détermination des citoyens constitués en collectivités à la base pour entreprendre de véritables dynamiques de développement territorial. Nous vivons les avatars d’une démocratie piégée par les travers de son élite politique qui place sa survie au premier de ses agendas. Sous ce rapport, notre système démocratique n’a jamais été un levier de gouvernance en termes d’assomptions de forces d’alternance et de progrès. La figuration et la reconfiguration des forces politiques depuis les indépendances, et les formes d’alliances qui se sont nouées et se sont dénouées au gré des circonstances et des intérêts partisans, donnent l’image d’une démocratie qui ne sert qu’une élite politique de rentiers qui mangent sur le dos du peuple. Or, la mission de l’élite politique dans l’ordre démocratique est d’inscrire le sens de son engagement dans la résolution des préoccupations des populations.

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Au-delà des effets de la crise : l’impératif de refondation de la société sénégalaise

Dans le projet de conjurer la crise actuelle, il nous faut sortir des paradoxes structurels d’un modèle démocratique qui propose de fausses solutions à une crise profonde et systémique.  Toute tentative de réconciliation même le plus diplomatiquement menée ne peut avoir d’assise solide que fondée sur un principe éthique comme soubassement. Dans son ambition de faire régner l’ordre raisonnable pour éviter les dérives de l’irrationalité du désordre social, la démocratie ne peut se passer du principe éthico-politique qui transcende les intérêts partisans au nom de la souveraineté du peuple. Face au projet de report des élections, perçu comme un coup fatal dans le processus démocratique, se jouent plusieurs enjeux dont leur prise en compte par l’intelligence politique augure, au-delà de la restrictive sphère des agendas politiques, un horizon des possibles dont les contours s’inscrivent dans le vaste projet de refondation de la société sénégalaise pour l’émergence d’un espace politique libéré du piège des politiques. La crise induite par le report de l’élection charrie alors des enjeux dont il faudra tenir compte pour négocier, dans le futur des rencontres, ce qu’il convient d’appeler les bases du consensus refondateur de notre modèle démocratique.

Le premier enjeu est d’ordre citoyen. Il transcende les appartenances politiques partisanes et interpelle les citoyens sénégalais à imposer dans le choix de leurs dirigeants la rigueur de principe. Il faut en finir avec l’effet de sensation dans le choix de nos élites. La lucidité des citoyens dans le choix des dirigeants est l’expression de vitalité démocratique et de maturité citoyenne pour conjurer les dérives dans l’exercice du pouvoir. Sous ce rapport, le piège des convergences d’intérêts partisans dans la fabrique des alliances politiques par des acteurs, mus par leurs propres intérêts, est le premier défi à combattre au regard des dernières échéances électorales municipales et législatives qui ont fait émerger des élus dont les ambitions personnelles et l’immaturité politique laissent loin derrière les projets programmatiques. Les nouveaux opposants du régime de Macky Sall, hier adeptes du système et aujourd’hui au service de l’antisystème, symbolisent un cas de figure d’une élite politique sans doctrine, ni éthique encore de cadre programmatique dans leur engagement politique.

Le second enjeu nous situe dans la problématique du renouvellement de la vieille garde politique hantée par le spectre de l’échec et de l’immobilisme dans le management de nos institutions. L’enjeu est de libérer la démocratie de cette horde de professionnels de la politique qui tirent leurs subsistances des fonctions de sinécure. Il convient de conjurer une situation où des acteurs du jeu politique, qui n’ont ni l’épaisseur intellectuelle ni la compétence, décident de notre destin. Il faut travailler à l’avènement d’une recomposition élitaire autour de l’État pour l’avènement d’une nouvelle forme de gouvernance incarnée par des élites programmatiques pour mettre fin aux tâtonnements dans la gouvernance et surtout pour mettre fin aux détournements et aux gaspillages de nos ressources par une élite politique et administrative corrompue, experte dans les stratégies d’accaparement de ressources et de rentes.

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Le troisième enjeu est relatif à l’éducation à la citoyenneté par la fabrique d’un citoyen conscient de ses droits et devoirs. A ce niveau, c’est la refondation de l’école qui s’invite au débat politique et interpelle sur la crise des savoirs enseignés et sur la nécessaire prise en compte de l’éducation aux valeurs et à la citoyenneté. Sous l’angle de la réforme de notre système éducatif, il faut procéder à la refonte de nos curricula pour que la construction des compétences soit corrélée à l’éducation aux valeurs et à la citoyenneté. Le citoyen vit un déficit d’engagement social et privé du sens de l’éthique citoyenne par l’effort dans le travail et dans le respect des règles de vie, à partir de valeurs citoyennes partagées. L’enjeu est de faire participer l’école à la naissance d’un espace politique citoyen qui soit un levier de progrès, d’intégration, de fabrique de l’esprit de citoyenneté.

La réalisation à l’échelle territoriale d’une gouvernance porteuse de dynamiques territoriales de développement est un autre enjeu pour l’impératif démocratique. Elle participe à fixer les jeunes dans leurs terroirs par l’entrepreneuriat à l’échelle territorial autour des activités endogènes liées aux métiers d’artisanat, d’agriculture, d’élevage et de pêche. C’est l’option d’une démocratie à la base porteuse d’initiatives pour la création de projets générateurs de revenus, qui est la voie indiquée pour endiguer la clameur juvénile, revendiquant un bien être pour une reconnaissance sociale. 

Enfin, le dernier enjeu est d’ordre médiatique, d’ordre communicationnel. Il s’agit de réaliser des mécanismes pour assainir l’espace médiatique sénégalais devenu un facteur de fracture sociale par la manipulation, par les abus d’opinion, par la brutalisation du débat, sous le prisme de l’«ensauvagement» des relations sociales. L’ampleur du mal de vivre que prend l’ère des nouvelles technologies, et spécifiquement des réseaux sociaux, font le jeu des artisans de l’injure publique. Il est vrai que la subversion à l’égard des modèles de communication classiques a généré un abus de droit à la liberté d’expression, par l’amalgame et l’hypermédiatisation du politique dans le champ communicationnel. Les plateaux de télévision, les antennes de radios, de même que les réseaux sociaux, sont capturés par une horde de journalistes et de chroniqueurs attachés au style porteur des débats de sensation, donnant naissance à ce que certains spécialistes de la science politique appellent les apories de la totalisation démocratique par le dérapage médiatique. L’éducation à la citoyenneté et les débats politiques autour des offres programmatiques peuvent participer à un éveil des consciences, à la construction d’un esprit citoyen. 

En définitive, l’annonce du report de l’élection a été une épreuve pour tous les démocrates de ce pays. Mais, au-delà du désastre social et politique qu’elle a occasionné, la crise politique du moment indique à l’horizon, indépendamment de l’alchimie politicienne en cours, un changement de paradigme. L’exigence de rupture par rapport à la manière de faire politique au Sénégal s’impose aux acteurs politiques. Eu égard à ces différents enjeux énoncés dans notre propos, il nous faut regarder l’avenir au-delà de la muraille du désordre actuel. Ce sursaut pour notre pays dépendra de la façon dont seront réglés les problèmes de démocratisation, de gouvernance, de gestion des ressources et de pacification des espaces sociaux où les jeunes seraient pleinement épanouis. L’espoir est permis pour ceux qui savent lire la crise actuelle dans le sens de l’histoire : “l’avenir est plus vrai que le présent”.

Amadou Sarr Diop est  sociologue, enseignant-chercheur  à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar.







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