Dans le livre Macky Sall derrière le masque, je montre, à force d’anecdotes, que cet homme, dans l’exercice du pouvoir, est capable d’excuser tout affront subi, toute blessure. Sans doute un trait d’opportunisme des hommes politiques car chacun de ses illustres prédécesseurs (Léopold Sédar Senghor, Abdou Diouf, Abdoulaye Wade) a eu à pardonner, jusqu’à inviter autour de la table de son Conseil des ministres, des personnes qui ont eu à le couvrir des plus ignobles insanités. Le président Macky Sall a pris l’initiative de faire amnistier de graves faits qui ont conduit Ousmane Sonko et nombre de ses partisans en prison. Ces personnes sont poursuivies pour des actions terroristes, des actes subversifs, des appels répétés et assumés publiquement à l’insurrection, au meurtre, au coup d’Etat militaire et à l’assassinat de magistrats et d’éléments de Forces de l’ordre, mais aussi d’hommes politiques et de journalistes. Ousmane Sonko était encore plus cruel à l’endroit de Macky Sall, à qui il promettait de le découper en menus morceaux devant les caméras de télévision. Plus de 350 personnes sont déjà élargies de prison et les principaux leaders attendent de humer l’air de la liberté, les prochains jours ; on a même de bonnes raisons de croire que ce sera fait dans les toutes prochaines heures.
Macky Sall négocie-t-il le dernier virage de son départ du pouvoir, pour rendre une copie propre, lustrer son image ? Ou chercherait-il à amadouer son monde pour obtenir, en retour, une certaine quiétude pour gagner des jours, des semaines, des mois de rabiot, à la tête du pays ? Cette dernière accusation que lui collent ses détracteurs peut être audible, d’autant qu’on n’est véritablement pas très habitué à voir un chef d’Etat, à moins de deux mois du terme de son magistère, poser d’aussi grands actes qui pourraient déterminer l’action de son futur successeur. Pacifier le climat politique et social a-t-on dit ? On peut être surpris de cet alibi. En effet, jamais le Sénégal n’a vécu aussi paisiblement, durant les douze années de règne de Macky Sall, qu’entre le 28 juillet 2023 et le 3 février 2024, c’est-à-dire depuis l’emprisonnement de Ousmane Sonko et de ses lieutenants et autres affidés. Si des manifestations violentes ont été enregistrées le 9 février 2024, occasionnant des morts et des dégâts, c’est justement parce que la campagne électorale, qui devait s’ouvrir le 3 février 2024, avait été interrompue d’autorité, après d’ailleurs que les candidats avaient déjà fini d’enregistrer leurs «temps d’antenne» à la télévision, sous la supervision du Conseil national de régulation de l’audiovisuel (Cnra). C’est ce qui fait l’autre absurdité de la démarche, comme le soulignait un journaliste français, comment expliquer la libération de fauteurs de troubles, justement au moment où des troubles ont éclaté ?
Sonko a sans doute le droit de devenir meilleur
La mort, le 9 février 2024, de Robert Badinter, emblématique ministre de la Justice de la République française, nous a permis de relire Victor Hugo dans le texte. Me Badinter aimait rappeler la belle parole de Hugo qui disait : «Le droit qu’on ne peut retirer à personne, c’est le droit de devenir meilleur.» En effet, ce droit, on peut le concéder à Ousmane Sonko et assurément à tout autre prisonnier. Le principe du pardon et de la réinsertion sociale a cours dans toutes les sociétés humaines, dans tous les systèmes politiques ou judiciaires. C’est même une longue tradition au Sénégal, encore que notre pays se distingue, pour avoir toujours aidé au retour de la paix civile et politique dans différentes parties du monde. Seulement, il y a une maldonne dans le cas d’espèce. C’est l’absence de repentance, de contrition ou d’absence de regrets ou d’expiation des fautes et torts.
Un moindre repentir, même du bout des lèvres, serait-ce trop demander ? Quelle amende honorable et quelle garantie de ne pas retomber dans la récidive pourrait-on espérer, en amnistiant un prisonnier qui n’a rien demandé, encore moins qui n’a jamais reconnu ses forfaits ? On a déjà vu la semaine dernière, des personnes sortir triomphalement de prison à Dakar et à Ziguinchor, avec le sentiment d’avoir gagné une bataille et, dans une logique de défiance ou de toute-puissance, pour se permettre, face caméra, de réitérer les propos ou les menaces de commettre à nouveau les actes qui les avaient conduites en prison. La foule qui a les accueillies à la porte de la prison a fait, de ces personnes élargies, des héros. S’imagine-t-on, le jour de sa libération, que Ousmane Sonko, à la tête de ses troupes, décide de se diriger vers le Palais présidentiel pour l’investir et s’y installer comme il l’a toujours préconisé du reste ? On peut bien se dire que les forces publiques ne le laisseraient pas faire et qu’un carnage s’en suivrait fatalement. Le pays est en situation de grave péril ! Si l’on peut nourrir légitimement de telles appréhensions, c’est simplement parce qu’œuvre de justice n’a pas été faite. Dans sa lettre du 16 avril 1963 aux pasteurs de Birmingham (Géorgie), Martin Luther King Jr fustigeait le choix de «préférer une paix négative qui est l’absence de tension à une paix positive qui est la présence de la justice».
Macky Sall devrait-il être le seul à assumer la libération de Ousmane Sonko ?
Il n’est pas question de dénoncer une quelconque générosité excessive, mais il convient de se référer à l’histoire du Sénégal et dans la pratique universelle dans de pareilles situations. Une amnistie se fait généralement après un temps de sédimentation, de cicatrisation des blessures et surtout après que la Justice soit passée sur les faits ou encore dans le cadre de séances publiques de discussion, de réconciliation et de pardon. Les bourreaux sont mis en face de leurs victimes et reconnaissent leurs forfaits pour apaiser les cœurs. Autrement, on assistera à des actes plus graves ou même des situations de vengeance ou de règlements de comptes. En 1991, le président Abdou Diouf avait voulu faire oublier les traumatismes du douloureux épisode des élections de 1988 et avait fait amnistier des poseurs de bombes, dans le cadre d’un vulgaire arrangement politique avec son farouche opposant d’alors, Me Abdoulaye Wade.
Résultat des courses ? «La bande à Clédor Sène», qui avait bénéficié des faveurs de l’amnistie, abattra, en 1993, un juge constitutionnel. Dans la foulée, on déplorera le drame du 16 février 1994, avec l’ignoble assassinat de six policiers sur le boulevard Général De Gaulle ! Cette même loi d’amnistie de 1991 avait aussi permis la libération de chefs rebelles du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (Mfdc) qui planifièrent l’exécution de 25 soldats à Babonda, le 25 juillet 1995, et 25 autres, le 19 août 1997, à Mandina Mancagne. C’était suffisant pour que les autorités militaires mirent leur veto, à toute nouvelle idée de loi d’amnistie en Casamance, notamment suite à l’accord de paix de Ziguinchor en 2005. En Côte d’Ivoire, au fil des crises politiques, il y a eu des mesures d’amnistie prises dans la précipitation et, à chaque fois, on allait crescendo dans la crise. En 2000, il y avait une disposition d’amnistie dans la Constitution, comme en 2003 et en 2007 ; ce qui n’avait pas empêché la crise post-électorale de 2010-2011, du fait que «personne n’a jamais rien reconnu, personne n’est coupable de quoi que ce soit».
C’est certainement, tirant les leçons de tout cela, que le Président Ouattara a pris son temps, attendu que la Justice nationale ivoirienne et la Cour pénale internationale finissent de se prononcer en situant les responsabilités, avant de faire adopter une loi d’amnistie des crimes et délits commis lors des tragiques événements politiques de 2010-2011. Est-il besoin de rappeler que les génocidaires rwandais, comme les criminels de l’Apartheid en Afrique du Sud, ont suivi le même parcours de supplice et de rédemption ou d’absolution. L’impréparation est si manifeste que les éléments de langage utilisés par le Président Sall, pour vendre son projet d’amnistie, ne sont pas adéquats. Les services de la présidence de la République doivent revoir les cours d’histoire. Les crimes de la Seconde Guerre mondiale ont été déclarés imprescriptibles depuis 1945 et après les verdicts du Tribunal de Nuremberg, les anciens criminels nazis comme Klaus Barbie, Helmut Oberlander, Oskar Grôning, entre autres, qui s’étaient échappés, ont continué à faire l’objet d’une traque judiciaire internationale.
Le président Macky Sall est poussé et encouragé dans cet exercice par des médiateurs, en l’occurrence Alioune Tine et Pierre Goudiaby Atepa, qui se montrent assez bavards et bruyants pour des hommes de l’ombre. Mais là où le bât blesse le plus, est que les conciliateurs disent sur les plateaux de radio et de télévision, qu’ils agissent à la demande expresse de Macky Sall. On peut dire que ça vole haut ! Au demeurant, qu’est-ce qui fait courir tant le président Sall pour qu’il offre le maximum de ce que pouvait lui demander Ousmane Sonko, sans aucune contrepartie assurée ou même espérée ? Des responsables de l’ex-Pastef fanfaronnent, affirmant n’être demandeurs de rien du tout. Macky Sall serait-il si fragile et comme désespéré, pour se mettre dans une pareille posture ? On sait que quelques autorités religieuses musulmanes ont eu à intercéder en faveur de Ousmane Sonko, mais pourquoi diantre ne sortiraient-elles pas du bois pour assumer leur demande ? On sait par exemple que pour faire élargir de prison Karim Wade, le Khalife général des Mourides, Serigne Sidy Mokhtar Mbacké, s’était publiquement impliqué jusqu’à envoyer son fils Moustapha conduire à la coupée de son avion de «déportation», le célèbre exilé de Doha. De même que Abdoul Aziz Sy Al Amine avait plaidé publiquement la clémence pour l’ancien maire de Dakar, Khalifa Ababacar Sall, poursuivi pour prévarication de deniers publics.
Laver plus blanc, à quel prix ?
La volonté du président Sall d’acter l’amnistie semble inébranlable. Il vient de réitérer les instructions à son gouvernement pour préparer le projet de loi. L’Assemblée nationale aura à jouer sa partition. En attendant, la frustration est réelle chez les magistrats, policiers, gendarmes et autres fonctionnaires qui avaient instruit les procédures judiciaires. Ils avaient voulu être fidèles à leur sacerdoce, pour ne pas dire leur serment de servir la République et l’Etat de Droit. Certains d’entre eux avaient ignoré les mises en garde faites par des proches, quant à la versatilité des hommes politiques ou même leur manque de scrupules pour pouvoir sceller des accords, tout en s’asseyant confortablement sur tous les bons principes. Plus que le vague à l’âme, ces juges, procureurs et officiers ont le moral dans les chaussettes. L’un d’entre eux n’a pas pu se retenir, dépité : «Tout ça pour ça !» Ils rasent les murs devant des collègues qui avaient une posture de lâcheté et qui apparaissent aujourd’hui comme des héros, qui se font applaudir, pour avoir paradoxalement manqué à leurs devoirs vis-à-vis de la République.
Quid des victimes qui ont vu leurs maisons, leurs commerces et autres biens détruits ? A ce qu’on sache, Macky Sall n’a perdu dans l’épreuve aucun bien, encore moins un proche ! Que dire aux parents des petites filles Fatimata Binta Diallo et Oumou Kalsoum Diallo, mortes brûlées vives dans l’incendie de leur bus par un cocktail Molotov ; ou aux familles des agents de la force publique tués ou des autres personnes ayant perdu la vie et qui mériteraient que la responsabilité de leur mort soit imputée formellement à des auteurs ? Personne ne répondra finalement de l’autodafé de l’Université de Dakar ! Ce sentiment d’impunité a certainement poussé Me Ngagne Demba Touré de l’ex-Pastef et ses collègues greffiers, à profaner la Justice. Si des greffiers assermentés en arrivent à soutenir de la sorte un collègue, salafiste assumé, poursuivi pour des crimes contre l’autorité de la loi et qui a abandonné dans sa fuite son poste pendant plus de six mois, tout en continuant de défier l’Etat, c’est justement parce que la République et l’Etat de Droit sont en piteux état.
Je le disais dans plusieurs textes publiés à travers ces colonnes, en indexant la propre responsabilité des magistrats et autres auxiliaires de Justice qui se révélaient être les premiers pourfendeurs de l’institution judiciaire («S’il faut en arriver à huer les juges» , 16 juillet 2018 ; «Ces juges qui se moquent de la Justice», 24 août 2020 ; «Ousmane Sonko devant le juge, la République reconnaîtra les siens», 8 mars 2021 ; «Est-il désormais permis d’insulter les magistrats ?», 2 janvier 2023). Ironie du sort, ces fameux articles m’ont valu mes pires déboires judiciaires !
Pendant qu’on y est, on va laver plus blanc. La réhabilitation tous azimuts ne manquera pas de faire abroger la mesure de dissolution du parti Pastef et même d’amnistier les faits de diffamation pour sauver Ousmane Sonko de sa condamnation dans son contentieux avec Mame Mbaye Niang. Demain, trouvera-t-on des fonctionnaires pour servir de rempart, pour protéger l’Etat de Droit des dérives des hommes politiques ? A la place des fauteurs de troubles, le président Macky Sall devra présenter de sincères excuses à la Nation.