La fausse crise institutionnelle dans laquelle nous sommes plongés à notre corps défendant et qui est devenue au gré des humeurs et caprices princiers, un obstacle majeur à notre quête de renouveau démocratique, nous dévoile la vraie nature du premier des Sénégalais. Autocrate et cynique, régnant sur son pays en maître absolu, le roi se meurt et veut emporter son monde sur son sillage.
Il n’a cure de ce qui advient sur la terre qu’il a dirigée quand il aura quitté le pouvoir. Il est un égocentrique qui rêve que la marche du monde s’arrête s’il n’en fait plus partie. Le destin après sa chute ne lui est pas indifférent, au contraire : il fait l’objet d’un désir atroce, tyrannique, à savoir que le monde ne soit plus dès lors qu’il n’en est plus.
Loin de hausser les épaules en s’exclamant « après moi, le déluge », cet homme souhaite avec ardeur un déluge qui surviendrait non pas tant après son retrait du pouvoir mais en même temps que la fin de son mandat. Son credo, c’est plutôt « sans moi, le déluge »…
L’adage grec, ainsi transfiguré, est l’expression frappante d’un fantasme à la fois monstrueux et désespérément humain, celui d’une disparition de prérogatives décisionnelles qui aurait des répercussions cosmiques, celui de la fin d’un pouvoir politique qui scellerait la déconfiture de notre monde. C’est cette insignifiance de la finitude de toute chose que refuse d’accepter notre homme, hanté par le rêve d’une annihilation simultanée de soi-même et du monde. Il ne peut se résoudre à la vérité, aussi banale qu’atroce, selon laquelle « les monts ne bougent de leurs lieux » pour un individu qui opère un retrait de la scène politique (Villon, Le Testament).
En tout état de cause, dans la version la plus pure et la plus dure de cet absolutisme, se voit tendanciellement exclue de la communauté politique une véritable discussion entre les citoyens sur les fins de la cité. Du moins une discussion qui accompagnerait jusqu’à son terme l’acte de gouverner sans faire surgir, entre la délibération et la décision, une rupture de continuité où vient s’inscrire le recours à l’autorité.
La réduction de la politique à un ensemble de “rapports de force”, selon la rationalité dont s’autorise le politique, si l’on peut encore parler ici de rationalité, ne correspondrait plus guère, au moins tendanciellement, qu’à la raison du plus fort, laquelle, précisément, n’est pas davantage raison que le droit du plus fort ne saurait être un droit.
Ainsi conviendra-t-on sans grande peine que la façon “décisionniste” et conservatoire du roi de se représenter l’acte de gouverner se heurte à de sérieuses difficultés quant à sa compatibilité avec ces valeurs démocratiques qui semblent constituer pour nous, désormais, un horizon indépassable de référence.
Il est pourtant des vécus plaisants d’un retour à la vie normale, de faire à nouveau une expérience de la vie quotidienne sans protocole et sans fioritures, de retrouver le familier et le plaisir déjà connu. Il est par exemple un plaisir authentique, amplement partagé, me semble-t-il, de réapprendre à passer les péages au volant de sa voiture, après avoir goûté à cette situation privilégiée « où tout vous est facilité, où le moindre geste de la vie quotidienne est accompli par d’autres dévoués à votre entière satisfaction ».
Mais sans doute que ce plaisir n’est possible qu’à la condition de pouvoir supporter de manquer, de se séparer, d’être à distance ; sans doute n’est-ce supportable qu’à la condition de pouvoir accepter, non pas seulement rationnellement, mais au plus intime de soi, que ce n’est jamais pareil, parce que l’objet n’est pas moi, et que ce n’est jamais pareil parce que je ne suis plus moi-même celui que j’étais, parce que je change, emporté, passivé par le fait même de vivre et de n’y pouvoir somme toute pas grand-chose.
Mais ce qu’à quoi fait face sans ambages, notre roi déchu qui, au vu de son parcours politique auréolé de toutes les grâces est une disgrâce certaine. Son destin prodigieux aurait voulu qu’il soit cet homme politique, avant tout penseur qui attire et rassemble par les idées non démagogiques qu’il prône au service de la nation. Protagoniste de l’action méliorative qui s’expose à l’incompréhension et l’échec plutôt que de se pâmer dans les miasmes du dilatoire si cela est erroné et indigne.
Seuls facteurs pouvant conférer une estime du peuple et donc une notoriété certaine. Sans cela, le dirigeant en question sortira sans conteste par la petite porte et au pire par le trou d’une serrure, et son nom, quel que soit sa longévité au pouvoir, ira gonfler la poubelle de l’histoire.
Vous voilà, contée l’histoire de ce roi qui se meurt, voulant tel un cyclone, tout emporter dans sa chute et qui ressemble fort au personnage de E. Ionesco, par son expérience insidieuse de la finitude-néant, de la finitude-déliaison, de la fin de la représentation. La fin de rideau montre que le visage inéluctable de l’existence et toute chose qui l’habite n’ont que la finitude pour but.
Khady Gadiaga, 04 mars 2024