Site icon Senexalaat

Notre SouverainetÉ Alimentaire Passera Par La MaÎtrise Des Engrais

La souveraineté alimentaire est apparue, ces derniers jours, comme une préoccupation majeure chez la plupart des candidats qui sont sur la ligne de départ de la présidentielle du 24 mars 2024. En effet, qu’il s’agisse des programmes d’Idrissa Seck, de Thierno Alassane Sall, Bassirou Diomaye Faye, Amadou Ba, d’Aliou Mamadou Dia ou de Pape Djibril Fall, le terme revient, avec son lot d’orientations et de propositions fortes. Je tenterai dans cet article d’approfondir la question cruciale des engrais, intrants indispensables, aux côtés de l’eau et des semences, pour réussir à atteindre cette souveraineté qui est un impératif dans un monde incertain et qui se réchauffe.

Pourquoi les engrais ont-ils un rôle si important ?

Si notre pays a réalisé des progrès importants au cours de la dernière décennie dans la production locale de riz blanc (décortiqué), passant de 305 000 tonnes produites en 2012 à 910 000 tonnes en 2022, nous continuons encore à en importer, en moyenne, 900 000 tonnes par an depuis bientôt une décennie (source : ANSD). Cette dépendance aux importations pour la céréale la plus consommée du pays est encore plus marquée pour le blé, dont les quantités consommées sont en hausse constante alors que sa production locale demeure proche de zéro. Un  effort de planification a récemment été mené à ce sujet par le Bureau Opérationnel de Suivi du Plan Sénégal Emergent (BOS-PSE) pour définir une stratégie de substitution aux importations de blé.

Cette stratégie et notre volonté d’autosuffisance en riz nécessiteront l’utilisation d’engrais pour devenir réalité. Mais de quels engrais parle-t-on ? Les plantes ont principalement besoin de trois nutriments pour assurer leur croissance : l’azote (N), le phosphate (P) et le potassium (K). Ces éléments chimiques permettent d’enrichir le sol où la plante viendra les prélever pour se développer. Ils sont issus de la nature et d’autres êtres vivants, on parle alors d’engrais organiques ou ils peuvent être synthétisés, c’est-à-dire fabriqués par des processus industriels, on parle alors d’engrais synthétiques ou chimiques.

Le Sénégal exploite depuis des décennies du phosphate (P) minéral mais importe encore de l’urée, un engrais azoté (N) à raison de 75 000 tonnes par an et de la potasse, un engrais potassique (K). Cette dépendance vis-à-vis de l’étranger nous expose fatalement aux variations de prix de l’urée et de la potasse sur les marchés internationaux mais aussi aux soubresauts géopolitiques comme la guerre engagée en février 2022 entre la Russie et l’Ukraine. Celle-ci a particulièrement souligné le déficit de souveraineté de notre pays sur deux points : son approvisionnement régulier en engrais à des prix supportables pour les agriculteurs sénégalais et sa dépendance céréalière. En effet, la Russie est le principal exportateur d’urée au Sénégal (75% en 2020) et fournit également, avec l’Ukraine, la majorité du blé consommé au Sénégal. Malgré les démarches d’urgence engagées par le président de la République, Macky Sall, pour éviter l’arrêt des corridors d’exportation d’engrais et de céréales, il convient aujourd’hui de durablement remédier à cette double dépendance en diversifiant la production locale, initiée par les ICS, d’engrais synthétiques, qu’il s’agisse des engrais phosphatés ou des NPK.

Produire nous-mêmes nos engrais synthétiques

Fondée à la fin des années 1970, la société nationale des ICS a été en plein essor durant les années 1980 et 1990, ce qui lui a valu d’être considérée comme l’un des fleurons industriels du Sénégal. Après une période difficile durant la décennie 2000, l’entreprise a été cédée, en majorité, par l’Etat à la multinationale indonésienne, INDORAMA. Cette privatisation lui a permis de renouer avec ses activités phares : l’extraction de phosphate minéral, la transformation de ce phosphate en acide phosphorique avec des volumes atteignant 600 000 tonnes/an et la fabrication d’engrais NPK renfermant chacun des trois nutriments essentiels à la croissance des plantes. La relance réussie de l’outil industriel des ICS grâce à l’expertise et aux investissements importants d’INDORAMA, malgré les réserves légitimes que l’on peut avoir sur le plan environnemental, doit inspirer l’Etat à retrouver une ambition dans la production d’engrais synthétiques avec de nouveaux outils industriels. Cette ambition devra viser, en particulier, la production d’urée (N), engrais capital dans la production céréalière, et celle du DAP, un engrais riche en nutriments N et P.

Valoriser localement notre gaz naturel en urée…

Les récentes découvertes de gaz naturel au large du Sénégal, et notamment celle du gisement Yakaar-Teranga, placent le Sénégal à la croisée des chemins : outre l’acquisition d’un statut de pays exportateur d’hydrocarbures, notre pays a l’opportunité de produire localement, grâce au gaz naturel, des engrais synthétiques azotés et, notamment, le plus riche d’entre eux, l’urée. Petrosen, la société pétrolière et gazière nationale, développe depuis bientôt deux ans, un projet de construction d’une usine ayant une capacité de production de 1,2 millions de tonnes d’urée par an. Cette production rendra notre pays autosuffisant en plus de lui ouvrir des perspectives d’exportation vers nos voisins d’Afrique de l’Ouest, le Brésil et les Etats-Unis. Ce projet, dont l’investissement global atteindra 900 milliards de FCFA, devra poursuivre et accélérer son développement au cours du mandat présidentiel 2024-2029, pour être opérationnel en 2028 ou 2029. Il pourrait générer 175 milliards de FCFA d’excédents commerciaux par an, jusqu’à 4000 emplois en phase de construction, 400 en phase d’opérations et plusieurs milliers d’emplois indirects dans le transport, l’agriculture et la fabrication d’engrais NPK de mélange.

…Et en ammoniac pour transformer localement notre acide phosphorique

L’Etat du Sénégal pourrait également affirmer la volonté de transformer localement l’acide phosphorique produit par ICS-INDORAMA et qui est, à l’heure actuelle, quasi exclusivement exporté vers l’Inde pour y être transformé en d’autres types d’engrais. Cette ambition retrouvée pourrait se matérialiser par la mise en place d’un projet de production d’ammoniac (N) qui servira, en étant combiné à l’acide phosphorique (P), à produire du DAP. Celui-ci peut être utilisé directement sur les plantes pour leur apporter les deux nutriments N et P, ou alors être utilisé, en étant associé à l’urée (N) et la potasse (K), pour la production d’engrais NPK. Un tel projet de synthèse d’ammoniac pourrait nécessiter des investissements de l’ordre de 600 à 700 milliards de FCFA.

Réduire l’impact environnemental des engrais synthétiques

Ces projets industriels de production d’urée et d’ammoniac devront être accompagnés, idéalement, d’unités de captation et de séquestration du CO2. Cela permettrait au Sénégal de respecter ses engagements en termes de rejets de gaz à effet de serre, suite à son adhésion à l’accord de Paris lors de la COP 21 en 2015. Nous produirions ainsi une urée et de l’ammoniac « bleus », à faible contenu carbone, ce qui ferait de notre pays un pionnier sur le continent.

Chez les agriculteurs, l’utilisation des engrais obéit, jusqu’à un certain dosage limite, à une logique simple qui peut se résumer dans l’expression suivante : « plus je mets d’engrais dans mon champ, plus je pourrais avoir des rendements importants ». Cependant, pour l’urée notamment, l’utilisation excessive peut entraîner une sursaturation des nappes phréatiques en azote, causant la prolifération des algues et menaçant la faune aquatique des cours d’eau proches des exploitations agricoles. Afin de limiter ces effets néfastes sur l’environnement, deux solutions complémentaires pourraient être adoptées : l’utilisation d’inhibiteurs de libération de l’urée et la sensibilisation des agriculteurs à une utilisation raisonnée des engrais.

Le Sénégal dispose en effet, sur son territoire, d’importantes quantités de l’un des meilleurs inhibiteurs de libération d’urée : le neem. Cette graine jaune à la chair pulpeuse est issue d’un arbre largement disséminé dans les terres intérieures de notre pays. L’enrobage avec du neem des billes d’urée permet une libération plus lente de cette dernière et donc une meilleure absorption par la plante, ce qui réduit les quantités d’urée nécessaire. Dans la même veine, une cartographie des sols, pour connaître leur état naturel d’enrichissement en nutriment, couplé à des opérations de sensibilisation menées par des ingénieurs agronomes ayant établi un lien de confiance avec les Agriculteurs, aidera ces derniers à utiliser la quantité d’engrais optimale pour concilier bons rendements agricoles et préservation de leurs sols et de leur environnement.

Réussir la cohabitation entre engrais organiques et synthétiques

Les engrais synthétiques, en particulier l’urée, seront indispensables à l’atteinte de l’autosuffisance céréalière (riz, blé, maïs). Leur production locale et leur utilisation raisonnée devront donc être encouragées par l’Etat du Sénégal qui devra, dans le même temps, poursuivre la promotion des engrais organiques. Cela nécessitera d’augmenter la part de la subvention qui leur est allouée au sein de l’enveloppe globale de 20 milliards de FCFA par an qui a été régulièrement dédiée aux engrais ces dernières années. Ces engrais organiques que sont le fumier, le compost ou les engrais verts sont issus de déchets ménagers, animaux ou végétaux, et permettent une assimilation lente des nutriments par les plantes. Ils favorisent également le développement des micro-organismes (bactéries, champignons, vers etc.) qui aèrent le sol et dégradent la matière organique qui s’y dépose. Faisant l’objet de travaux de recherche importants par l’Institut Sénégalais de Recherches Agricoles (ISRA), ces engrais pourront être utilisés dans l’agriculture en zone urbaine, mais aussi dans l’horticulture et les périmètres agroécologiques afin de préserver la durabilité des sols.

Ainsi, la poursuite des efforts de production, notamment du riz local, la mise en œuvre de stratégies sectorielles comme celle sur le blé, le déploiement d’une réelle ambition industrielle et le renforcement de la délicate mais nécessaire cohabitation entre engrais synthétiques et organiques, nous permettront, je l’espère, d’atteindre un objectif de souveraineté alimentaire qui fait l’unanimité au sein de la classe politique sénégalaise.







Quitter la version mobile