Il me revient en ce moment ce beau vers de René Char : «La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil.» L’élection a enfin eu lieu. Le résultat est sans appel : le camp fasciste va gouverner le Sénégal. Ce scrutin bat une nouvelle fois en brèche les théories fantaisistes sur le fichier électoral et la transparence des élections. Notre système démocratique est tellement performant qu’il peut permettre l’élection de n’importe qui.
Pire, pour la première fois, un président fantoche aura été élu pour conduire aux destinées de ce grand peuple. Le débat programmatique, conformément à l’hystérisation du débat public depuis trois ans, n’a pas existé. Il y a eu un référendum consécutif à la polarisation du champ politique, à l’issue duquel une marionnette au-dessus de laquelle trône un marionnettiste a gagné. Il faudra expliquer dans les livres d’histoire qu’un homme qui n’a même pas eu la dignité de battre campagne sur son propre nom, un homme qui ne s’est pas assumé et n’a pas assumé sa candidature a été élu, un homme qui reconnaît avoir un chef, a été élu président de la République.
Pour la première fois, le Sénégal s’offre à un mouvement qui profite des infrastructures de la démocratie sans y croire ; un mouvement qui a opté de manière délibérée pour le choix de l’insurrection comme mode d’action politique.
Ils devront incarner des institutions qu’ils ont désacralisées, commander la police, l’Armée et la gendarmerie qu’ils ont insultées et préserver une Justice qu’ils ont vilipendée. Il faudra assumer de régner sur des ruines…
Les raisons de ce basculement dans la tragédie sont nombreuses et profondes. Mais deux me semblent utiles à toujours rappeler : l’opposition républicaine a crédibilisé et légitimé un parti fasciste en nouant des alliances et en gouvernant des municipalités avec lui. La majorité, elle, a précipité cette fin brutale en donnant tous les jours, depuis trois ans, l’impression qu’elle préparait l’arrivée de fascistes au pouvoir. L’amnistie gracieusement offerte à des insurgés et des criminels est le dernier acte d’une volonté manifeste de leur confier le pouvoir pour plonger le pays dans une spirale d’incertitude et de d’abaissement. Le choix de sortir le dirigeant et son candidat en pleine campagne permettait de leur offrir une dynamique, de contribuer à faire de gens peu fréquentables des héros insubmersibles aux yeux de la jeunesse. Après les multiples appels à l’insurrection, les arrestations, les procédures judiciaires, s’ils sortent blanchis de la machine infernale de l’appareil répressif de l’Etat, pour l’opinion c’est soit qu’ils n’avaient de toute façon rien fait, soit qu’ils étaient plus forts que l’Etat, donc qu’il fallait leur donner le pouvoir.
Cette défaite électorale est aussi celle de gens qui, pendant trois ans, ont refusé de se mouiller dans le combat contre les profanateurs de la République alors qu’ils étaient en responsabilité. Amadou Ba est de ceux-là. Il est un homme courtois et décent, mais comme ministre et Premier ministre, et tout simplement comme personnalité politique, sa voix n’a jamais été audible dans le combat contre l’hydre populiste même dans les pires épisodes de violence.
Dimanche, j’ai circulé une grande partie de la nuit dans les rues de Dakar. J’ai croisé des jeunes jubilant, juchés sur des motos Jakarta ou à l’étroit dans des véhicules aux klaxons stridents. Le pays aspirait au changement, il aura obtenu une plongée dans le gouffre. Après les Etats-Unis, l’Italie, le Brésil, l’Argentine, une autre grande démocratie tombe dans l’escarcelle populiste dans un contexte de montée du péril identitaire en Afrique de l’Ouest. Je m’y attendais et je ne cessais de le répéter à des amis très dubitatifs, voire qui moquaient mes soi-disant fantasmes morbides.
Le populisme monte par la colère du peuple des opprimés contre les promesses non tenues de la République. Il agrège des frustrations et flirte avec les passions tristes. Il peut connaître une ascension fulgurante aussi par la lâcheté ou la complicité des élites -politiques, intellectuels, chefs d’entreprise et cadres- qui pensent nourrir la bête pour participer au festin une fois au pouvoir. Elles seront les premières victimes d’un mouvement obscurantiste et intolérant qui aura montré en dix ans qu’il haïssait la raison et le débat contraire, donc la liberté et l’émancipation par le savoir.
Les prochaines victimes de ce nouveau régime seront les masses, qui ont défilé dimanche dans les rues. Les espoirs immenses nourris par dix ans de propositions farfelues et intenables comme sur le franc Cfa, les milliards qui tomberont du ciel, le fait de virer les étrangers et la nationalisation de pans entiers de l’économie seront déçus, car ces gens ne sont ni compétents ni intègres pour gouverner un pays.
L’aventure dans laquelle nous nous engouffrons mènera le pays à la ruine morale et à une plus grande fracture de la communauté nationale. Et les promesses qui ne seront jamais tenues par un président sous tutelle, incompétent notoire, impréparé, nourriront une colère qui lui sera fatale, lui, son chef et son camp.
Un nouveau régime s’installe. Il va réunir une kyrielle d’opportunistes, de haineux et de revanchards. Ce régime, qui a promis l’antisystème, la révolution et, en passant, l’exécution des anciens présidents de la République, comptera dans ses rangs Karim Wade, Aminata Touré, Birima Mangara, Mary Teuw Niane, Moustapha Guirassy, Aïda Mbodj, Habib Sy, Pape Samba Mboup…Je passe outre les curieux personnages -complotistes, charlatans, activistes islamistes- à qui les Sénégalais devront désormais faire confiance pour conduire les affaires de l’Etat.
Un peuple progressiste et républicain est depuis lundi matin orphelin ; il faut lui offrir un refuge et bâtir une maison commune des républicains, des démocrates, des socialistes et de tous les progressistes qui défendent une certaine idée d’un Sénégal comme rempart contre le nationalisme, l’absolutisme, l’intolérance et les atteintes graves à ce qui fait de nous une Nation debout, ouverte et respectée.
Dès la proclamation définitive des résultats, il faut offrir à la moitié des Sénégalais, qui ont refusé de confier le pays à des aventuriers, un horizon, un projet, un discours et un cadre d’expression pour une opposition exigeante sur les principes, intelligente sur la stratégie et innovante sur les méthodes. Dans ce chemin d’espérance qui doit surgir pour faire de la défaite du 24 mars un terreau fertile pour un sursaut vers des victoires futures, je suis prêt à assumer toute ma part de responsabilité.