Après plusieurs rebondissements et incertitudes dans le processus électoral, le Sénégal a tenu ce 24 mars 2024 l’élection présidentielle. En passant par l’Assemblée nationale puis par un « dialogue national », le président de la République avait tenté d’annuler la convocation du corps électoral, avant d’être contredit par le Conseil constitutionnel.
À l’issue de cette élection, les résultats confirment la victoire dès le premier tour du candidat de l’ex-Pastef, Bassirou Diomaye Faye, membre de l’opposition (54,28%). Cette victoire est inédite à plusieurs titres. D’abord au sens arithmétique avec la majorité absolue dès le premier tour ; ce qui n’était jamais arrivé dans l’histoire politique sénégalaise pour un parti d’opposition.[1] Ensuite parce que le candidat est sorti de 11 mois de détention (avril 2023-mars 2024) après le démarrage de la courte campagne présidentielle, suite à une accusation d’ « outrage à magistrat ». Enfin, parce que le parti qui arrive au pouvoir, le Pastef, créé en 2014, a subi pendant ces trois dernières années diverses formes d’injustice et accusations (arrestation de ses militants, intimidations, accusation de terrorisme ou de séparatisme etc.) ayant justifié, selon les autorités, sa dissolution par le ministre de l’intérieur en juillet 2023.
Au-delà de Bassirou Diomaye Faye et du Pastef, la sociologie de cette élection permet de tirer plusieurs enseignements sur la nouvelle configuration politique sénégalaise ayant permis cette consécration. Des élections législatives aux locales de 2022, le parti/coalition au pouvoir (APR-BBY) était confronté à une sérieuse tendance d’affaiblissement électoral, d’essoufflement politique et de querelles de leadership. Cette dynamique était déjà bien marquée dans les zones urbaines en 2022 (législatives et locales) et se sont confortées dans les zones rurales, qui ont majoritairement voté pour le candidat Bassirou Diomaye Faye en 2024.
Dès l’ouverture de la courte campagne présidentielle, l’importante implication des jeunes, malgré le ramadan et le carême, a attiré l’attention des observateurs. Leur forte participation, ainsi que la perspicacité de la communication du Pastef[2], n’ont laissé aucune marge aux autres candidats dans la campagne. Cette configuration a contribué à étouffer la visibilité du discours et les propositions des autres candidats, tout en renforçant la bipolarisation de l’électorat. De fait, l’élection présidentielle est devenue un referendum pour ou contre la continuité (le système contre l’antisystème). L’opposition significative (Coalition Diomaye Président) s’est attelé à accentuer cette bipolarité entre le système (Macky mooy Amadou[3]) et l’antisystème (Sonko mooy Diomaye[4]). La libération d’Ousmane Sonko et de Bassirou Diomaye Faye, suite à la loi d’amnistie, a renforcé cette dynamique, rendant presque invisible l’action des autres candidats.
Cette configuration électorale bipolarisée a fortement tourné à l’avantage du nouvel élu, au détriment des candidatures de troisièmes voies (Khalifa Sall, Thierno Alassane Sall, Anta Babacar etc.), qui comptaient sur l’invalidation des candidats du Pastef pour s’affirmer. Cette configuration bipolarisée, en plus de la courte durée de la campagne, a davantage étouffé les discussions/débats thématiques ou programmatiques entre les candidats. Les rares propositions discutées, à propos de la politique monétaire, tournaient à l’avantage du Pastef et de sa position souverainiste. Pour accentuer cette bipolarisation, comme lors des élections législatives, les jeunes et leaders du Pastef n’ont pas hésité à insinuer que certaines candidatures faisaient le jeu de la majorité présidentielle. Ainsi les petites attaques de ces candidats (Anta Babacar, Khalifa Sall etc.) contre Diomaye Faye n’ont fait que les isoler davantage : les résultats montre qu’après ce dernier (54,28%) et Amadou Ba (35,79%), les 17 autres candidats se sont partagés les 10% de l’électorat, avec des scores très faibles. Sur ces 17 candidats dont une femme (Anta Babacar Ngom), seuls deux ont pu dépasser la barre symbolique de 1% (Aliou Mamadou Dia avec 2,80% et Khalifa Sall avec 1,56%). Ces faibles scores ne traduisent pas forcément le niveau réel de leur (im)popularité, mais surtout la forte bipolarisation de l’électorat et la force du vote utile dans un contexte politique inédit.
Bien conscientisés par les nouveaux mouvements sociaux[5], nombre d’électeurs issus des grandes villes ont considéré que le candidat Amadou Bâ, peu soutenu par celui qui l’avait désigné (le président de la République), n’était rien de moins que le candidat d’une France soucieuse de renforcer sa mainmise politique et économique. L’exploitation prochaine du gaz et du pétrole par le Sénégal a contribué à renforcer cette idée auprès des jeunes électeurs. Face à cette continuité supposée d’Amadou Bâ, la proposition de « renégocier les contrats pétroliers , gaziers » et de pêche, a particulièrement séduit ces jeunes électeurs. Bref, la question postcoloniale, particulièrement celle de la présence des multinationales (Aucun, Eiffage, Total etc.) a été au centre de cette campagne présentielle.
Le résultat de l’élection montre aussi que la page du mécontentement populaire, dont les manifestions depuis février 2021 ont été l’expression, n’est visiblement pas tournée. Les électeurs ont ainsi sanctionné un système de répression et de restriction des libertés qui n’a fait que renforcer le mécontentement populaire. La libération de plus de 400 détenus politiques avant la campagne, avec la loi d’amnistie, a permis à ces jeunes de dénoncer tout au long de la campagne « les tortures » qu’ils auraient subies. Ainsi, au-delà de la personne d’Amadou Bâ, ce vote traduit surtout une sanction contre le régime et la gouvernance de Macky Sall, qui a remis en cause nombre d’acquis démocratiques (liberté d’expression et d’association, ouverture politique etc.).
La place des diasporas a été plus que déterminante dans l’affaiblissement politique du régime de Macky Sall et la défaite d’Amadou Bâ. Ce furent surtout les contributions qualitatives (lives des activistes, soutien aux familles de victimes, diffusion de vidéos de tortures, etc.) et financières des Sénégalais de l’étranger qui ont permis à l’opposition de faire face à la restriction des libertés des activistes et des acteurs politiques, ces trois dernières années.
Enfin, l’un des enseignements de ce processus, menant à la victoire de l’opposition, est le danger de l’hyper-présidentialisme et l’importance d’une justice libre pour consolider la démocratie : du tribunal de Ziguinchor au Conseil constitutionnel, en passant par la Cour suprême et avec les différents recours des candidats, la justice n’a jamais été aussi sollicitée dans l’arbitrage et la régulation du processus électoral afin d’aboutir à la tenue d’une élection libre et transparente. Tous ces enjeux montrent les défis du nouveau président élu, Bassirou Diomaye Faye, pour le rétablissement de la confiance dans les institutions politiques (Assemblées, justice, Gouvernement, etc.), mais surtout pour une sérieuse réforme des institutions que la société civile appelle de ses vœux.
[1] Abdoulaye Wade (2000) comme Macky Sall (2012) étaient passés au second tour.
[2] Qui a permis de mettre Ousmane Sonko au centre de l’élection (avec le Slogan Diomaye mooy Sonko), alors qu’il n’était pas candidat.
[3] Voter Amadou Bâ, c’est voter Macky Sall (pour la continuité).
[4] Voter Diomaye, c’est voter pour Ousmane Sonko dont la candidature a été invalidée par le conseil constitutionnel.
[5] Y en a marre, FRAP France dégage etc.