Babacar Mbow alias Chacun a vécu1. Avec les populations locales de Ndeem et de Mbake Kajoor, et celles venues d’ailleurs, il s’est investi physiquement et spirituellement dans les terroirs du Baol désertifié pour bâtir une communauté active, ancrée dans les valeurs du mouridisme et ouverte aux souffles du Monde. Serigne Babacar laisse en legs un précieux patrimoine matériel avec des réalisations agro-écologiques, des infrastructures de formation et de fabrication artisanale et une importante œuvre spirituelle parla production d’une puissante pensée soufie centrée sur l’Amour²
Engagé dans les mouvements de jeunes contestataires issus de Mai 68, Chacun adhère dès 1970 au Mouvement des Jeunes Marxistes-Léninistes (MJML) d’obédience maoïste. C’est dans son quartier populaire de la Médina à Dakar, où il est fortement enraciné, qu’il milite activement dans des cercles de lecture composés de jeunes étudiants et ouvriers. Il se distingue par sa capacité à se lier aux plus démunis, à les servir et à les entraîner avec pédagogie dans la mobilisation pour le changement révolutionnaire de leurs conditions de vie
Ce moment de grand bouillonnement révolutionnaire a ébranlé l’ordre néocolonial incarné par le régime de Senghor et autorisait le rêve du grand soir, accoucheur d’une nouvelle société de justice, de fraternité, de liberté et de prospérité. Malgré les désillusions enregistrées, Chacun a gardé en lui ce besoin de rêve à réaliser et d’idéal à défendre. Il a refusé la désespérance et a continué à se nourrir de ces utopies qui font le levain d’une belle vie, utile aux autres.
Dès la fin de ses études en France en 1984, Chacun rentre au pays en vue de rendre réalisables les rêves des années de braise en fondant une communauté de vie, de travail, et d’épanouissement spirituel entre des citoyens librement associés. Cette initiative citoyenne volontariste ne s’enlise pas dans des élaborations chimériques, elle trouve comme cadre de mise en œuvre le village de ses aïeux à Ndeem, en compagnie de sa « Chacune », sokhna Aicha, une grande dame, simple, fortement engagée et dotée d’une âme généreuse.
Ndeem est au centre de la région du Baol, une zone aride, une contrée hostile, enclavée, marquée par un cycle de sécheresse sévère et prolongée, une nappe particulièrement pauvre en ressources hydriques, un bétail éprouvé et des infrastructures quasi inexistantes, des populations contraintes à l’exode…
Ces gros défis n’effraient pas l’ancien maoïste ; au contraire, Babacar Mbow, ni Robinson, ni Robin des bois, y trouve une stimulation supplémentaire. Il lance une initiative de réaménagement du territoire de Ndeem, de reconstitution d’une communauté socioculturelle, un projet d’expérimentation d’activités économiques et de transformation du capital humain. Il tente une forme d’autosuffisance alimentaire locale par un système de production agricole, animale et horticole.
Une chaîne d’activités de base est reliée à un dispositif de valorisation locale des produits destinés à la consommation locale des membres de la communauté et à la commercialisation sur les marchés de proximité. Parallèlement, il impulse une politique de diversification des opérations génératrices de revenus avec un secteur artisanal diversifié qui prend en compte des filières comme le cuir, le textile, la couture, la menuiserie, la forge… etc. Ces activités constituent à la fois un moyen de formation et une opportunité d’occupation des jeunes (parfois issus de la ville en « exode urbain »3). La priorité accordée aux technologies endogènes et le souci d’innovations ont rendu possible des percées significatives dans des secteurs comme la production de combustible écologique (bio-terre) et la boulangerie.
Mais dans la vision de Babacar, Serigne bi, le développement du capital humain est central. Il propose des services sanitaires de base et met en place un système éducatif par la construction d’établissements scolaires, en partenariat avec les institutions publiques. Il institue un centre de formation professionnelle multisectorielle des métiers composés de plusieurs ateliers dont : le tissage traditionnel, le tannage des peaux, la confection, la menuiserie, le design avec du métal de récupération, la teinture, la vannerie, la poterie…etc
L’organisation établie permet de prolonger les activités saisonnières par la stimulation d’une pluriactivité génératrice d’emplois et source de diversification des revenus et par la valorisation des ressources locales disponibles, une internalisation de la valeur ajoutée locale. Elle a aussi rendu possible l’accès à l’école et la promotion de loisirs pour l’épanouissement des enfants du village.
Ces capacités productives variées et intégrées, focalisées sur une agriculture écologique, assurent une relative autonomie alimentaire aux populations de Ndeem et génèrent des produits d’habillement et de décoration. Des opérations créatrices de richesses favorisent la préservation de l’écosystème parla régénération forestière, parla valorisation des composts et par la promotion des énergies renouvelables, notamment solaire.
Ni collectivisme ni communautarisme, l’Association des Villageois de Ndeem (AVND) organisée de manière harmonieuse bénéficie du leadership du fondateur qui a montré une capacité d’ouverture au monde et de partenariat avec l’administration publique centrale et décentralisée et aussi avec les ONGs nationales et internationales. Ainsi, Chacun a réussi à étendre le réseau AVND de commercialisation des produits labélisés « Maam Samba » à Dakar (Les Mamelles, Institut français, Galerie d’exposition et d’hébergement keur Maam Samba à Ngor4) et vers l’Europe notamment dans les circuits du « commerce équitable »
A la base de cette réussite matérielle, Serigne Babacar reconnait un souffle spirituel lié à l’amour, à la religion de l’amour: « la religion que je professe (Islam) est celle de l’amour. Partout où ses montures se tournent, l’amour est ma religion et ma foi.» C’est dans cette aspiration à l’Amour divin, dit-il, qu’il rencontre le mouridisme et l’appréhende de l’intérieur, en soufi. A ses yeux, « cheikh Ahmadou Bamba, dit Khadimou Rassoul est le modèle même de cet amour qui révèle les mystères divins et dévoile les vérités qui s’y rattachent. » Avec son « fou » (Mam cheikh Ibra Fall) sorti de néant, Khadimou Rassoul partage une haute vision de réalisation spirituelle dont l’envoyé de Dieu Mouhamad (psl) est la source. Mam Ibra Fall, le guide direct de Serigne Babacar, a fait de la mystique du travail, élevée au rang d’action pieuse, un devoir sacré auquel chaque être humain doit se conformer.
Le « success story » de Ndeem, obtenu grâce à cette sacralité du travail, a précisément convaincu le khalife des Bayfall, Serigne Dioumb FALL, de confier à Serigne Babacar un imposant projet de réhabilitation et de viabilisation du site historique de Mbake Kajoor5. Cette nouvelle entreprise ne consiste pas seulement à édifier des infrastructures mais surtout à promouvoir un nouveau développement intégré qui capitalise toute l’expérience de Ndeem. Ainsi, des actions impliquant les jeunes, en particulier les femmes, sont conduites dans les domaines de l’agroécologie, de l’aquaculture, de l’apiculture, de la régénération de plantes et arbres traditionnels et de la bioénergie, sans compter la formation professionnelle et la mise en place d’un système de financement décentralisé.
CONCLUSION
Serigne Bi, comme l’appellent affectueusement les membres de la communauté, a donc concrétisé avant terme ce que le système des Nations Unies appellera dix ans plus tard « Eco-village », défini comme « un espace rural mettant en œuvre : (i) un modèle économique alternatif, (ii) une place privilégiée à l’écologie et (iii) une vie communautaire active avec comme objectifs l’autosuffisance alimentaire, basée sur une économie sociale et solidaire (ESS).
C’est un système intégré, productif et culturel, de valorisation des ressources locales qu’il établit de manière autonome avec des mécanismes propres de co-construction et de cogestion. Cette approche communautaire de gestion durable et de développement adaptée à la communauté a servi de cadre motivant de mobilisation sociale.
Babacar Mbow dit Chacun n’a pas été seulement le jardinier de nos rêves de jeunesse de vouloir transformer le monde. A l’échelle de Ndeem, il a réussi à instaurer une communauté respectueuse de l’environnement avec l’humain au cœur de son projet de développement ; une communauté scellée par « le mourdisme » un liant spirituel entre les membres et un levain de leur mobilisation autour du travail et du partage équitable des fruits de l’œuvre collective. Une expérience à capitaliser dans ce qu’elle a de réplicable, à la veille de profonds changements politiques dans notre pays et dans la région ouest-africaine !
Notre ami Chacun, après près de 40 ans d’engagement social et de cheminement spirituel, laisse derrière lui un important patrimoine à la fois matériel et immatériel. Ses succès ont été obtenus grâce à une solide armature spirituelle, référée au Mouridisme, sur la base du culte du travail et d’une gouvernance partagée pour le bienêtre social des populations locales.
Pape Touty Makhtar SOW