Oui, il faut certainement « jubanti » la gestion du foncier dans ce pays, arrêter l’accaparement sauvage et violent des terres, les enrichissements illicites et la corruption effrénée qui caractérisent ce secteur. Mais il est tout aussi nécessaire et urgent de « jubanti » le secteur de la presse et des médias en général. Il faut adresser la gestion informelle de ses entreprises, l’exploitation éhontée des journalistes.
Il faut mettre fin à l’attribution frauduleuse des fréquences de radiodiffusion par l’intervention de lobbys divers. Mettre fin à la collusion entre la presse et les milieux interlopes des « affaires » et des politiciens véreux. Mettre en place un écosystème susceptible d’assurer la viabilité des entreprises de presse et permettre l’information, l’éducation et le divertissement des Sénégalais en fonction de leurs besoins et intérêts réels. On doit mettre en œuvre pour cela une véritable stratégie de développement des médias.
Le modèle économique de l’entreprise de presse au Sénégal
C’est le modèle économique qu’on a imposé à la presse qui est sans doute à l’origine du mal. Il n’est pas basé ici sur la publicité qui partout ailleurs constitue la source principale du financement des médias.
D’ailleurs la loi qui régit le secteur est vieille de 41 ans. Elle date de 1983 (loi N°83.20 du 28 janvier 1983) et n’a même jamais été suivie d’une loi d’application. Aussi la publicité est-elle captée par des médias et des agences de l’étranger.
Comment dans ces conditions la trentaine de quotidiens à 100 Fcfa qui ne vend en moyenne que 1500 exemplaires par jour, quand le coût du papier représente près de 50 Fcfa, peut-elle s’en sortir ?Comment les 300 radios, les dizaines de télévisions et les centaines de sites en ligne ne peuvent-ils générer suffisamment de revenus pour couvrir leurs charges ? Que représente le Fonds d’Appui à la presse de 1.900.000 Fcfa par an, à partager entre tant de bénéficiaires ?
Pourtant le Code de la presse au Sénégal postule que les entreprises de presse sont des entreprises comme les autres, fonctionnant dans des conditions transparentes, tenant une comptabilité régulière, présentant des états financiers certifiés et payant les salaires de leurs employés, engagés contractuellement, selon la convention collective du secteur.
En réalité, seule une poignée de journaux, quatre ou cinq, et de radios, deux ou trois, respectent ces critères et s’en sortent économiquement. Malgré le sensationnalisme des titres, malgré les faits divers croustillants, les revues de presse radiophoniques tapageurs en wolof, malgré les attraits des présentatrices, le bagout tonitruant des éditorialistes des nombreux plateaux et les faits divers people des sites en ligne. La plupart fonctionne dans l’informel, comme 80% des entreprises du Sénégal sans aucun égard pour le Code de la presse et la Convention collective du secteur.
Une étude récente de la Convention des Jeunes Reporters (CJRS) révèle toute la précarité des entreprises de presse et du métier de journaliste et de technicien de l’information au Sénégal aujourd’hui.
40% des journalistes et techniciens sont des stagiaires et « prestataires », seul 10.5% gagne entre 150 000 Fcfa et 200 000 Fcfa et 86% ne bénéficie ni de couverture maladie ni de cotisation retraite.
Pour survivre, les journalistes se transforment souvent en chasseurs de per diem et en prestataires privés de services journalistiques, hantant les séminaires qui servent repas et frais de déplacement quand ils ne se mettent pas au service de tous ceux qui souhaitent diffuser à moindre frais, ragots, revendications et accusations.
Les directeurs des entreprises de presse quant à eux se transforment bien souvent en agent RP d’une personnalité politique ou religieuse ou d’un entrepreneur dont il s’agit de renforcer l’influence si ce n’est de couvrir les frasques et les combines.
C’est ainsi que bon nombre de titres, de radios, de télévisions et de sites en ligne se sont fait les porte-plume ou les porte-voix de divers barons de l’APR et de Benno Bokk Yakar. Quand ceux-là ne les ont pas créés de toute pièce.
Bradage des fréquences radio électriques et la prolifération des radios et télévisions
Le bradage des fréquences radio électriques et la prolifération subséquente des radios et télévisions constituent l’autre aspect de la situation des médias au Sénégal. Plus de 525 fréquences étaient attribuées en 2022 déjà, le plus souvent de gré à gré, à des personnalités politiques, des autorités religieuses et des « hommes d’affaire ».
Il s’agit là d’un scandale assimilable à l’accaparement du foncier puisque la fréquence radio électrique est une ressource publique limitée et non renouvelable qui relève du domaine public de l’État et dont la cession doit se faire de manière à assurer l’accès équitable de tous les citoyens, à travers des procédures transparentes.
Interpellé par les éditeurs et patrons de presse, l’ancien président Macky Sall avait d’ailleurs dû s’engager à sévir. « J’ai décidé du gel des fréquences non encore exploitées et de l’audit de toutes les fréquences en dormance distribuées par dizaines sans discernement et sans bases légales de par le passé. Les attributaires devront justifier de leur condition d’attribution et de leur éligibilité, du respect de la convention et du cahier de charge applicable à l’exploitation d’un service audiovisuel. Il ne s’agit pas de répression, il s’agit juste de se conformer à la législation et au nouveau cadre… ». C’était en 2015 !
On retira bien 75 fréquences non exploitées mais rien de plus.
Pistes pour jubanti la presse
Dévoiement de l’entreprise de presse, précarité du travail, atteinte aux droits élémentaires des journalistes et techniciens, corruption, atteinte au droit à l’information des Sénégalais, bradage des fréquences, autant de raisons pour « jubanti » la presse.
Il faut considérer en effet que l’information est un bien public. Une presse véritablement libre et indépendante est indispensable pour instaurer et renforcer la démocratie participative que les Sénégalais attendent du président qu’ils ont plébiscité.
Elle est indispensable pour vivifier la culture et renforcer la confiance des Sénégalais en eux-mêmes, pour qu’ils osent entreprendre l’immense œuvre développement national et d’édification d’un panafricanisme des peuples.
Il convient d’abord de revisiter le cadre juridique et réglementaire, notamment le Code de la presse et les procédures d’attribution de fréquences. Ii faudra aussi de toute urgence remiser la loi N° 83.20 du 28 janvier 1983 dont le texte n’a d’ailleurs jamais été accompagné d’un décret d’application, puis élaborer et adopter enfin une loi sur la publicité en phase avec la réalité actuelle des médias et du marché.
Il est également nécessaire de revoir les attributions de l’Agence de Régulation des Télécommunications et des Postes (ARTP) ainsi que celles du Conseil National de Régulation de l’Audiovisuel (CNRA) pour une plus grande participation des journalistes, des techniciens et du public à la régulation. Il convient aussi d’augmenter considérablement le Fonds d’Appui à la Presse en en faisant éventuellement un guichet de la Banque Nationale de Développement Economique (BNDE).
Ce fonds ne devra plus être distribué en espèces sonnantes et trébuchantes qui finissent bien souvent dans les poches des patrons de médias mais plutôt servir à financer le développement des entreprises de presse. Autre prérequis pour « jubanti » la presse : auditer ou publier les audits des entreprises de presse publiques que sont la RTS, Le Soleil et l’APS.