L’écrivain américain Paul Auster est mort. Je connais très peu son travail, n’ayant jamais lu ses romans. En revanche, l’auteur provoque chez moi une mélancolie bouleversante. Il me fait penser à la course tragique du temps que rien ni personne n’arrête. J’ai un étrange attachement à Paul Auster sans jamais avoir réussi à lire quelque chose de lui. Cette situation vient d’une anecdote que je vais relater dans les lignes suivantes. Que le lecteur sache ici pardonner ce récit quelque peu impudique mais que les circonstances me poussent à raconter. Nous avions entre 15 et 16 ans, à Pikine, dans la fin tumultueuse des années Abdou Diouf. Le pays était vieillot, lassé des près de quarante années du socialisme. Dans les quartiers populaires, nous étions des adolescents difficiles, agités, entre l’école, le foot et la bagarre.
Nous allions à nos premières soirées au Bideew Bi night-club. C’était l’époque des premières amourettes, des navétanes et du rap soul, bientôt supplanté par le hardcore imposé par le mythique groupe Rap’Adio. Je passais des semaines chez les Laobés où habitait mon ami Ilimane. On dormait sur le même lit, alternativement chez lui ou chez moi, quand il venait loger à la maison.
Il était meilleur que nous tous au foot, c’était le numéro 10 de l’équipe, buteur agile, très talentueux. Il savait faire rire, avait une joie de vivre et une intelligence sensible aux mots. Il savait faire attention aux gens. Nous étions des gamins pauvres et fragiles mais joyeux et inconscients de notre sort, à vrai dire.
Un jour IIimane a laissé chez moi un livre de Paul Auster qu’une amie française de son père, guide touristique à Saly, lui avait offert. C’était un recueil de deux scénarios de l’auteur : Smoke et Brooklyn Boogie. Ils ont été adaptés au cinéma par Wayne Wang en 1995.
J’ai commencé le livre, c’était une période où je lisais tout ce qui me tombait sous la main, des magazines comme Onze, Femme Actuelle, OK Podium, France Football, aux ouvrages communistes comme les affreuses productions de Kim Il Sung ou les gentillets romans de Boubou Hama. Sur ce livre de Auster, j’étais quelque peu intrigué par ce type d’écriture où on ne racontait pas des histoires mais on disait l’heure, la météo, les allées et venues de personnages dans une extrême froideur. Mais j’ai très vite arrêté ma lecture car ce texte était très ennuyeux. Je découvrais sans le savoir l’écriture du scénario.
Des années plus tard, nous avons déménagé. La famille de Ilimane aussi, car les eaux des fortes inondations des années 2004/2005 ont arraché nos maisons. Le Président Wade avait eu l’idée du bassin de rétention qui eut raison de notre terrain de football.
J’ai pris le chemin des études et du service de l’Etat. Ilimane, qui avait arrêté l’école au collège, a changé de vie. Il a fait allégeance à un chef religieux, a décidé de suivre la voie Baay Fall. Le garçon taciturne est devenu blagueur même gouailleur. Le jean et le t-shirt ont cédé au njaxass et sa tête était désormais ornée de longues dreadlocks.
Il est devenu quelqu’un d’autre, nous nous voyons moins qu’avant, car il passait beaucoup de temps dans les champs de son guide spirituel, mais nous restions frères presque de sang.
Dix ans plus tard, nous étions devenus des adultes. Par le plus grand des hasards, il est venu un jour à la maison. Nous avons papoté comme souvent, refait le monde et raconté nos folies de jeunesse. Mes parents l’adoraient comme les siens ont toujours fait preuve pour moi d’une infinie tendresse. En partant, il a vu le livre de Paul Auster et a demandé à le reprendre. Mes tentatives de l’en dissuader ont été vaines. Je ne comprenais pas pourquoi lui qui avait arrêté tôt l’école, qui ne lisait jamais, avait subitement besoin de reprendre son livre. Tant pis, j’avais cédé.
Je l’ai raccompagné ensuite. Nous avons marché longtemps et, en nous séparant, avant de lui remettre le livre, j’eus l’idée saugrenue d’écrire sur la première page «A jamais»
Quelques semaines plus tard, on m’annonça brutalement la mort de Ilimane. D’une tuberculose paraît-il… En vrai, je ne sais toujours pas. On ne dit jamais de quoi sont morts les gens ici. On ensevelit leurs corps, outre de sable, d’un voile de pudeur et de foi. Allah avait donné. Il a repris. A Lui nous appartenons, à Lui nous retournons. On fait difficilement le deuil de nos morts. Je ne sais toujours pas de quoi sont morts les miens mais je sais que je ne guérirai jamais de la disparition de Ilimane Sow. Je le revois encore partir avec son caaya (pantalon bouffant) et son anango (boubou) en njaxas, les locks opprimées sous un gros bonnet. Livre de Paul Auster en main.
Paul Auster a accompagné mon adolescence. Son souvenir a cohabité avec mes pensées tristes sur l’injustice de la mort. Je n’ai jamais vu les films Smoke et Brooklyn Boogie. Je n’ai jamais lu Paul Auster. A son évocation, j’ai toujours gardé deux mots : à jamais.