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Momar Coumba Diop, Un DÉfricheur De Sources Et De Ressources Documentaires

On m’a annoncé la mort de Momar Coumba, j’étais assis à l’aéroport John F. Kennedy, en train d’attendre mon vol pour Toronto et Ottawa. J’étais en route, ironie de l’histoire, pour le XXIIe Congrès International des Sociologues de Langue Française. Le thème retenu : « Sciences, Savoirs et Sociétés  ». La violente collision entre cette invitation qui semble destinée à Momar et l’annonce de sa disparition m’a proprement bouleversé. Un retournement qui a ramassé les souvenirs, les éclats de rire et les querelles dans les vents tourbillonnants de la bourrasque. Je n’arrivais pas à m’y faire. Je ne pouvais conjuguer Momar au passé. En effet, il appartient à mon passé, à mon présent et bien sûr à mon futur. Je le croyais fermement. Diabel comme il signait parfois ses messages, c’est le bourdonnement quotidien à mes oreilles, de celui qui s’était assigné un rôle, celui de l’aîné d’un cadet sans discipline, espiègle et plutôt rebelle. Je lui ai très tôt concédé ce statut, tout en me moquant de sa rigueur rugueuse, toujours à propos, solidement documentée et puisée aux meilleures sources. Il était un lecteur vorace. Une passion que nous partagions. Livres et journaux, tracts et pamphlets étaient l’objet d’un traitement minutieux. Momar ne se contentait pas de les lire et de les exploiter pour ses travaux, il les archivait et les ouvrait à la consultation, notamment des jeunes chercheurs.

Ses opinions étaient toujours informées. Il avait toujours un projet de recherche, un livre ou un article à produire, des relectures à faire et des commentaires sur les écrits de collègues, les mémoires de politiciens et de syndicalistes. N’a-t-il pas inauguré la publication des autobiographies et récits de vie des politiciens avec les ouvrages du politicien sénégalais de son terroir, Linguère, Magatte Lo, L’Heure du choix (1986) ; Sénégal : syndicalisme et participation responsable (1987) et Sénégal, le temps du souvenir (1991). A la suite de ce travail, sa méticulosité, son expertise de bibliothécaire et la qualité des soins apportée aux références, en termes de présentation et de précision ont fait de Momar l’éditeur technique formel et substantiel des œuvres de la bibliothèque politique sénégalaise.

Pourtant la chronique du décès de Momar était annoncée. J’ai refusé d’y accorder une quelconque crédibilité. Il avait été malade mais sa vaillance et sa discipline lui avait permis de triompher de cette terrible maladie. Cette incroyable victoire était portée par une énergie créatrice. En attestent les ouvrages qu’il a dirigés, les articles écrits ou co-écrits. En revanche, la maladie lui a volé son enseignement et l’encadrement d’étudiants qui avaient été accompagnés par l’ouverture de nouvelles pistes pour la recherche sociologique. L’interruption de nos messages quotidiens – Momar m’envoyait des informations, des journaux, sénégalais et français, ses jugements péremptoires, ses indignations, ses appréciations plaisantes et ses mises en garde, au quotidien – m’avait inquiété. J’ai contacté son neveu Mor. Il a eu la décence de me dire qu’il était malade et m’a suggéré de contacter sa fille, Isseu Majiguène. Elle m’a dit l’état dans lequel se trouvait son père. Je demeurais convaincu qu’il allait encore s’en sortir. Le sourire entendu au coin des lèvres. Sa pause préférée.

Je ne sais pas comment j’ai rencontré Momar, au début des années 1980. Une rencontre qui a eu lieu à l’Université de Dakar, probablement dans la « cafétéria » de Kane, à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines. C’est probablement Mohamed Mbodj Inge et feu Salif Diop qui avaient fréquenté avec lui, le lycée Blaise Diagne qui ont facilité le contact. Progressivement une amitié à toute épreuve s’est établie entre le Jolof-Jolof et l’enfant des comptoirs. Elle est devenue la ressource principale de notre collaboration intellectuelle. Celle-ci a été alimentée par les héritages multiples, sociaux, politiques, religieux et disciplinaires. Les legs de Momar s’ancrent dans les traditions familiales du Jolof, les engagements islamiques confrériques et politiques ainsi que les turpitudes du quartier des HLM et du lycée Blaise Diagne. Sa maladie avait accentué la posture sereine et la tranquille assurance qu’il affichait.

Momar était, avec ma mère, l’autre personne qui m’appelait Modou. Pourquoi m’appelait-il ainsi restera une énigme. Une énigme pour moi parce que le nom se logeait dans la géographie de son intimité et de ses relations qui lui étaient propres : des territoires bien délimités, les amis, la famille, les collègues. D’une loyauté à toute épreuve, il choisissait minutieusement ses amis. Il était intransigeant et sélectif. Son sacerdoce, c’était sa famille, ses frères et ses sœurs, ses neveux, ses oncles., ses enfants. Parfois, il en faisait une sociologie pleine d’humour et d’amour. Je voudrais spécialement mentionner son neveu Mor et son défunt cousin, El Hadj Lo. Ses enfants étaient sa fierté. Il ne s’est pas sacrifié pour eux. Il les a accompagnés et éprouvait un grand plaisir à leur réussite. Un père présent et irremplaçable pour Ada, Mamy et Gnilane qui l’émerveillaient.

Installé au carrefour de plusieurs héritages, Momar est devenu l’aiguilleur des humanités et des sciences humaines sénégalaises. Nul chercheur autre que lui n’est parvenu à créer des réseaux de chercheurs, assurer une coordination et une évaluation systématique des contributions qui dévoilent avec minutie, les trajectoires de la société et de l’État au Sénégal. Au moins deux générations de chercheurs venant de différents horizons disciplinaires et thématiques ont été mobilisées dans les entreprises épistémologiques de Momar. Il était un guide, un défricheur de sources et de ressources documentaires. Il savait polir les chapitres des autres et identifier les dispositifs autour desquels s’élaborent des pensées et se mobilisent des pratiques, à l’usage des jeunes chercheurs. L’extraordinaire hommage à la contribution incomparable de Momar Coumba Diop aux opérations de la sociologie sénégalaise et plus généralement aux humanités et sciences humaines a été brillamment mis en valeur par ses collègues qu’il a mobilisé dans toutes ses entreprises éditoriales, dans Comprendre le Sénégal et l’Afrique aujourd’hui. Mélanges offerts à Momar Coumba Diop (2023). Sa maitrise parfaite des leçons qu’il tirait de sa fréquentation assidue des travaux d‘Abdoulaye Bara Diop, de Boubacar Ly, de René Girard, de Jean Copans, de Donal Cruise O’Brien, de Boubacar Barry, Abdoulaye Bathily et d’Amady Aly Dieng avait poussé le sociologue Momar Coumba Diop sur les pistes de l’histoire, de l’anthropologie et de la psychologie. Son braconnage théorique sans frontière, ni terrains interdits est la raison pour laquelle, Amady Aly Dieng nous avait qualifié de « néo wébériens », à la sortie du Sénégal sous Abdou Diouf (1990). Un penseur libre et sans tabous politiques, il enjambait allègrement les frontières idéologiques et épistémologiques. Un rebelle dont la seule cause était la clarté de l’argument, la rigueur de l’argumentation et les preuves qui les alimentent.

Les Mélanges offerts à Momar dessinent une lumineuse cartographie de sa production intellectuelle. Je me contenterai de suivre une trajectoire avec des points d’incandescence qui illustrent, sans conteste son rôle pionnier. A la suite de Donal Cruise O’Brien, The Mourides of Senegal (1971), Saints and Politicians (1975), de Jean Copans, Philippe Couty, Jean Roch et Guy Rocheteau, Maintenance sociale et changement économique au Sénégal : 1- La doctrine du travail chez les Mourides (1972), de Philippe Couty, Les Mourides et l’arachide (1982), de Jean Copans, Les marabouts de l’arachide (1985), il inaugure avec sa thèse de troisième cycle, La confrérie mouride : organisation politique et mode d’implantation urbaine (1980), les fonctions et activités des dahiras urbains. Un travail suivi par son essai, La littérature mouride : essai d’interprétation thématique (1980). Il commence à suivre à la trace, l’émergence des mourides dans le secteur informel, les métamorphoses organisationnelles, politiques et vestimentaires et leurs effets sur la ville et le pays. Momar ouvre de nouveaux chantiers qui aujourd’hui dominent les études mourides.

On peut reconstituer assez facilement le travail archéologique auquel se dévoue Momar Coumba Diop à l’entame de sa carrière, avec sa thèse et son essai sur la littérature mouride. Non seulement il nous offrait une lecture très serrée des travaux de ces prédécesseurs, il précisait les figures multiples, variées et instables de l’économie politique et imaginaire des paysanneries, de leurs relations avec les appareils confrériques et avec l’État. Un détour qui circonscrivait le territoire de sa contribution la plus décisive aux études sénégalaises, les manifestations urbaines du mouridisme et les imaginations qui leur sont adjointes. Il participait ainsi aux débats qui ont secoué les études africaines autour du (néo) patrimonialisme, du « soutien mercenaire » et les tours et détours des stratégies des entrepreneurs politiques et sociaux.

La sociologie de l’État et des élites prolonge son travail sur les paysanneries. Un registre qui est inauguré par le premier volume dont il assure la direction, Sénégal, Trajectoires d’un État (1990). Un ouvrage qui établit l’agenda des études sénégalaises Tet met à l’affiche une nouvelle génération de chercheurs, solidement établis dans leurs disciplines et comme lui, plutôt iconoclastes. Je pense à François Boye et à Paul Ndiaye. Suivent, Le Sénégal et ses voisins (1994) à la révision de laquelle il s’était attelé ces dernières années ; Les successions légales en Afrique. Les mécanismes de transfert du pouvoir en Afrique (1990) ; Les figures du politique en Afrique. Des victoires héritées aux pouvoirs élus (1999), un essai et un livre qui mettent à l’épreuve les usages politiques et théories relatives au Sénégal en situations africaines. Il ne quitte pas, pour autant, durant cette première période le terrain sénégalais, publiant, Le Sénégal sous Abdou Diouf. État et Société (1990), avec D. Cruise O’Brien et M. Diouf, La construction de l’État au Sénégal (2002) qui revient sur les débats et controverses ouverts par les thèses de Cruise O’Brien relatives au « contrat social sénégalais », à la « success story » et aux leaders confrériques considérés comme la société civile sénégalaise. Un écho des plus importants des études urbaines mourides initiées par Momar sont les travaux de Cheikh Anta Babou, de Mansour Tall sur les migrations, le travail et les opérations économiques des membres de la confrérie.

La symphonie majeure, plutôt le xassaid majeur – Momar adorait les xassaid des Hizbut Tarqiyyah dont il m’envoyait régulièrement des copies – sont, Le Sénégal contemporain (2002), Le Sénégal à l’heure de l’information – technologies et société (2003), La société sénégalaise entre le local et le global (2003), Gouverner le Sénégal – entre ajustement structurel et développement durable (2004) et Le Sénégal sous Abdoulaye Wade – le sopi à l’épreuve du pouvoir(2013). Elle assure une présence de Momar qui continuera de nous sommer de continuer à creuser le sillon. Il nous contraint à relever le défi qui a animé son projet intellectuel, l’établissement ferme des humanités et des sciences sociales sénégalaises.

Repose en paix jeune homme !

Que nos prières t’accompagnent.







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